— Il donne jusqu’à ses chemises, s’indigna la fidèle servante. Si Madame sa sœur ne s’en mêlait, il irait le derrière à l’air et c’est sûrement l’un des plus pauvres de nos recteurs. Et pas en si bonne santé avec ça !…

Un brin mélancolique à la pensée du souper disparu alors qu’il aurait pu manger la table tant il avait faim, Gilles remarqua mi-figue, mi-raisin :

— Et c’est pour qu’il aille mieux que tu veux lui faire manger des oignons avec leur pelure ?

Le résultat de ces quelques mots fut étonnant. Fondant sur la petite marmite noire comme un épervier sur sa proie l’irascible Katell l’arracha du trépied, ouvrit la fenêtre et jeta dans la rue le contenu tout bouillant et sans même s’assurer que personne ne passait. Puis, lançant la marmite dans l’évier, elle essuya ses mains à son tablier en marmottant :

— J’ai honte de moi. Mais j’étais si fort en colère.

— Je te comprends un peu, fit-il, mais maintenant il n’y a plus de souper du tout. Et moi qui avais si faim. Je regrette les oignons.

— Faut pas ! J’ai une… petite réserve dans un coin pour les coups de temps comme celui-là ! Vous aurez des crêpes, de la bouillie d’avoine et peut-être aussi…

Elle s’interrompit au bruit d’une porte qui se refermait, serra les lèvres comme si elle avait été sur le point de livrer un secret d’État et se rua sauvagement sur sa plus grande marmite dans laquelle elle précipita un boisseau de farine d’avoine. Des pas se rapprochaient, des pas lourds qui raclaient un peu les galets du couloir trahissant une grande fatigue.

Quand il le vit entrer dans la cuisine, avec sa grande pèlerine noire alourdie d’eau, Gilles pensa que son parrain avait changé depuis la Toussaint. À quarante-trois ans, l’abbé Vincent-Marie de Talhouët-Grationnaye 3 en paraissait bien davantage. Sa taille se courbait un peu et, entre la soutane noire et la perruque blanche, le visage bien dessiné, ouvert et toujours si affable portait les traces d’un labeur incessant et d’une grande lassitude.

— Le temps change encore, ma bonne Katell ! soupira-t-il d’une voix douce en secouant ses épaules trempées. Voilà que le vent nous a ramené la pluie…

Il s’interrompit en découvrant découpée sur le fond rougeoyant de la cheminée, la silhouette de celui qui l’attendait. La stupeur et une vague inquiétude arrondirent un instant ses yeux clairs.

— Toi ici ? Mais comment se fait-il ? Tu as reçu de mauvaises nouvelles ? Ta mère n’est pas…

Gilles salua comme il eût salué le Roi lui-même.

— Si j’ai reçu de mauvaises nouvelles, du moins ne concernent-elles que moi, Monsieur. Ma mère va bien, j’ai tout lieu de le penser. Mais je vous demande bien pardon d’arriver ainsi chez vous sans vous avoir prévenu.

— Tu sais que tu n’as pas à prévenir, que la maison t’est toujours ouverte… surtout si, comme je crois le deviner tu as quelque chose de grave à me dire.

— C’est vrai, Monsieur. Quelque chose de très grave mais qui, je pense, ne sera pas une surprise pour vous.

L’Abbé hocha la tête, visiblement de plus en plus soucieux.

— Eh bien, allons dans ma chambre et laissons Katell à sa cuisine.

Ils quittèrent la grande salle chaude où Katell, marmottant toujours, commençait à mettre le couvert et gagnèrent l’étage où, sur un palier glacial, ouvraient les chambres abritant le Recteur et ses vicaires, trois en résidence continuelle, le quatrième, l’abbé Duparc spécialement chargé du hameau de Saint-Gilles résidant sur place à la Vicairerie.

Celle de M. de Talhouët était une pièce lambrissée mais très modestement meublée, sans tapis ni rideaux. Le seul luxe de cette chambre était, avec le feu de la cheminée, une petite bibliothèque garnie de quelques beaux livres dont les reliures patinées par un long usage luisaient doucement de leurs ors ternis. Livres de piété ou d’histoire pour la plupart parmi lesquels se glissaient quelques ouvrages de Voltaire hérités d’un paroissien farceur et dont l’Abbé n’avait conservé que les moins choquants pour son âme pieuse.

Il fit asseoir son filleul sur l’unique chaise et s’installa lui-même sur son lit, de préférence à sa table de travail pour éviter toute attitude susceptible d’évoquer un jugement.

— Je t’écoute, dit-il, mais suis-je dans l’erreur en pensant que ta visite de ce soir a quelque chose à voir avec la lettre que tu m’as écrite voici deux mois ?

— Vous ne vous trompez pas, Monsieur. Voulez-vous me permettre de vous demander pourquoi je n’ai pas reçu de réponse ?

L’abbé sourit.

— Que la jeunesse est impatiente ! Je ne pouvais rien te répondre tant que je n’en avais pas fini avec ta mère. Or, tu le sais parfaitement, on ne discute pas facilement avec elle quand il s’agit de ses convictions. Mais je ne désespère pas avec du temps de l’amener…

— Non, Monsieur, coupa Gilles. Elle ne changera jamais et c’est parce que aujourd’hui j’en ai eu l’assurance que je suis venu à vous.

Et il raconta ce qui s’était passé dans le cabinet de l’abbé Grinne. Il le fit brièvement, calmement, et avec une fermeté qui frappa son interlocuteur. Comme le sous-principal tout à l’heure, M. de Talhouët eut soudain conscience d’avoir en face de lui un être différent, presque un inconnu. Il en éprouva peu de surprise mais une sorte de tristesse jointe à la bizarre excitation d’un spectateur qui, au théâtre, attend le lever du rideau.

Il écouta jusqu’au bout sans mot dire. Et même quand s’éteignit la voix du jeune homme, il laissa le silence s’installer entre eux tandis qu’il se levait pour aller tisonner le feu et y jeter une nouvelle bûche. Mais il ne revint pas prendre sa place sur le lit et demeura debout devant la cheminée offrant ses mains à la chaleur.

— J’ignorais que ta mère eût écrit, dit-il enfin, et j’ignore tout des raisons qui lui ont dicté cette lettre. Mais es-tu bien certain, toi-même, de ne pouvoir accéder à ses désirs ? La jeunesse est vive et prompte. Moi-même, jadis, j’ai un moment rêvé de servir le Roi dans la cavalerie.

— Je suis sûr de moi, s’exclama Gilles avec passion. Et vous le savez bien, Monsieur, vous qui par deux fois déjà m’avez empêché de m’embarquer. Avez-vous oublié que j’ai éperdument souhaité m’enrôler sur la Surveillante aux ordres de votre ami de glorieuse mémoire, monsieur Du Couédic ? Vous me disiez que j’étais trop jeune, que je devais terminer mes études…

— Et j’avais raison. Si tu avais suivi mon pauvre Du Couédic, tu serais peut-être mort, ou estropié !

— Ou couvert de gloire comme le timonier Le Mang que nous admirons tous, à Kervignac. Et même si j’étais mort cela vaudrait mieux pour moi que pourrir lentement au fond d’un cloître ou d’une sacristie.

L’abbé de Talhouët fronça les sourcils.

— Gilles ! corrigea-t-il sèchement. Tu t’oublies !

Douché, le jeune homme baissa aussitôt pavillon.

— Pardonnez-moi ! J’aimerais mieux mourir que vous offenser car je vous aime et vous respecte. Mais je répète que vous connaissiez le fond de mon cœur et lorsque je vous ai écrit…

— Eh bien, venons-en à cette lettre. En toute franchise, elle ne m’a pas surpris car, entre nous, je ne croyais plus guère à une visite possible de la Divine Grâce chez toi. Et je suis allé voir ta mère pour essayer de plaider ta cause…

— Essayer ? coupa Gilles, stupéfait. Voulez-vous dire… qu’elle ne vous a pas écouté ?

— Disons… qu’elle m’a écouté mais qu’elle ne m’a pas compris. « Ce sont là, m’a-t-elle dit, aspirations passagères d’un garçon en contact continuel avec d’autres garçons destinés à des carrières mondaines. En outre, la proximité d’un port a des effets certains sur l’imagination des jeunes gens. Cela passera à Gilles quand il sera véritablement engagé dans la voie qui doit être la sienne… » « Et si cela ne passait pas ? » ai-je dit. Elle m’a alors regardé avec un sourire, comme si elle était au courant de choses secrètes que je ne pouvais percevoir, puis elle a affirmé, avec une grande conviction : « Cela passera. J’en suis plus que sûre. Ne savez-vous plus que Dieu peut accomplir des miracles ? C’est chose aisée pour Lui qu’attirer l’âme encore rétive d’un enfant qui Le connaît mal… » Il n’y avait rien à ajouter à cela. Je n’ai pas insisté, pensant que le temps n’était pas encore venu de ta sortie de Saint-Yves, que cela me laissait celui de revenir à la charge. Mais je me suis trompé. Et j’en viens à me demander si ce n’est pas cette démarche qui l’a déterminée à brusquer les choses. Apparemment, ajouta-t-il avec un demi-sourire, tu les as brusquées encore plus qu’elle. Mais que vas-tu faire maintenant ? Tu me parlais, dans ta lettre, d’une école militaire…

Les yeux du jeune homme scintillèrent.

— Écoutez les bruits qui emplissent la ville, cette nuit, monsieur le Recteur ! Le Roi envoie des régiments au secours des « Insurgents » ! Je veux, moi aussi, aller en Amérique et me battre. L’occasion est là, devant moi. Demain, à l’aube, avec votre permission, je me présenterai à un sergent recruteur du régiment de Turenne et l’on m’engagera. Ou alors… j’irai à Brest m’enrôler sur un vaisseau. Ce ne sera pas plus difficile.

L’Abbé n’en doutait nullement. Les racoleurs de l’armée ou de la marine seraient trop heureux de mettre leurs griffes sur ce grand garçon qui ne demandait qu’à verser son sang. Et, au bout de quelques années… ou de quelques mois, lui, Talhouët verrait revenir un homme vieilli avant l’âge, ou un éclopé. Il n’y aurait plus de flamme dans les yeux qui le regardaient si droit et plus rien, dans ce cœur, que du désenchantement. Mais cette campagne d’Amérique dont on parlait beaucoup ne lui inspirait guère confiance. Pour se donner le temps de la réflexion, il rompit les chiens.

— Comment as-tu fait pour venir aussi vite ? Tu as couru tout le long du chemin ?