Pour obtenir cette espèce de miracle, M. de Talhouët n’avait pas eu besoin de grandes phrases ni de longues périodes.
— Demain, lui dit-il, tu partiras pour Brest et tu te rendras chez mon amie Mme du Couédic avec une lettre que je te donnerai. Mme du Couédic est en grand deuil puisqu’il y a tout juste deux mois que nous avons porté en terre son glorieux époux mais sa bienfaisance ne connaît ni deuils ni fêtes. En outre, il n’est pas un marin, si haut placé soit-il, qui, à cette heure, ne tienne à honneur d’aller saluer la veuve d’un héros. Le chevalier de Ternay d’Arsac, chef d’escadre chargé par le Roi de conduire, outre-Atlantique, l’armée du comte de Rochambeau, n’y fait pas exception. Mme du Couédic te recommandera à lui afin qu’il voie à t’introduire au mieux auprès du général en chef… peut-être comme secrétaire puisque, bienheureusement, tu parles anglais…
Sous la vieille veste de chasse, le cœur de Gilles se mit à battre la charge. L’Amérique ! C’était bien cela. On allait l’envoyer en Amérique ! Bientôt, sur l’un des magnifiques vaisseaux du Roi, il s’en irait au bout du monde, porté à la fois sur les flots verts du grand océan et sur les nuages dorés de ses rêves de gloire. Et là-bas, dans ce pays fabuleux où des hommes se battaient pour un mot que l’on ne connaissait pas encore beaucoup en France… la Liberté !… là-bas, il rencontrerait sans doute cet étonnant marquis de La Fayette, il pourrait peut-être combattre à ses côtés. Mais surtout, mais avant tout, il saurait bien forcer le destin à lui donner enfin sa chance.
— À quoi penses-tu ? demanda l’abbé Vincent qui épiait les réactions de son filleul sur son visage.
Ramené sur terre, Gilles le considéra un instant avec des yeux scintillants de reconnaissance. Puis il lui sourit :
— Je pense, Monsieur, que demain vous me donnerez la volée comme jadis Olivier de Tournemine lançait Taran, le gerfaut blanc. Je vais combattre, moi aussi…
L’Abbé fronça les sourcils.
— Un instant ! Je t’envoie combattre, oui, mais au nom du Roi et pour le Roi. Je ne t’envoie ni au meurtre ni à la rapine. Si tu veux imiter ton ancêtre, que ce soit uniquement dans ce qu’il eut de grand… et surtout dans la dernière partie de sa vie puisque au jour de sa mort il combattait pour Dieu.
« Pour devenir un vrai gentilhomme, ton chemin sera plus long et plus difficile qu’aucun autre mais tu ne dois jamais oublier l’honneur, la courtoisie… la générosité… et la pitié qu’ignorait le Gerfaut. Ne le prends pas trop pour modèle.
— Je n’oublierai pas, Monsieur, parce que ce serait oublier ce que je vous dois, ce serait vous décevoir… et j’aimerais mieux mourir que vous déplaire.
La gravité du ton fit sourire l’Abbé.
— Essaie aussi de rester vivant, fit-il en lui tapant sur l’épaule. Tu n’imagines pas à quel point je déteste chanter le Requiem.
CHAPITRE VI
UN SUÉDOIS NOMMÉ FERSEN…
Parti d’Hennebont le 10 mars, ce fut seulement le 5 avril que Gilles aperçut les bastions, demi-lunes, fossés, redoutes, talus et saillants pointus, chef-d’œuvre de M. de Vauban qui faisaient de Brest une forteresse quasi imprenable.
C’était évidemment beaucoup de temps pour parcourir une trentaine de lieues, surtout à cheval mais, en fait, le jeune voyageur ne mit guère plus de trois jours à couvrir la distance. Le reste du temps, il l’employa à devenir quelqu’un d’autre. Ou tout au moins à essayer.
En effet quand, après une nuit blanche passée tout entière à évoquer Judith et à appréhender la prochaine rencontre entre un cheval de sang et un séant douloureux, il descendit pour faire ses adieux à son parrain, il eut la surprise de trouver Mahé dans la rue, plus sale et plus hirsute que jamais, planté comme un piquet entre le beau cheval et Églantine. Or, si le noble animal, étrillé de main de maître, n’avait pour tout harnachement qu’une bride fermement tenue en main par Mahé, la mule pastorale portait tout son harnachement habituel plus un petit bagage.
Devant la mine déconfite de son filleul, l’Abbé se mit à rire.
— Tu n’imaginais pas, mon garçon, que j’allais te lancer ainsi à l’aventure sans le plus petit semblant de préparation ? Pour aujourd’hui, tu n’iras pas plus loin que Pont-Scorff et notre domaine du Leslé où t’attend Guillaume Briant, l’ancien écuyer de défunt M. de Talhouët, mon père. Tu resteras chez lui, à la ferme, durant trois semaines qui devront suffire à t’apprendre, non seulement quelques rudiments des armes, mais encore à te tenir assez convenablement sur ce bel animal pour ne pas le faire rougir de honte. Après seulement, tu rejoindras Brest. Mahé t’accompagnera et ramènera ensuite ma mule que je te prête pour le chemin afin que tu n’ailles pas à pied, comme un paysan car je veux que tu saches la signification que j’attache aux responsabilités que j’assume contre la volonté de ta mère et j’entends que désormais tu fasses honneur à ce nom modeste qu’elle t’a donné… à défaut d’un autre.
À la fois déçu, ravi, humilié et empli d’orgueil, Gilles devint finalement rouge de joie. Il venait de penser que Pont-Scorff n’était pas loin d’Hennebont, qu’il serait possible peut-être de revenir secrètement, de revoir Judith… Mais comme s’il avait lu dans sa pensée, l’Abbé s’approcha de lui à le toucher et, refermant sur son bras une main singulièrement vigoureuse, il reprit, les yeux dans les yeux du garçon :
— … Tu ne reviendras que devenu homme véritable et j’exige que tu m’engages ici ta parole formelle ! (Et, plus bas, il ajouta :) Toute la ville sait déjà que Mademoiselle de Saint-Mélaine a fui hier la maison de son père pour s’enfermer au couvent. Un jeune homme l’y a conduite après s’être battu avec son frère cadet et les deux Saint-Mélaine ont juré de faire un mauvais parti à cet imprudent. Ils n’auront aucune peine à te retrouver…
— Comment savez-vous ?…
— Tu étais en bien mauvais état hier soir, mais ta figure chantait de joie ! Voilà pourquoi j’exige ta parole ! Reviendras-tu ?
Gilles baissa la tête, vaincu.
— Vous avez trop fait pour moi pour que je vous désobéisse ! Je ne reviendrai pas avant d’avoir accompli ce que l’on attend de moi. Mais… veillez sur elle, je vous en prie !…
— Dieu est là pour cela. Et elle est dans Sa main. Pour toi, mieux vaut oublier ce qui ne peut être. Adieu, mon enfant, et que Dieu te garde !
Gilles s’agenouilla pour recevoir la dernière bénédiction puis, avec un soupir, se hissa sur le dos d’Églantine tandis que Mahé, fier comme un empereur, menait en bride le cheval étranger que le jeune homme n’avait pas été jugé digne de monter.
Trois semaines plus tard, les choses avaient singulièrement changé. Mais à quel prix ! Sur ce domaine du Leslé où sa mère avait connu tour à tour l’amour et la honte, où il avait poussé son premier vagissement, Gilles vécut une assez bonne imitation du purgatoire sous la férule impitoyable de Guillaume Briant, ancien dragon de Penthièvre dur de peau, dur de poil, singulièrement avare de paroles mais encore capable, la soixantaine passée, de dresser un cheval vicieux ou encore, le sabre au poing, d’en remontrer à plus d’un maître d’armes chevronné. Et, durant les trois semaines, du lever au coucher du soleil, sous l’œil impénétrable de Briant, Gilles courut, sauta, fit des armes, du manège, apprit à se servir d’un pistolet, d’un fusil, d’un sabre et d’une épée, le tout en plein air sous une petite pluie fine qui ne cessait pratiquement jamais et avec, la plupart du temps, une bordée d’injures pour seul encouragement. Mais au bout d’une semaine il obtenait de son bourreau la permission de monter le bel alezan volé qu’il avait baptisé Merlin en souvenir de l’enchantement de leur première rencontre et puis, juste à l’instant du départ, Guillaume Briant se décida à prononcer quelques paroles aimables.
— J’aurais aimé vous garder plus longtemps, lui dit-il, car vous avez des qualités rares. Vous possédez ce qu’il faut pour être un grand cavalier et l’une des meilleures lames du royaume mais le temps nous manque. Essayez de ne rien oublier de ce que je vous ai appris. Vous en savez assez pour faire illusion… D’autant plus que j’ai reçu ordre de vous équiper.
Et, en effet, nul n’aurait reconnu le transfuge mal peigné de Saint-Yves dans le jeune cavalier qui, par ce jour d’avril venteux, s’avançait au pas mesuré de sa monture, vers la porte de Landerneau, l’unique porte de Brest accessible aux charrois et aux bêtes de somme. Vêtu de drap gris fer et d’une chemise à jabot de lin blanc sous un ample manteau noir, botté de cuir noir, les cheveux sagement ramenés sur la nuque et enfermé dans une bourse de peau serrée d’un ruban, le tricorne sans galons campé suivant un angle désinvolte, Gilles, très droit, guidait fermement Merlin à travers la foule de troupeaux, de chariots, d’ânes portant des femmes ou des moines qui encombraient le chemin.
Il allait calmement, sans se presser, goûtant l’instant, simplement heureux de cette force neuve qu’il sentait en lui et, plus encore, de l’épée d’acier bleu que Guillaume Briant lui avait accrochée au côté avant d’allonger, en guise d’adieu une claque vigoureuse sur la croupe de Merlin. Il lui semblait que ses yeux ne seraient jamais assez grands pour embrasser le spectacle qui s’offrait à eux.
Enfermée dans ses fortifications, gardée par son antique château verdi par le temps et le climat, Brest n’était qu’une petite ville grise, aux rues resserrées mais pittoresques. Elle ressemblait à une noix au creux de quelque formidable coquille.
Ses maisons de granit étaient presque aussi sévères que ses murailles mais les uniformes pimpants des troupes qui l’emplissaient côtoyaient les coiffes blanches et les robes brodées des paysannes, les braies de toile plissée et les chapeaux ronds des hommes tandis que les tricots rayés des matelots et les tenues rouges des Gardes-Marines passaient près des souquenilles délavées des forçats en bonnets verts ou rouges qui, à Brest, travaillaient à la voirie aussi bien qu’aux différents ateliers de l’arsenal.
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