La porte, surélevée de deux marches, était ouverte. Au seuil, la vieille Marjann, agenouillée, les attendait, une chandelle à la main. Quand ils furent entrés, elle se releva plus prestement que l’on n’aurait pu l’attendre de sa charpente usée, trotta dans le couloir et les précéda dans l’escalier obscur, élevant bien haut la chandelle qui éclaira impitoyablement la moisissure des murs et les toiles d’araignée du plafond.
La maison était glaciale. Elle suintait la misère et le cœur de Gilles se serra en pensant que c’était là le palais de la fière Judith. Même les classes de Saint-Yves étaient plus confortables car au moins l’hiver on y mettait de la paille…
La chambre qui s’ouvrit devant eux était tout juste un peu moins sinistre à cause du feu de genêts qui brûlait dans la cheminée mais la tapisserie déchirée des murs dessinait d’étranges feuilles d’acanthe et le lit massif, à l’ancienne mode, flanqué de grosses colonnes de chêne qui lui donnaient l’air d’un temple, encadrait un désert de draps troués et de couvertures rapiécées dans lequel se perdait la forme fragile du mourant.
Gilles eut peine à reconnaître l’homme qu’il avait vu dans l’église à la Toussaint. Dépouillé de la perruque blanche, présentement posée sur une tête de bois au-dessus de la cheminée, il apparaissait presque chauve, avec un long nez rougi qui faisait ressortir la maigreur tragique du visage. Les paupières veinées de violet épousaient le contour des globes oculaires et, par la bouche ouverte où l’on ne voyait plus une seule dent, un râle continu s’échappait. Penché au chevet, un homme en habit brun, ses yeux myopes abrités sous des lunettes de fer examinait la maigre poitrine en fronçant les sourcils.
En voyant paraître l’Abbé revêtu de ses ornements, il se redressa et, avec un soupir, s’agenouilla :
— Vous arrivez à temps, l’Abbé, fit-il avec humeur. Pour moi, il est trop tard.
Le regard du prêtre alla du médecin au mourant, revint au médecin.
— Comment se fait-il qu’il ne vous ait jamais appelé, mon ami ?
Le docteur Guillevic haussa les épaules.
— La réponse est inscrite autour de nous. Il était pauvre mais il était fier. Je l’aurais soigné pour rien, bien sûr et il le savait. C’était même à ses yeux une excellente raison pour ne pas me le demander. C’est à vous qu’il appartient maintenant.
— Pas pour longtemps, je le crains. Il faut nous hâter…
Tandis que la vieille Marjann disposait les menus objets nécessaires à l’Extrême-Onction et que l’Abbé entamait les prières des agonisants, Gilles, tout en donnant machinalement les répons, dévorait des yeux l’homme qui mourait devant lui.
Ce n’était plus qu’une ombre, une apparence, un peu de peau tendue sur des os qui n’avaient plus l’air de retenir le moindre organe. Pourtant de ce corps réduit à rien était sorti un jour celui qu’il ne pouvait arracher de sa mémoire, ce corps de jeune fille, lumineux, démoniaque de vitalité et cependant pétri de douceur. Judith était la chair de cette chair misérable. Comment pareille chose pouvait-elle se concevoir ?
Il évoquait la jeune fille avec une telle intensité qu’il fut à peine surpris de la voir surgir, tout à coup, du cadre sombre de la porte comme un portrait animé par magie. La silhouette d’une religieuse apparut derrière elle mais demeura au-dehors.
Judith eut un cri de douleur. Elle se jeta si impétueusement vers le lit qu’elle bouscula le prêtre qui ne l’avait pas vue entrer et que, d’ailleurs, elle n’avait même pas remarqué. Elle s’abattit comme un animal blessé, si rudement que le parquet résonna sous ses genoux, saisit la main inerte qui pendait sur le drap. On l’entendait gémir.
— Père ! Père ! Qu’est-il arrivé ?… Père, répondez-moi. Je vous en supplie répondez-moi. Vous n’allez pas partir… Vous n’allez pas me laisser… Par pitié, dites quelque chose. Répondez-moi !
— Il ne peut pas vous répondre, mon enfant, murmura l’Abbé en se penchant vers elle. Il faut que vous ayez du courage.
— Mais il n’est pas mort. Je le vois bien. Il respire !
— Certes ! Mais il ne vous entend plus. Prions ensemble… C’est tout ce que nous pouvons faire pour lui…
Mais Judith n’avait pas envie de prier. Elle se releva d’une torsion de reins. Dans la lumière jaune des cierges que Marjann allumait, Gilles vit étinceler ses yeux noirs de tous les feux de la colère.
— Pourquoi n’ai-je rien su ? Pourquoi ne m’a-t-on rien dit ? s’écria-t-elle sans souci d’adoucir l’éclat de sa voix. Je le croyais en bonne santé, un peu fatigué par son âge seulement. Et ce soir, on vient me dire qu’il meurt, que je dois me hâter. N’y avait-il donc personne pour veiller sur lui ?
Son regard, sa voix accusaient. Alors le docteur Guillevic intervint, assez rudement.
— On ne vous a rien dit parce que personne ne savait rien, mademoiselle. Pas même nous. Votre père avait interdit que l’on fît connaître son état. Vous n’ignorez pas combien il était renfermé, secret…
— Et vous, vous n’ignorez pas combien nous sommes pauvres. Mon père n’était pas renfermé, comme vous dites : il était fier. Il a mieux aimé mourir plutôt que d’appeler à l’aide. Mais parce qu’il ne pouvait ni sortir ni recevoir, personne ne s’est inquiété de savoir ce qu’il devenait. Eût-il été riche que toute la ville se fût pressée à sa porte à son premier éternuement !…
— Votre chagrin vous égare. On ne peut forcer une porte qui refuse de s’ouvrir et votre père ne voulait voir personne. Les prétextes ne lui manquaient pas pour esquiver les visites, même celles du Recteur. Et vous n’allez pas lui reprocher, à lui qui passe sa vie dans les maisons les plus misérables, d’avoir dédaigné celle de votre père parce qu’il était pauvre.
La bouche de la jeune fille s’incurva comme si elle venait de goûter quelque chose d’amer. Elle haussa les épaules.
— Les visites de charité ! Ne comprenez-vous pas qu’elles ne pouvaient que lui faire horreur ? Lui, un Saint-Mélaine, l’honneur de la Bretagne, se voir traiter comme un matelot estropié ou un ouvrier usé par le travail. Recevoir, avec une abjecte reconnaissance, ce que l’on appelle les bonnes paroles, recueillir quelques provisions laissées comme par mégarde sur un coin de table ou l’une de ces écharpes de laine grise que l’on tricote l’hiver à la veillée en mangeant des crêpes et en se racontant les potins de la ville, ou encore… quelques pièces d’argent… pour Noël ! Ce n’est pas de cela que je vous parle. C’est de la visite d’amitié, celle que l’on fait à un égal, l’amitié chaude, vraie, attentive qui sait reconnaître la mort quand elle s’embusque derrière un regard fatigué. Celle-là il ne l’aurait pas refusée. Mais vous l’avez laissé dans son affreuse solitude, avec cette vieille folle qui croit aux fées et aux korrigans et voit le Diable partout. Oh ! je vous hais ! Je vous hais tellement ! Tous ! Tous !
Un sanglot déchira son cri de révolte tandis que les larmes jaillissaient, inondant son visage crispé. Elle tremblait comme une feuille, au bord de la crise de nerfs et sa voix aiguë résonnait dans la chambre presque vide. Alors le docteur s’approcha et calmement, par deux fois, il la gifla puis, la saisissant à bras-le-corps, l’obligea à s’asseoir sur l’unique chaise où elle s’affala comme un paquet, secouée de sanglots convulsifs.
— Qu’on m’apporte un peu d’eau ! gronda-t-il. Et vous l’Abbé, achevez votre ministère. Cette scène est indécente.
L’Abbé hocha la tête et sourit tristement.
— Oh ! La décence, quand on souffre… Cette pauvre petite est hors d’elle-même. Comprenez donc qu’elle ne sait plus ce qu’elle dit. Mais, après tout, ne se peut-il qu’elle ait un peu raison ? Nous aurions dû essayer de forcer cette porte trop bien fermée. J’ai peur que nous n’ayons manqué gravement à la charité.
— N’essayez pas de vous charger d’une faute que vous n’avez pas commise, l’Abbé. Vous connaissiez le Baron aussi bien que moi ! Si nous avions forcé sa porte il nous aurait jeté à la tête ce qui lui serait tombé sous la main. Hors Pâques ou Noël, il n’allait même jamais à l’église et ne sortait pas. Sans le dévouement de cette pauvre Marjann que sa fille traite indignement de vieille folle, il aurait pu mourir seul, sans que personne s’en aperçût, et on n’aurait trouvé son cadavre qu’après des semaines. Mais que l’on ne vienne pas nous dire que sa façon de vivre est une surprise… même pour une fille qui du fond de son couvent semblait penser que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, Judith ne réagit pas à ce réquisitoire. Elle semblait même n’avoir rien entendu. Prostrée sur sa chaise, la tête dans les mains, elle pleurait doucement.
Avec un soupir, l’Abbé revint vers le lit et reprit le cours du sacrement interrompu mais il dut secouer Gilles pour qu’il se remît à genoux. Bouleversé par la violence de la scène et la douleur de la jeune fille, il la fixait avec un pénible sentiment d’impuissance…
Ce qu’elle lui inspirait, en dehors d’une faim douloureuse et intermittente, formait un curieux mélange de colère et de tendresse. Il la détestait pour le mépris sans nuances dont elle l’accablait injustement mais il se défendait mal contre son charme et l’attendrissement qui s’emparait de lui lorsqu’il évoquait son sourire et, sur sa joue, l’ombre de ses cils quand elle baissait les yeux. Ce soir, à la voir souffrir, assise sur cette chaise où elle avait l’air d’être au pilori, c’était la tendresse qui l’emportait. Avec quelle joie, il eût balayé ses rancunes pour avoir le droit de la protéger, fût-ce contre elle-même, et de sécher ces larmes qui ne voulaient pas tarir…
Quand la dernière prière fut achevée, il quitta le coin sombre où il s’était tenu depuis son entrée et, comme si un aimant l’eût attiré, il s’avança vers elle. Au craquement du parquet sous ses pas, Judith releva la tête.
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