Un instant leurs regards se joignirent, s’accrochèrent l’un à l’autre et, durant quelques trop courtes secondes, Gilles, émerveillé, eut la certitude que jamais plus ils ne pourraient se séparer. Il n’y avait, dans celui de la jeune fille, ni colère ni dédain… rien que l’angoisse d’une petite fille abandonnée, rien qu’un pathétique appel au secours… C’était comme un miracle. Tout avait disparu : la chambre noble et misérable, le moribond, le prêtre et le médecin. Ils étaient seuls au milieu d’un univers qui n’appartenait qu’à eux…
Une larme roulait lentement sur la joue de Judith. Ses lèvres s’entrouvrirent, tremblèrent comme si elle allait parler… Mais du fond du lit, un râle vint briser le merveilleux silence. Puis ce fut la voix du médecin :
— C’est la fin !… Approchez, mademoiselle !
Aussitôt elle fut debout. La minute de grâce était passée. La tête de Judith se redressa tandis que sa bouche se serrait et que son regard reprenait toute sa dureté.
— Votre place n’est pas ici, articula-t-elle froidement. Allez-vous-en !
Arraché à la douceur de l’instant précédent, Gilles tressaillit, fouetté par le mépris dont venait d’user la jeune fille. S’approchant suffisamment pour la dominer de toute sa taille, il laissa tomber :
— Non ! Le Recteur m’a mené ici, c’est à lui de me dire quand je dois m’en éloigner. Quant à me faire jeter dehors par vos serviteurs, mademoiselle de Saint-Mélaine, je ne crois pas que leur nombre puisse m’inquiéter ! ajouta-t-il avec ironie.
Il crut un instant, qu’elle allait se jeter sur lui mais déjà M. de Talhouët, dont le regard surpris avait enveloppé tour à tour chacun des jeunes gens, s’était interposé :
— Va m’attendre en bas, dit-il calmement à son filleul. Je prends des dispositions pour la toilette et la veillée et nous rentrons…
Une heure plus tard, après avoir confié la dépouille mortelle à la Confrérie des Trépassés, le parrain et le filleul se retrouvaient face à face de part et d’autre de la table de la cuisine où Katell leur servit de grandes écuelles de bouillie d’avoine, du cidre chaud et même une omelette surgie comme par miracle du fond mystérieux de ses réserves, avant de se retirer sous le manteau de la cheminée avec son tricot.
Pendant un moment, ils mangèrent en silence. Gilles, le nez dans son écuelle, dévorait, tout en luttant contre le sommeil. Sa longue course à cheval, dont il commençait à sentir les courbatures, les émotions de cette journée, l’heure tardive, tout cela pesait lourdement sur ses épaules. Il ne désirait plus qu’une chose, une fois qu’il aurait apaisé les cris de son estomac : dormir, plonger au plus profond de cet oubli bienfaisant qu’est le sommeil de la jeunesse.
L’Abbé attendit qu’il eût avalé sa dernière goutte de cidre puis demanda, tout doucement, comme s’il poursuivait une conversation déjà engagée.
— Depuis quand la connais-tu ?
Gilles ne releva pas les yeux.
— Si vous faites allusion à Mlle de Saint-Mélaine, Monsieur, sachez… que je ne la connais pas, fit-il amèrement. Vous oubliez qui je suis ! Un bâtard ne peut se permettre de se compter au nombre des « connaissances » d’une noble demoiselle. Disons… que je l’ai rencontrée… deux fois. Et que ces deux fois ont suffi pour que je n’ignore pas le rang où elle place un garçon tel que moi : dans l’antichambre ! Avec les valets ! Encore ceux-ci ont-ils, à ses yeux, la fortune de jouir d’une naissance régulière. Moi, je ne suis rien.
L’Abbé eut un geste d’impatience.
— N’exagère pas ! Ton grand-père et ta mère ne méritent pas ce mépris. Avant son malheur, lui était un homme de bien, un homme de valeur même. Quant à elle, c’est une âme austère, impitoyable si tu veux, mais plus noble au fond que beaucoup.
— Et mon père ? Pourquoi ne parlez-vous pas de lui ? Pourquoi n’en parlez-vous jamais ?
— Mon pauvre enfant ! Pour une raison bien simple : je n’ai jamais su son nom ! Mais quand j’entends ta voix amère, quand tu te ravales au niveau des valets encore qu’ils soient créatures de Dieu tout comme les autres hommes, je pense que tu fais injure aux tiens et à toi-même. Une naissance irrégulière est un malheur, ce n’est pas un crime.
— Allez dire ça aux gens de la Ville-Close, aux parents de mes camarades de collège… et à Mlle de Saint-Mélaine ! Ils vous feront connaître leur sentiment touchant les bâtards. Nous ne sommes rien et nous n’avons droit à rien… sinon à accepter humblement le destin que l’on voudra bien nous tolérer. Ils sont loin, les temps bénis du Moyen Âge où un bâtard vivait la même existence que ses demi-frères.
— Les voies de Dieu sont impénétrables ! Quant à Judith, bien que née, elle n’a pas plus de droit que toi à choisir son sort. Moins encore peut-être car elle est pauvre. Elle n’est pas plus faite que toi pour être religieuse, pourtant elle le sera car je ne vois pas, pour elle, d’autre solution maintenant que son père n’est plus.
— Le couvent ? Pour quelle raison ? Elle a des frères à ce que l’on dit…
L’Abbé quitta sa place, alla prendre, sur le manteau de la cheminée, une longue pipe et un pot de tabac qu’il rapporta sur la table.
— Si fait ! Il lui reste des frères… malheureusement ! Tu n’as jamais vu Tudal et Morvan de Saint-Mélaine, sinon tu comprendrais ce que je veux dire. Ce sont des corps frustes habités par des âmes obscures, difficilement pénétrables. Quant au cœur, je crois bien qu’ils en manquent totalement. La façon dont ils ont chassé leur père et leur sœur après la mort de leur mère a été proprement scandaleuse. Quant à leur façon de vivre actuellement… on la connaît mal. Mais des bruits bizarres tournent autour de leur domaine du Fresne. Les gens des La Bourdonnaye, dont les terres sont voisines, prétendent que ni pour or ni pour argent un paysan des environs n’accepterait d’approcher le Fresne après la tombée de la nuit.
— Que font-ils donc ?
— Je n’en sais rien. Et d’ailleurs ce ne sont que des on-dit. Mais la rumeur prétend que ni la bourse des hommes ni l’honneur des filles ne sont en sûreté auprès d’eux. Bien sûr, je le répète, ce sont des bruits, peut-être sans fondement… pourtant, tout à l’heure, Judith nous a suppliés, Guillevic et moi, de ne pas faire connaître aux deux frères la mort de leur père.
— Mais… comment est-ce possible ?
— Ce n’est pas possible. Il faut les prévenir. Hélas ! ils sont désormais la seule famille de leur sœur. Tudal, l’aîné, va être son tuteur naturel et rien ni personne n’y peuvent quoi que ce soit parce que c’est la loi. Seulement, Judith a peur d’eux. Voilà pourquoi je dis qu’il n’y a pour elle d’autre solution que le couvent.
— Peur d’eux…
En se rappelant cette angoisse, proche de la terreur qui habitait les yeux de la jeune fille, tout à l’heure, Gilles comprit ce qu’elle signifiait. Des hommes capables de jeter leur propre père à la rue pouvaient faire, de la vie de leur sœur, un véritable enfer.
— Mais nous… mais vous ? Est-ce que vous ne pouvez rien faire ?
L’Abbé alla prendre un tison dans la cheminée, alluma sa pipe et tira deux ou trois bouffées.
— Non ! Personne ne peut rien… qu’elle-même. Si Judith désire prendre le voile, je ne crois pas qu’ils oseront s’y opposer. D’autant qu’à l’origine ils ne souhaitaient que cela afin d’empêcher la pauvre enfant de réclamer sa part d’héritage. Il n’y a aucune raison pour qu’ils eussent changé d’avis. Quant à Madame de La Bourdonnaye, elle est décidée à la garder autant qu’elle le voudra.
— Et… elle ?
À travers la fumée de sa pipe, l’Abbé plongea son regard dans celui de son filleul avec une sorte d’insistance. Puis, négligemment, comme s’il s’agissait d’une chose sans grande importance :
— Je l’ai laissée résignée. Elle sait qu’il n’y a pas d’alternative pour une fille sans dot. Après les funérailles, elle retournera à Notre-Dame-de-la-Joie… pour toujours très certainement. Maintenant, va dormir, ajouta-t-il en se levant avec un soupir. Tu en as grand besoin. Moi aussi. Et demain nous y verrons plus clair tous les deux. Mais je pense qu’il te faudra aller à Kervignac.
Gilles eut un haut-le-corps et se sentit pâlir.
— Je vous en prie, ne me demandez pas cela ! Ma mère ne cédera jamais. Et qui sait à quelles extrémités pourrait la porter une opposition formelle prononcée en face d’elle.
— Que crains-tu ? Qu’elle te fasse arrêter ?
Un instant Gilles garda le silence. Puis :
— N…on. Pas vraiment. Je crois, Monsieur, que c’est de moi que j’ai peur. Je crains les paroles qui pourraient être prononcées et que, peut-être, je contrôlerais mal. Je crains surtout… d’avoir la preuve formelle qu’elle ne m’a jamais aimé. Oh ! ce n’est pas que j’aie conservé beaucoup d’illusions à ce sujet mais elle ne me l’a jamais dit et j’ai peur que, dans sa colère, elle ne laisse libre cours à ses véritables sentiments. J’aime mieux avoir tort, sur toute la ligne, et pouvoir lui conserver un peu de tendresse.
Il y avait des larmes dans ses yeux mais l’Abbé refusa de les voir bien que ce fussent les toutes premières qu’il eût jamais aperçues, chez cet enfant trop secret.
— Pourtant tu iras. Sinon, c’est ta propre estime que tu perdras. Tu n’as pas le droit de fuir comme un voleur. Va la voir et puisque tu prétends devenir maintenant un homme, conduis-toi en homme. Ose l’affronter en face… quelles qu’en puissent être les conséquences. Et qui sait si sa colère ne t’apprendra pas ce que tu brûles de découvrir… le nom de ton père.
L’abbé Vincent connaissait bien son filleul et, en effet, les yeux du jeune homme se mirent à briller bien que les larmes n’y fussent plus. Il releva la tête, plongea son regard pâle dans celui du vieux prêtre :
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