— Vous l’exigez ?

— Oui. C’est le prix que je mets à mon aide. Va dormir maintenant. Demain, à l’aube, tu partiras…

Face à la porte qui se refermait sur le garçon, il traça le signe de la croix puis s’en alla secouer Katell qui s’était endormie dans la cheminée, son tricot sur les genoux…

Gilles dormit comme une bûche mais, habitué depuis longtemps à s’éveiller au chant du coq, l’aube le trouva courant à travers la lande en direction de Kervignac. Une lieue en terrain plat ne représentait pas grand-chose pour ses longues jambes et il n’avait qu’à peine besoin de reprendre son souffle quand un doigt de granit gris se dressa sur l’horizon : le clocher de son village. Alors, obliquant sur la droite, il plongea dans un chemin creux bordé d’ajoncs géants au bout duquel se cachait la maison maternelle.

Il franchit la barrière d’un bond, traversa le clos sans ralentir son allure, atteignit la porte basse qui s’ouvrit sous sa main impatiente. Une haute forme noire se retourna, lui fit face. Sa mère était devant lui… mais le cri de surprise qui s’éleva du fond de la pièce, ce n’était pas elle qui l’avait poussé.

Un instant, ils se dévisagèrent sans parler, lui s’étonnant de la trouver si pâle et plus petite que dans son souvenir de l’automne précédent, elle avec une sorte de concentration stupéfaite comme si, par le simple jeu de sa volonté, elle avait pu faire disparaître l’image importune qui se dressait devant elle. Enfin, elle parla d’une voix mate et froide infiniment plus frappante qu’un cri de colère :

— Que viens-tu faire ici ?

— Vous parler, ma mère.

— Je n’ai rien à te dire et je n’ai pas le temps de t’écouter. Retourne au séminaire d’où l’on n’aurait jamais dû permettre que tu sortes.

— On ne m’a rien permis. Je me suis enfui avant que l’on ne m’y conduise. Et même si ce que j’ai à vous dire vous fait perdre du temps, je vous demande de m’écouter.

Les paroles étaient respectueuses mais le ton si ferme que Marie-Jeanne Goëlo fronça les sourcils.

— Tu t’es enfui ! dis-tu ? Quelle audace !… Eh bien, tu rentreras et tu subiras le châtiment que tu mérites. Voilà tout. Laisse-moi passer ! J’ai à me rendre à l’église et à saluer le recteur Seveno avant mon départ…

Mais, loin de livrer passage, Gilles écarta les bras pour l’interdire davantage. En même temps son regard faisait un rapide tour de la grande pièce familière où, en effet, tout était dans un ordre insolite, effleura Rozenn tapie contre l’un des lits clos et habillée pour sortir et revint se poser sur l’étroit visage maternel qui, dans l’encadrement noir de la mante à capuchon semblait ciselé dans l’ivoire. C’était celui d’une femme sans âge dont il fallait faire effort pour se souvenir qu’elle n’avait pas trente-quatre ans. Seuls les yeux sombres, très beaux et ourlés de cils épais, avaient encore de la jeunesse. Tout le reste possédait cette teinte amortie des choses que l’on a tenues enfermées trop longtemps.

— Ainsi, vous partez ? dit-il enfin. Puis-je vous demander où vous allez ?… et combien durera votre absence ?

— Toujours ! Je vais à Locmaria, au couvent des Bénédictines où l’on m’attend car je ne veux plus rien savoir de la terre ni des hommes. Maintenant que tu sais, partiras-tu ?

Il hocha la tête négativement puis, avant même qu’elle ait pu s’en défendre, il la prit par le bras, la mena près de la table et l’obligea à s’asseoir sur un banc. Elle obéit machinalement, subjuguée malgré elle par cette autorité nouvelle que son fils montrait. Mais Gilles ne s’assit pas. Conscient d’avoir au moins l’avantage de sa haute taille, il croisa les bras sur sa poitrine et considéra sa mère.

— Ainsi, fit-il doucement mais avec une douleur dont il ne fut pas maître, vous alliez vous séparer de moi, votre fils, pour toujours et cela sans un adieu, sans un regret, sans même me revoir ? Quelle mère êtes-vous donc, à la fin ?

— Je n’ai pas choisi d’être mère. On me l’a imposé. Aucun forçat n’aime son boulet !… riposta-t-elle durement.

La brutalité des paroles frappa le jeune homme. Comme un boulet ! Voilà tout ce qu’il représentait pour cette femme qu’il ne pouvait s’empêcher d’aimer envers et contre tout. Jamais encore il ne s’était senti aussi seul, aussi misérablement abandonné. Une boule se noua dans sa gorge contre laquelle il lutta, sachant qu’elle se dissoudrait en larmes… et il ne voulait pas pleurer.

Marie-Jeanne, cependant, avait baissé les yeux. Elle examinait le bout de ses doigts qui sortaient des mitaines de fil noir tandis que, dépassant le bord de sa robe, le bout de son pied s’agitait, trahissant son impatience. Gilles, alors, soupira dans l’espoir de desserrer l’étau qui lui serrait la poitrine.

— Eh bien !… je vous remercie de me l’avoir dit. Ainsi donc… et puisque, si j’ai bien compris, vous ne m’avez jamais considéré comme votre enfant, je n’ai plus aucune raison d’accepter vos décisions me concernant.

Les yeux sombres se relevèrent brusquement, emplis d’éclairs menaçants.

— Qu’entends-tu par là ?

— Que vous me simplifiiez les choses, ma mère. Vous m’avez envoyé au séminaire comme on se débarrasse d’un paquet encombrant mais moi je ne veux pas aller au séminaire. Et c’est cela que je suis venu vous dire : jamais je ne serai prêtre !

— Comment ? Qu’oses-tu…

— Laissez-moi parler, ma mère, tant que je puis encore vous donner ce nom. Vous ne m’avez jamais pardonné d’être venu au monde comme si j’étais responsable de ma propre naissance et, injustement, vous avez résolu de m’en punir en m’ensevelissant, ma vie entière, sous une soutane… Je me refuse à vous obéir.

Avec la rapidité d’une vipère qui va frapper, Marie-Jeanne se releva. Deux vilaines taches rouges marquaient ses pommettes. Sa bouche se tordit comme si les mots l’écorchaient au passage.

— Sacrilège ! Misérable enfant ! Quels sont ces mots ?… Punition ! Tu oses qualifier de punition l’état le plus noble, le plus heureux qui puisse échoir à un homme…

— Pour vous peut-être. Pas pour moi…

— Alors c’est que j’ai raison, c’est que tu n’es pas mon fils, que tu ne l’as jamais été. Et cela je le savais. Auras-tu bien le courage de m’avouer comment tu souhaites vivre, ce que tu désires faire de toi ? Allons, parle ! Parle si tu oses proclamer ta honte.

— Point n’est besoin de me presser, ma mère, car je n’ai aucune honte à l’avouer, je veux servir le Roi, je veux être soldat.

— Soldat !

Marie-Jeanne avait littéralement craché comme du venin le mot dans un cri de fureur. Puis, brusquement, elle se calma. Il y eut un silence et ce fut d’une voix basse, assourdie qu’elle ajouta :

— Soldat… comme l’autre ! Un être de destruction et de malheur ! Une machine à détruire ! Un suppôt de Satan… comme lui.

Gilles retint son souffle. Sa mère tout à coup semblait tout oublier de ce qui l’entourait. Elle regardait quelque chose, très loin, bien au-delà des murs qui cachaient l’horizon. Peut-être allait-elle laisser échapper ce secret qu’il désirait tant connaître…

— Lui ? répéta-t-il tout bas. L’homme qui a été mon père était soldat ?

— Ils le sont tous… Ils l’ont toujours été dans cette famille maudite. À travers les siècles, ils n’ont jamais su faire que cela : tuer. Et aussi piller, violer, détrousser, incendier… Des maudits, des damnés qui ont trop longtemps défié Dieu. Tous pareils… tous semblables depuis leur fameux Gerfaut ! Tous ! Et toi, le dernier, le bâtard… tu es comme eux, tu veux suivre leurs traces sanglantes…

Elle était au bord de la crise de nerfs. Blême, de grands cernes noirs sous les yeux, un peu de mousse à la commissure des lèvres elle ressemblait à quelque sibylle au moment de la transe, comme si tout à coup, elle revivait le drame dont elle avait été victime. Effrayé, Gilles voulut la prendre dans ses bras, mais elle le repoussa avec une vigueur inattendue, si violemment qu’il vacilla et dut se retenir à la table. Ce mouvement lui fit apercevoir Rozenn. Agenouillée sur la pierre de l’âtre, elle avait tiré son chapelet et, la tête baissée, priait de tout son cœur.

— Je vous en prie, souffla-t-il… avant que nous ne nous séparions pour toujours… dites-moi au moins son nom…

— Jamais ! Tu entends ? Jamais plus je ne prononcerai ce nom. Je l’ai juré sur le Christ. Tu peux te perdre si c’est là ton désir… que m’importe après tout ?… mais tu ne sauras pas d’où te vient la damnation.

— Vous le haïssez donc tant, cet homme… qui vous a soumise, forcée…

— Le haïr ? Oh ! oui, je le hais… je le hais bien…

Brusquement, elle s’approcha de son fils, s’agrippa à sa veste, lui soufflant au visage une haleine brûlante :

— Veux-tu savoir pourquoi je le hais, pourquoi je l’exècre, pourquoi je ne pourrai jamais lui pardonner ? C’est parce qu’il m’a volé mon cœur, ma raison, ma vie. Il m’a forcée, dis-tu ? Oui, il m’a forcée mais pas comme tu l’imagines : il m’a forcée à l’aimer, il m’a rendue folle de lui. Il ne m’a pas violée, tu entends ? Il a seulement pris ma main… et je me suis donnée à lui, comme une malheureuse ensorcelée que j’étais. Il était le Diable, j’étais sa servante et pour lui j’ai tout renié. C’est cela que je ne peux pardonner ni à lui, ni à moi, ni à toi… à toi moins qu’à tout autre encore parce que tu lui ressembles. Comprends-tu, maintenant « mon fils » pour quelle raison je ne veux plus te voir ?

— Mais moi… moi, je vous aimais, cria Gilles, je vous aime toujours ! J’aurais tant voulu pouvoir vous donner le bonheur que vous n’avez jamais eu…

Elle le lâcha, lui tourna le dos, s’écarta de quelques pas puis, se retournant, le regarda. D’une voix soudain très lasse, elle murmura :

— Alors, obéis-moi ! Retourne au Séminaire, prends l’habit. Tu n’as pas d’autre moyen de m’apporter du bonheur…