L’expression de détente bienheureuse s’effaça brusquement du visage de la jeune femme.
— Tu n’aurais pas dû me parler de cette brute ! Bien sûr que non ce n’est pas lui ! Mon premier amant était un cornette du régiment de Walsh. Il était jeune… il était beau, comme toi, il était tendre aussi. J’étais folle de lui et, naturellement, je me moquais de Yann.
— Qu’est-il devenu ?
— La mer l’a rejeté, un matin. Il avait été poignardé… On n’a jamais trouvé le coupable.
Il y avait des larmes dans ses yeux mais, brusquement, elle se serra contre Gilles, colla sa bouche à la sienne.
— Je ne veux plus y penser. Aime-moi encore… Et puis reviens… chaque fois que tu en auras envie, reviens ! Je t’attendrai toutes les nuits après mon service. Je n’aurai qu’à dire que ma sœur est malade, que je dois veiller sur elle…
Quand, au plus profond de la nuit, Gilles quitta enfin la maison de la fileuse, il se sentait les jambes molles et le corps las mais l’esprit extraordinairement clair et libre. Il ne parvenait pas à comprendre pour quelle raison les Pères de Saint-Yves faisaient un crime d’une chose aussi simple, aussi naturelle et aussi délicieuse que l’amour. Et il éprouvait, pour celle qui venait de le lui révéler, une reconnaissance bien proche de la tendresse.
Tout était silencieux et le froid mordait plus vif. Il se mit à courir pour se réchauffer. Mais, comme il allait franchir la porte du Boureau, des mains invisibles s’abattirent sur lui, le jetèrent dans la neige durcie tandis que d’autres faisaient pleuvoir sur lui une grêle de coups contre lesquels il chercha vainement à se défendre. Aveuglé, la tête sonnant comme un bourdon de cathédrale, il tenta de se protéger avec ses pieds mais sans y réussir. Enfin un corps lourd, puant la crasse et le rhum, s’abattit sur lui. Des mains rugueuses comme pierre ponce saisirent son cou et se mirent à serrer lentement tandis qu’une voix feutrée, sifflante lui lançait au visage une haleine nauséabonde.
— On te laisse pour cette fois, morveux, gronda son agresseur, mais si jamais tu as l’imprudence de revenir à cette maison… ou encore de prononcer seulement le nom d’une certaine taverne, on te fera ton affaire. Et aussi celle de cette garce de Manon. Un mot de ta part, un seul, ou même un geste et vous irez tous les deux visiter la rivière avec un boulet de vingt livres aux pieds ! Y a des choses auxquelles…
— Ça va ! coupa l’autre homme dont Gilles n’apercevait rien, sinon une masse d’ombres plus noires sur la neige. Pas tant de discours ! Dépêche ! Il doit avoir compris qu’il a tout intérêt à la boucler.
Les mains qui serraient sa gorge s’écartèrent mais Gilles n’eut pas le temps d’apprécier la différence car un violent coup de poing appliqué sous le menton le plongea dans une inconscience, sinon bienheureuse, du moins immédiate. Et ce fut un corps inerte que les deux hommes emportèrent un peu plus loin pour l’abandonner au froid de la nuit sur le revers d’un fossé…
1. Depuis l’expulsion des Jésuites en 1760, le collège Saint-Yves ne comportait plus d’internat. Les cours étant désormais assurés par des prêtres du clergé séculier, les élèves dont les familles n’habitaient pas Vannes prenaient pension chez l’habitant, le plus souvent chez de vieilles demoiselles pieuses et le plus souvent aussi dans la même rue qui portait le nom de rue Latine.
2. Figures anciennes de bois sculptées, un peu grotesques dont les gens de Vannes avaient fait en quelque sorte leur emblème.
3. Ramé aux galères.
4. Régiment irlandais aux ordres du comte de Walsh-Serrant habituellement cantonné à Vannes.
CHAPITRE III
LA PORTE OUVERTE
Cette première nuit d’amour, si mal terminée, ne laissa guère à Gilles qu’une mâchoire longtemps douloureuse, des contusions multiples et une certaine difficulté à déglutir : maux mineurs qu’il traita par le dédain. Mais, dans son esprit, les traces en furent profondes, ineffaçables. Dans le court espace de quelques heures, il avait découvert le plus exaltant des plaisirs humains et la pire humiliation. Il avait compris ce que c’était que d’être un homme devant une femme… et un gamin sans importance en face d’une poignée de brutes. Du moins le ressentait-il ainsi car eût-il eu plus d’expérience et moins de naïveté qu’il eût compris que, justement, les hommes de Yann Maodan ne l’avaient pas traité en ennemi négligeable.
Enfermé dans sa chambre dont il n’ouvrait la porte que pour l’écuelle de soupe et la cruche d’eau de la servante, il remâcha sa colère et son humiliation. La mise en demeure qui lui avait été signifiée de ne plus franchir le seuil de Manon lui pesait comme un boulet et, si lui seul avait été en cause il fût retourné, le soir même, dans la maison de la porte du Boureau. Mais il ne se reconnaissait pas le droit de faire courir à la petite servante un danger qu’il devinait redoutable. Il ne pouvait payer en monnaie de malheur les heures charmantes qu’il lui devait. D’ailleurs, Manon oserait-elle encore lui ouvrir sa porte ?
Durant des heures fiévreuses, il rêva de mener une troupe à l’assaut de l’Hermine Rouge, de fondre, l’épée à la main, sur Yann Maodan et sur le Nantais, de nettoyer une bonne fois pour toutes ce nid à rats… mais, en fait d’épée flamboyante, il ne savait même pas tenir convenablement une lardoire.
Bien sûr, il eût peut-être été possible d’aller porter une plainte au Prévôt de la Sénéchaussée mais le rôle de dénonciateur même vis-à-vis d’un forban lui répugnait instinctivement. Non, ce qu’il lui fallait, maintenant, c’était apprendre à rendre coup pour coup, à se battre et à devenir l’un de ces hommes redoutables, tels certains capitaines corsaires fameux que respectent aussi bien les bandits que le pouvoir établi. Et, pour en arriver là, il lui fallait d’autres outils qu’un seau d’eau bénite et un goupillon.
Comme un voyageur qui explore l’état de ses bagages et le fond de sa poche avant de se lancer sur les chemins, Gilles, assis les coudes aux genoux devant le maigre feu de sa cheminée, passa la revue de ses connaissances et de ses possibilités. Sa culture, surtout livresque, était honnête quoique sans éclat, en dehors d’une excellente connaissance de l’anglais qu’il devait d’ailleurs à son parrain. Quant au côté pratique, il offrait un résultat presque entièrement négatif. Certes, il nageait comme un marsouin, savait naviguer à la voile autant qu’un fils de pêcheur et possédait une vigueur nettement au-dessus de la moyenne. Mais il ne savait pas monter à cheval (lui qui les adorait) il ignorait tout de l’art de la guerre ou même du simple combat à main nue et il n’avait jamais touché une arme de sa vie. Sa mère, toujours hantée par ses idées mystiques, lui avait interdit jusqu’à l’usage de la lutte bretonne, ce sport séculaire qui ne comportait cependant aucune arme.
Concluant de tout cela qu’il était temps de changer de direction, il écrivit alors deux lettres, l’une à sa mère, l’autre à l’abbé de Talhouët, aux termes desquelles, très respectueusement, il leur faisait part de son désir formel de renoncer à l’Église pour préparer l’examen d’entrée d’une école militaire où les garçons sans naissance pouvaient être admis : l’école d’artillerie de Metz par exemple.
Ce n’était pas vraiment de gaieté de cœur qu’il avait pris pareille décision car, s’il entrait à Metz, il se condamnerait, sans doute possible, à une espèce de purgatoire. Il lui faudrait végéter longtemps, certainement, dans les grades subalternes en admettant que l’éloignement lui permit de cacher sa tare originelle à ses camarades mais l’amère histoire de Jean-Pierre Quérelle lui avait fait toucher du doigt les dangers de l’aventure tentée sans préparation. Avant de se lancer à la conquête de la vie, il voulait acquérir les connaissances qui lui faisaient si cruellement défaut.
Il hésita un instant à écrire une troisième lettre, destinée, celle-là, à Manon pour lui dire ses regrets de devoir renoncer à la revoir mais il songea que Yann Maodan avait sans doute fait peser sur elle une partie de son mécontentement et qu’un billet risquerait peut-être d’aggraver les ennuis de la jeune femme. Il abandonna l’idée… quitte à retourner chez Manon plus tard quand les choses seraient calmées. D’ailleurs il y avait gros à parier que Manon ne savait pas lire…
Sa décision une fois prise et ses bleus un peu atténués, Gilles, l’esprit plus tranquille, retourna au collège, subit sans broncher la solide correction que lui valut une absence non motivée et se jeta dans l’étude avec une ardeur toute nouvelle chez lui, dévorant surtout les mathématiques et la géographie pour tromper son attente fébrile du courrier d’Hennebont.. pour essayer aussi d’oublier, dans l’abrutissement de la fatigue, les caresses de Manon !
Quand l’hiver tira vers sa fin, Gilles n’avait reçu aucune réponse à ses deux lettres et il rongeait son frein. Pour tromper son impatience il allait de plus en plus souvent rôder autour des cantonnements du régiment de Walsh pour y recueillir des bruits chaque jour plus passionnants : l’expédition aux Amériques était décidée ; le Roi envoyait de l’or, une armée qui allait se former à Brest, aux ordres du général-comte de Rochambeau, des régiments approchaient des terres bretonnes pour embarquer. Une escadre avait pris la mer le 2 février sous la marque de M. de Guichen afin de remplacer celle de l’amiral d’Estaing aux îles Caraïbes. Enfin, le bruit courait que le fameux marquis de La Fayette repartait, lui aussi, mais par Rochefort où il embarquerait afin de rejoindre Washington. L’air sentait la poudre, les épices et le vent de mer malgré l’insupportable crachin qui noyait la Bretagne depuis la naissance de l’année.
Cela sentait même si bon que Gilles, tous ses instincts belliqueux réveillés, en venait à regretter ses lettres. Quel besoin avait-il eu de parler d’une école quand les grandes ailes de la plus noble aventure battaient si près de lui ?
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