— Regagnez votre classe et préparez-vous, soupira-t-il. Dans une heure je vous conduirai moi-même au séminaire. Ce sera mieux que vous y envoyer avec le Père Censeur. Puis… et cela je vous le promets, je reviendrai ici afin d’écrire à votre mère et lui donner mon sentiment personnel. C’est tout ce que je peux faire pour vous.
Il ne dit pas ce qu’était ce sentiment. Gilles, accablé par ce qu’il considérait comme sa condamnation, baissa la tête et, sans avoir le courage de saluer, retourna vers la porte, quitta le cabinet du sous-principal.
Dans la cour, il trouva la tempête qui depuis le matin s’était abattue sur le golfe, préludant aux grands ouragans d’équinoxe. Là, dans l’espace clos de la cour, sa violence semblait se concentrer. Elle volait à ras du sol, courbant les herbes pourries par l’hiver, chassant les graviers. Quelque part, une fenêtre mal attachée claqua avec un cliquetis de verre brisé…
Un instant, le futur séminariste demeura debout au milieu de ce grand espace vide, laissant le vent furieux fouetter son corps, dénouer ses cheveux qui s’enlevèrent dans la bourrasque, claquant comme une flamme à la pomme d’un mât. Il avait envie de rester là toujours, de ne pas aller plus loin, de devenir pierre. La tempête lui faisait du bien car il n’eût pas aimé que ce qu’il considérait comme le naufrage de sa vie eût lieu par un doux soleil et au chant des oiseaux. C’était un bon prélude à l’enfer.
Tout à coup, derrière lui, il entendit un coup sourd, qui résonna comme sur une peau de tambour. Se retournant, il vit que c’était l’un des battants de la grande porte du collège. Mal fermée, sans doute, par le concierge qui cependant y veillait de près, le battant avait dû s’écarter sous l’action de l’ouragan et tapait contre le chambranle.
Par l’ouverture, Gilles aperçut la rue où couraient des branches mortes et des détritus. Tout ce que la tempête arrachait au passage semblait fuir, comme animé d’une vie propre… Alors, il vit un signe dans cette porte miraculeusement ouverte, une sorte d’invite car il savait maintenant que rien ni personne ne pourrait fléchir Marie-Jeanne Goëlo et que, s’il se laissait enfermer au Séminaire, aucune force humaine sinon la fuite ne pourrait l’en arracher. Alors, pourquoi attendre ?
La porte battit une seconde fois comme si elle s’impatientait. Sans plus réfléchir Gilles s’élança, craignant tout à coup de voir surgir le concierge qui fermerait inexorablement la porte. Il franchit le seuil d’un bond et s’élança à travers la ville en direction du marché au seigle.
D’instinct, oubliant la rancune qui l’en écartait depuis deux mois, il allait vers le port, ce symbole du refuge mais aussi des fuites lointaines. La première pensée qui lui vint fut de s’y cacher dans un entrepôt quelconque pour attendre la nuit et se glisser ensuite dans le premier rafiot venu. Il ne pouvait être question de retourner rue Saint-Gwenael, où on le chercherait tout d’abord car il avait peu de temps et avant une heure il fallait qu’il fût à l’abri.
Mais, comme il s’engouffrait sous la porte Saint-Salomon de toute la vitesse de ses longues jambes, une odeur de crêpes chaudes le rattrapa et manqua le faire défaillir en lui rappelant qu’il avait faim. L’écuelle de soupe avalée à l’aube était loin. D’autant plus que l’économie de sa logeuse incitait la servante à la faire d’une élégante clarté. En outre, il avait laissé en classe, avec ses livres, les épaisses tranches de pain noir légèrement beurrées qui lui tenaient lieu de repas jusqu’au soir. Or, quand Gilles avait faim, son esprit fonctionnait moins bien.
Machinalement, il ralentit le pas, fouilla ses poches dans l’espoir que les quelques liards constituant tout son avoir (sa mère avait toujours considéré l’argent de poche comme un piège du démon !) se seraient miraculeusement multipliés. Naturellement, il n’en était rien mais, en grattant bien le fond des poches, Gilles trouva tout de même de quoi acheter deux grandes galettes de sarrasin.
Elles furent englouties en un clin d’œil, laissant aux lèvres du jeune homme leur délicieux parfum de beurre salé et, dans son estomac, une grande place encore vide.
Mais le court laps de temps nécessaire à son mince repas lui avait apporté un peu de réflexion et il sentit la sottise de son premier projet. Qu’allait-il trouver, au port, en dehors des sinagots de pêche ou, peut-être, avec de la chance, d’un caboteur qui le déposerait à un point quelconque de la côte bretonne alors qu’il rêvait d’Amérique ? À moins qu’il ne retombât sur des aigrefins dans le genre du Nantais qui le feraient voyager dans une direction parfaitement indésirable ?
Et puis, son besoin de regarder les choses en face et aussi son goût du combat le détournaient d’une fuite clandestine alors qu’il n’avait pas joué sa dernière carte. Et cette dernière carte, c’était son parrain : l’abbé de Talhouët l’aimait assez pour comprendre son absence de vocation religieuse et pour l’aider au besoin. Plusieurs fois, déjà, l’abbé avait essayé, discrètement, de mettre Marie-Jeanne en garde contre une décision trop superficielle. Pour Gilles, le recteur d’Hennebont était un ami et un confident, un homme à qui, parfois, il avait laissé entrevoir les aspirations profondes de sa nature et l’humiliation qu’il éprouvait d’être un garçon sans père avouable. Et si, par deux fois déjà, l’Abbé avait empêché son filleul de s’embarquer, au début de la guerre anglaise avec l’escadre de M. d’Orvilliers et l’année précédente quand le duc de Lauzun avait quitté Quiberon pour reconquérir la Sénégambie, cet empêchement n’avait pas pris l’allure d’une interdiction définitive mais celle d’une prière.
— Attends encore, petit ! Tu n’es pas prêt et la vie de marin est dure. Tu n’irais pas bien loin ni bien haut : des grades minables, l’usure des tâches subalternes. Il faudrait une grande occasion…
Elle était là, cette grande occasion : le combat d’un immense pays pour sa liberté, le déchaînement d’un lion prisonnier d’une souris. Avec ces gens-là, même un bâtard devait pouvoir sortir de sa nuit ! Mais pour saisir la chance, il fallait revoir l’Abbé et pour cela retourner à Hennebont ; au risque de tomber sur Marie-Jeanne et de se faire lancer la maréchaussée aux trousses. Cruel dilemme ! Et que l’on n’avait guère le temps d’examiner…
Néanmoins, Gilles, qui était arrivé à la Poissonnerie, rebroussa chemin vers les hauteurs de la ville tout en se traitant d’imbécile car pour aller à Hennebont il fallait repasser devant Saint-Yves et il y avait là un sérieux point noir, sans parler de tout ce temps perdu.
Il hésitait encore quand tout à coup des cris éclatèrent à l’autre bout de la rue qu’il remontait.
— Le voilà ! Attrapez-le !…
Un frisson glacé lui courut le long de l’échine. Les cris sortaient vigoureusement d’un sergent de police qui, flanqué de deux argousins, dévalait la rue à toutes jambes. En un clin d’œil Gilles se vit perdu, repris, traîné au Séminaire, bouclé à double tour et peut-être même jeté au fond d’un « in pace » sans air et sans lumière jusqu’à ce qu’il accepte la tonsure. Sa fuite était déjà découverte et l’abbé Grinne, cet hypocrite fieffé avec ses airs de compassion, n’avait pas hésité un instant à lui jeter la justice aux trousses. On allait l’arrêter en pleine rue comme un vulgaire truand.
Il jura entre ses dents tout en se signant par habitude, et jeta autour de lui un regard affolé. C’est alors qu’il vit le cheval ! Et c’était le plus beau qu’il eût jamais vu. Il était même si beau qu’il lui parut miraculeux. C’était comme s’il avait surgi de terre tout exprès pour lui venir en aide.
Simplement attaché sous la voûte de l’hôtel du Grand Monarque, il devait attendre là que son maître, quelque riche voyageur de passage, eût achevé son repas. Mais il fit au jeune fugitif l’effet d’une apparition.
Gilles ne s’accorda même pas le temps d’une hésitation : à peine eut-il aperçu le miraculeux animal qu’il fondit littéralement dessus, oubliant d’ailleurs totalement qu’en fait d’équitation il n’avait jamais monté que des ânes et la mule de l’Abbé. Détacher le cheval, sauter dessus avec plus de souplesse que de science furent l’affaire d’une seconde et ce fut si rapide qu’un valet qui arrivait sans se presser, un sac d’avoine au bout du bras en demeura pétrifié, sans même songer à crier au voleur. Déjà Gilles, talonnant furieusement l’animal, fonçait droit sur les argousins qui arrivaient, renversant dans son élan un honnête bourgeois qui ne l’avait pas vu venir et marchait tête baissée pour mieux lutter contre le vent.
Les gens de police s’écartèrent de justesse pour le laisser passer.
— Qu’est-ce qui m’a fichu un abruti pareil ! rouspéta le sergent qui avait dû s’aplatir désagréablement contre un mur pour éviter le choc. En plus, il va nous faire manquer notre gibier. Si je n’étais pas si pressé, je lui dirais deux mots, à ce gars !…
Et les trois hommes, que Gilles n’intéressait nullement d’ailleurs, reprirent leur course à la suite d’un voleur de poules qu’ils avaient repéré au marché tandis que le jeune homme, persuadé que toute la maréchaussée de France était à ses trousses passait en trombe devant Saint-Yves et gagnait la campagne, entamant avec le cheval inconnu et la tempête une lutte qui allait se révéler épique.
Car les choses n’allèrent pas toutes seules, tant s’en faut ! Le cavalier était plus que novice, le cheval plein de sang et, en outre, complètement affolé par l’ouragan. Cramponné à la bride (par chance, le cheval n’avait pas été dessellé !) Gilles s’efforça d’abord de rester en selle et ensuite de conduire, autant que faire se pourrait, la course aveugle de sa monture. Contre ce bel animal qui l’avait ensorcelé, Gilles livra le premier violent combat de sa vie. Par trois fois, il vida les étriers mais sans jamais lâcher ce lien de cuir qu’il serrait à plein poing, même quand le cheval le traîna sur le chemin où apparaissaient encore de loin en loin les dalles usées de l’antique voie romaine. Et par trois fois, il réussit à remonter en selle, meurtri, rompu, les vêtements déchirés et couverts de boue mais animé par une volonté toujours plus farouche et qui finit par avoir raison de l’animal. Quand tous deux atteignirent Sainte-Anne d’Auray, une manière d’armistice s’était établi, dû peut-être aussi à une certaine fatigue de la monture qui avait pris un petit galop relativement supportable pour un séant inhabitué. Et Gilles, en doublant la vieille basilique de Sainte-Anne, dont la tour grise se perdait dans les nuées folles d’un ciel à peine plus clair, marmotta une prière reconnaissante pour la grâce qui venait de lui être accordée de ne pas s’être rompu le cou, alors qu’il venait bel et bien de se comporter comme un voleur de grand chemin. Gêné par cette idée désagréable qu’il était désormais une sorte de gibier de potence, il se promit de faire aussi vite que possible sa paix avec le Ciel. Aussi la chassa-t-il délibérément pour songer avec une espèce de délicieux remords, qu’il était en route pour Hennebont et qu’à Hennebont il y avait Judith !
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