Il soutint son regard un moment puis, détournant la tête :
— Pardonnez-moi ! C’est impossible…
— Alors va-t’en ! Je te maudis… comme lui ! Tu n’es plus mon fils. Tu peux aller au Diable si bon te semble, cela ne m’intéresse pas car je ne te reverrai de ma vie.
Elle s’élança, ouvrit la porte et s’enfuit en courant vers l’église dont la cloche tintait mélancoliquement dans le lointain. Incapable de faire un mouvement pour la retenir ou pour la rejoindre, Gilles regarda disparaître la grande cape noire que le vent gonflait. Il avait le cœur lourd, empoisonné d’amertume et de chagrin au point de ne plus bien savoir ce qu’il souhaitait véritablement.
Une main chaude et sèche se posa sur la sienne.
— Viens, mon petit ! fit la voix brisée de Rozenn. Nous avons cessé d’exister pour elle.
— Moi, oui… mais toi qui depuis si longtemps as veillé sur elle ?
La vieille femme haussa les épaules avec résignation.
— Je suis comme toi, j’appartiens à une époque qu’elle ne veut plus connaître. Tout à l’heure, la carriole du fils Glénic doit venir la prendre pour la conduire au coche. Elle devait me déposer à Hennebont, chez Monsieur le Recteur pour qu’il me dise ce que je dois faire. J’aime mieux ne pas l’attendre et faire le chemin avec toi.
Rozenn avait sa belle robe des dimanches, sa coiffe la mieux ornée mais elle paraissait si vieille, tout à coup, si misérable aussi que le cœur du jeune homme bondit vers elle, elle qui avait été sa vraie mère. Pour tant d’années de soins et de dévouement, elle recueillait l’indifférence, la plus cruelle ingratitude. Dans le cœur de Marie-Jeanne, il n’y avait apparemment place que pour un Dieu bien à elle.
Débordant de pitié, il entoura de son bras les épaules de sa vieille nourrice, posa ses lèvres sur sa joue puis, sans la lâcher :
— Tu as raison, dit-il, nous n’avons plus rien à faire ici. Allons où l’on nous aime…
Peut-être parce qu’il avait découvert quelqu’un à protéger, quelqu’un de plus malheureux que lui, Gilles se trouva tout à coup moins accablé. Bien plus, tandis que, le baluchon de Rozenn sur l’épaule, il cheminait auprès d’elle dans le matin brumeux, il sentait sourdre en lui un curieux sentiment de libération comme s’il sortait d’une épaisse et sombre forêt, pleine de taillis aux épines cruelles. Il saignait mais ses blessures cicatriseraient rapidement dans le baume d’une nouvelle vie ? Et la lande emmaillotée de brume lui parut tout à coup lumineuse. Le soleil n’était pas si loin…
CHAPITRE V
LE SANG DU GERFAUT
— Elle a dit qu’elle ne me reverrait de sa vie… et puis elle m’a maudit.
Sans même prendre la peine de baisser la voix, Gilles avait jeté sa plainte depuis le seuil. La sacristie sentait l’encaustique, la chandelle froide, l’encens et l’amidon. Elle était si sombre, par ce jour gris et bas, que l’abbé Vincent, drapé dans la blancheur de l’aube, avait l’air d’un fantôme. Comme si les deux phrases tragiques lancées par son filleul n’avaient eu aucune importance, il continua paisiblement à disposer les ornements dont il se servirait tout à l’heure, pour accueillir le corps du défunt baron de Saint-Mélaine, se contentant de remarquer :
— Je suppose que cela ne t’étonne pas ? C’était tout ce qu’elle pouvait faire. Tiens, prépare-moi donc cet encensoir. Le bedeau a la grippe et les enfants de chœur font tout de travers. En même temps, tu me raconteras puisque nous sommes seuls.
Tout en disposant les bâtonnets parfumés, Gilles s’efforça de retracer, aussi fidèlement que possible, les paroles de sa mère. Elles étaient trop fraîches dans son esprit pour qu’il en eût oublié une seule. Il en était à rapporter la violente diatribe contre la famille de son père quand l’Abbé, soudain très agité, l’interrompit :
— Tu es certain ? Elle a dit « … tous, depuis leur fameux Gerfaut ? ».
— Certain. C’est un mot tellement inhabituel ! Mais je n’ai pas compris…
— Moi, j’ai compris. Dans sa colère, ta mère a laissé échapper tout simplement la clef de l’énigme. C’est un peu ce que j’espérais. Je sais maintenant qui est ton père… ou qui était, car j’ignore s’il vit toujours…
De stupeur, Gilles faillit lâcher l’encensoir.
— Vous savez ?
— Oui. Et je vais te le dire. Nous avons un peu de temps devant nous. Viens t’asseoir avec moi sur ce banc. Au surplus, ce ne sera pas si long car, bien entendu, je ne vais pas te raconter ici l’histoire des ancêtres de ton père. Elle constitue une sorte d’épopée passionnante et terrible, mais n’en est pas moins d’une longueur décourageante. Et d’ailleurs, j’ai dans ma bibliothèque une généalogie que je te montrerai.
— Je veux tout savoir, s’écria Gilles, dévoré d’impatience. Et d’abord, ce Gerfaut ? Qu’est-ce que c’était ?
— C’est justement ce que j’ai l’intention de t’apprendre. En l’an 1214 (tu vois que cela ne date pas d’hier) quand il épousa la belle Edie de Penthièvre, Olivier de Tournemine…
Un flot de sang monta aux joues de Gilles.
— Tournemine ?… C’est là… mon nom ?
— Le nom que tu devrais porter ? Oui… mais si tu m’interromps continuellement nous n’en sortirons pas. Donc, au moment de son mariage, Olivier de Tournemine reçut du duc de Bretagne, en présent de noces, un grand gerfaut blanc venu des pays du Nord. C’était un superbe oiseau, un grand chasseur. Olivier en fit peu à peu son inséparable compagnon et même la plus sûre de ses armes. Habitué au gros gibier, Taran, le gerfaut, attaquait indifféremment l’homme ou la bête et, lorsque son maître lui donnait la volée, nul ne pouvait espérer lui échapper tant ses ailes avaient de rapidité. Les serres faisaient couler le premier sang et ensuite l’épée ou la hache du Baron n’avaient plus qu’à achever l’ouvrage du rapace. Avec le temps, Taran devint une sorte de prolongement d’Olivier tant et si bien que les paysans terrifiés du Trégor finirent par confondre l’homme et l’oiseau. Ils furent, l’un et l’autre le Gerfaut, aussi cruels aussi implacables l’un que l’autre. À cause d’eux, les belles armes si nobles et si simples, d’or et d’azur écartelé, que le premier Tournemine avait apportées d’Angleterre, furent bien souvent souillées de sang… et, malheureusement, les descendants d’Olivier allaient suivre scrupuleusement la même trace…
— Qu’advint-il du seigneur et de l’oiseau ?
— Ils vécurent des années côte à côte, chaque jour un peu plus semblables, un peu plus enfermés dans cette étrange amitié. Taran portait capuchons et colliers d’or pur. Il régnait sur l’esprit de son maître. Mais, bien sûr, il n’était pas immortel et, un beau jour, la mort le prit. Le chagrin d’Olivier fut effrayant. Durant-des jours, des nuits, des semaines il s’enferma derrière les tours neuves de son château de La Hunaudaye qu’il avait fait construire, refusant de sortir. La chasse, la guerre, les coups de main et le pillage ne l’intéressaient plus. Même les femmes qu’il avait tant recherchées avaient perdu leur attrait. Et c’est peut-être en souvenir de l’oiseau terrible qu’il avait pris pour devise trois mots ambigus « Aultre n’auray… » la devise des Tournemine depuis ce temps-là.
— Mais enfin, il en est bien sorti un jour de sa forteresse ?
— Oui. Pour suivre à la croisade notre duc Pierre et le saint roi Louis. Il fut tué à la bataille de Mansourah. Mais son histoire, devenue légende avec le temps, n’a jamais été oubliée en pays de Pleven, ni d’ailleurs dans une bonne partie de la Bretagne.
Comment se fait-il alors que Rozenn, qui sait tant d’histoires, ne m’en ait jamais parlé ?
— Je ne sais pas. Peut-être qu’après tout elle ne la connaît pas… Ou alors, peut-être avait-elle des soupçons qu’elle a gardés pour elle.
— Mais… mon père ? Parlez-moi de mon père maintenant.
— Ton père ? Il était le dernier de cette race effrayante des Tournemine, qui, durant des siècles, ont fondu comme des oiseaux de proie sur tout ce qui passait à portée de leurs tours. Une étonnante collection de gentilshommes-forbans n’aimant et ne connaissant que la violence. Encore n’appartenait-il pas à la branche aînée qui est éteinte depuis deux siècles. Il ne lui restait rien de la puissance ni de l’énorme fortune qui faisaient dire, à certaine époque, que les messieurs de La Hunaudaye étaient seulement un peu moins grands seigneurs que le roi de France. Il s’appelait Pierre et il servait au même régiment que mon frère, le Roi-Infanterie. Je ne l’ai jamais vu en ce qui me concerne mais je sais que durant cet été où tu as été conçu il a séjourné chez nous, au Leslé, avec d’autres camarades.
Les yeux étincelants, les joues en feu, Gilles absorbait chacune des paroles de l’abbé Vincent comme une bolée d’air pur. Il avait l’impression qu’une large fenêtre venait de s’ouvrir soudain devant lui, dévoilant un horizon, là où il n’y avait jusqu’alors qu’un grand mur noir. Enfin, il pouvait mettre un nom sur ce père inconnu et tant recherché… et c’était un très beau nom…
Tout doucement, presque timidement, comme s’il craignait de faire évanouir un charme, il murmura :
— Est-il si difficile de savoir ce qu’il est devenu ? S’il servait au même régiment que Monsieur de Talhouët…
— Il aurait fallu pour cela qu’il y restât. Mais sa visite était une visite d’adieu. Las de la pauvreté, il rêvait de refaire l’ancienne fortune des ancêtres, de racheter La Hunaudaye qui appartient à cette heure à l’un de nos cousins Talhouët, président à mortier au Parlement de Rennes. Pour cela, il décida de naviguer, de gagner les Antilles via l’Afrique pour s’y livrer au commerce des esclaves. Si mes souvenirs sont exacts, en quittant le Leslé, il est allé s’embarquer à Nantes, sur l’un des navires de l’armateur Libault de Beaulieu à destination du golfe de Guinée… Allons, ne tremble pas comme cela ! On dirait que tu as la fièvre.
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