— C’est un peu cela ! Je voudrais tant le retrouver…

— Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Il n’est jamais revenu et il est possible qu’il soit mort. Mais pour te faire plaisir je m’informerai, j’interrogerai ma famille et j’écrirai à M. Libault de Beaulieu pour essayer de savoir quelque chose. Maintenant, il faut aller accueillir notre défunt. Voilà le glas qui se met en branle. Aide-moi à finir de m’habiller… Ce soir, je te dirai ce que j’ai décidé pour toi !…

Comprenant qu’il était inutile d’insister, Gilles fit ce qu’on lui demandait puis quitta l’église, emportant avec lui les premiers beaux rêves de sa jeune existence. Mais il n’alla pas loin : le cortège qui menait à l’église le corps du baron de Saint-Mélaine pour y attendre les funérailles qui auraient lieu le lendemain, montait vers lui… Caché derrière les buissons de houx et de buis qui marquaient l’entrée du cimetière, Gilles observa le petit cortège avec un étrange et tout nouveau sentiment d’orgueil. S’il était toujours un bâtard, du moins n’était-il plus le fils de personne. Il savait d’où il venait, même s’il ignorait encore où il allait et le sang qu’il portait en lui, le sang du Gerfaut, était plus ancien et plus noble que celui de la plupart de ces gens qui approchaient. Il fallait que son destin fût plus grand que le leur…

Dans le groupe moutonnant des têtes, il chercha Judith mais ce fut à un homme que son regard s’attacha. Bâti comme un taureau avec d’épais cheveux rouges, sans poudre, qu’un ruban noir retenait sur la nuque, armé d’une lanterne à vitre de corne où brûlait un petit cierge, il marchait devant le premier vicaire de la paroisse, l’abbé Gauthier qui, juché sur la paisible Églantine, précédait le corps. L’usage voulait que le porteur de cierge fût le plus proche parent du défunt et Gilles ne douta pas un instant que l’homme à la lanterne ne fût l’aîné des Saint-Mélaine, Tudal.

Cette découverte ne le satisfit guère. Le nouveau baron pouvait avoir vingt-cinq ans et il ressemblait trait pour trait à sa réputation : une brute pourvue d’un faciès dur et d’une paire d’yeux couleur de granit, à peu près aussi tendres d’ailleurs et affleurant un front un peu trop bas pour receler une vaste intelligence. Le tout engoncé dans un habit démodé, de couleur puce qui avait dû appartenir à son père.

Sachant que le personnage avait un frère, Gilles chercha, de l’autre côté de la simple charrette, habillée de draps blancs comme le cheval qui la tirait et, sur laquelle reposait le cercueil ouvert. Il n’eut aucune peine à trouver une copie à peu près conforme de Tudal à cette différence près que Morvan, le cadet, était de dimensions un peu plus réduites et arborait des yeux sombres habités par la ruse. En somme, s’ils ressemblaient à leur sœur c’était comme le bloc de pierre à peine dégrossi ressemble à une statue d’ange médiéval ; les couleurs y étaient, pas la divinité…

La jeune fille marchait au premier rang des femmes, entre la vieille Marjann et une voisine. Ensevelie dans sa grande mante noire, elle se tenait courbée comme sous le poids d’un fardeau trop lourd et Gilles eût hésité à la reconnaître tant cette attitude lui était peu familière, si une insolente mèche rousse, dépassant le bord du capuchon, ne se fût mise à jouer avec le vent.

Mais, au moment où elle passait devant le buisson de Gilles, Judith, comme avertie par une voix mystérieuse, releva soudain la tête et, ainsi qu’il l’avait fait la veille, son regard vint se planter droit dans celui du jeune homme. Il y eut alors, dans ces prunelles rougies, noyées de chagrin, la même expression d’angoisse que la veille, mais décuplée. Cette fois, c’était de la peur, une peur proche voisine de la terreur que Judith lui laissait voir.

Une brusque pitié chassa les dernières traces de rancune. Derrière ce char drapé de blanc, menant après lui la vague sinistre des grandes capes que le vent gonflait, Judith ressemblait si fort à ces jeunes captives traînées jadis aux chars des généraux vainqueurs que Gilles dut faire sur lui-même un violent effort pour ne pas bondir au milieu du cortège et en arracher la jeune fille… mais déjà le cercueil glissait sous le porche profond où étaient apparues les chapes noir et argent des prêtres. Judith disparut avec lui. Alors Gilles s’éloigna… Il ne voulait pas laisser les prières funèbres ternir un bonheur tout neuf. Au surplus, Judith appartenait pour de longues heures au cérémonial compliqué des pré-funérailles. Il n’avait rien à faire dans l’église…

Comme en ces jours de l’automne passé où il courait la campagne comme une bête affolée qui cherche à faire tomber la flèche qui l’a blessé, il gagna les bords du Blavet mais, cette fois, en tournant le dos à la mer, se perdit dans les collines où les bourgeons de châtaigniers commençaient à éclater. Il lui fallait partager avec la terre cette grande promesse de joie qui était en lui, cet espoir qui avait toute la force et toute l’exubérance du jeune printemps en gestation. Et il resta là des heures, assis sur une souche à l’orée d’un bois suivant des yeux le vol rapide d’une petite mésange noire, écoutant le cri des courlis et respirant avec délice la double senteur de la mer et de la terre. Il avait l’impression que le monde lui appartenait, le monde tout entier à une exception près tout de même et cela suffisait pour qu’il ne fût pas véritablement heureux car cette exception c’était Judith qu’il ne reverrait pas avant longtemps, en admettant même qu’il la revît un jour puisque, selon le Recteur, il lui fallait accepter le couvent seul capable de la protéger de ses frères.

Dans les rêves d’avenir un peu fous qu’il formait, Gilles ne savait pas très bien quelle place attribuer à la jeune fille. Mais il avait l’immense certitude des gens très jeunes et la prescience des gens qui aiment. Il savait que cette place était marquée et que, douce ou amère, Judith viendrait l’occuper un jour. Et parce qu’elle était le seul lien qui le rattachât encore à cette terre bretonne qu’il allait sans doute quitter prochainement, car, selon toute probabilité, son parrain allait sans doute l’envoyer au loin, il se jura de ne pas partir sans avoir tenté, une dernière fois de lui parler. Pour lui dire quoi ? Cela non plus il ne le savait pas très bien… Peut-être tout simplement qu’il l’aimait, dût-elle lui rire au nez.

Il y pensa si fort tout le long du jour qu’en la voyant surgir le long de la rivière quand il redescendit dans le soir tombant, il crut à une hallucination. Pourtant, c’était bien elle ! Mais dans quel état !

Sa jupe noire relevée à deux mains, la masse fauve de ses cheveux défaits croulant sur son dos, elle courait de toutes ses forces vers la porterie de Notre-Dame-de-la-Joie que Gilles avait dépassée depuis quelques instants. Elle ne criait pas, elle ne pleurait pas mais tout son être proclamait sa terreur et Gilles n’eut pas besoin d’y regarder à deux fois pour découvrir la cause de cette terreur : un homme poursuivait la jeune fille et cet homme c’était Morvan le plus jeune des deux Saint-Mélaine.

Apercevant une silhouette sur le chemin, celui-ci hurla :

— Arrêtez-la, bon sang ! Eh ! Vous ! Là-bas, Vous entendez ? Arrêtez-la !…

Naturellement, Gilles n’en fit rien. Au contraire, quand la jeune fille haletante arriva sur lui, il s’écarta pour lui laisser la route libre. Il l’entendit gémir.

— Par pitié !… Aidez-moi !…

Mais la plainte de Judith s’acheva en cri de douleur. Fatiguée sans doute par sa course, la jeune fille venait de buter dans une ornière, s’y tordit cruellement le pied et s’abattit lourdement à terre. Son poursuivant qui arrivait comme un boulet de canon salua sa chute d’un mugissement triomphant.

— Ah ! Je te tiens !…

— Pas encore !…

Gilles, debout au milieu du chemin, en interdisait maintenant le passage. En un instant, Morvan fut sur lui.

— Ôte-toi de là, croquant ! hurla-t-il en soufflant au nez du jeune homme une haleine curieusement parfumée à l’oignon et au cidre. Tu dois me laisser la place.

— Il faudra faire ça toi-même, riposta Gilles goguenard. Si tu veux la place, tu n’as qu’à la prendre. Sauvez-vous, mademoiselle, cria-t-il à l’adresse de Judith. Je saurai bien le retenir.

— C’est ce qu’on va voir, fit Morvan en fonçant tête baissée sur cet adversaire inattendu.

Le choc fut violent. Bien qu’un peu moins imposant que son aîné, Morvan de Saint-Mélaine était d’une force redoutable. Quant à Gilles, c’était la première fois, en dehors des rituelles bagarres de collège dont il s’était toujours tiré honorablement qu’il faisait usage de la sienne dans un combat. Plus grand et plus nerveux que son adversaire, il avait l’avantage de la souplesse et, surtout, il était transporté hors de ses propres limites par le plus puissant des révulsifs ; la joie exaltante de se battre pour Judith, devant Judith ! Et il se mit à taper comme un sourd.

La bataille fut d’une étonnante rapidité. C’était tout simple d’ailleurs ! Heureux comme un roi, Gilles ne sentait pas les coups de l’autre et se servait de ses poings comme s’il n’avait fait que ça toute sa vie. On se cogna, on s’empoigna, on roula à terre, on tenta joyeusement de s’étrangler mutuellement sans d’ailleurs y parvenir, on se releva en se bourrant de coups mais finalement force resta au chevalier de Judith quand, profitant de ce que son adversaire se trouvait en déséquilibre sur la berge glissante, il le frappa en plein visage avec une telle vigueur qu’il l’envoya tout droit dans le Blavet.

Sans perdre de temps à s’inquiéter de ce qu’il y ferait, il revint vers Judith qui gisait toujours sur le chemin où la surprise l’avait clouée au moins autant que la douleur.

— Puis-je vous aider à vous relever, mademoiselle, fit-il en lui tendant la main. Vous vous êtes blessée en tombant ?