Il y eut le bruit assourdi d’une barre que l’on retirait puis celui d’une gâche bien graissée qui jouait et le battant s’écarta sans le moindre grincement. Comme sous l’ombre de la porte Saint-Vincent, la petite main rêche de la jeune servante saisit celle du garçon pour l’attirer à l’intérieur.

— Entre vite et ne fais pas de bruit. Ma sœur dort là, fit-elle en désignant du menton une porte close découpée au fond du couloir dont les murs peints à la chaux étaient d’une éclatante blancheur.

— Je viens peut-être trop tard ? Vous alliez sortir ? balbutia Gilles en constatant que Manon portait, sur ses épaules, une grande mante brune à capuchon.

Mais elle haussa les épaules avec insouciance et se mit à rire.

— Trop tard non ! Simplement je n’espérais pas ta visite ce soir et j’allais retourner à l’Hermine parce que je m’ennuyais. Mais tu es le bienvenu !

Elle l’entraînait vers la tache claire que dessinait sur le dallage une porte ouverte. Et brusquement, Gilles se trouva dans un univers parfaitement inattendu chez une modeste servante de cabaret. La chambre qu’on lui ouvrait était petite et basse sous ses grosses poutres brunes mais elle était charmante et presque élégante. Un tapis persan couvrait les dalles de pierre. De grands rideaux en mousseline des Indes pendaient au-dessus du lit habillé de soie rose. Des gravures de fleurs égayaient les murs blancs ainsi que quelques jolis meubles laqués gris, et, près de la cheminée où flambait un bon feu, une petite table à ouvrage montrait un ouvrage de dentelle abandonné.

Ravie de l’effet produit, Manon suivait, en souriant, les marques de surprise sur le visage de son compagnon.

— Cela te plaît ?

— Bien sûr ! Je ne m’attendais pas…

— À trouver une chambre comme celle-là dans la pauvre maison d’une pauvre fille comme moi ? Il faut bien que ça serve à quelque chose de se laisser tripoter par les grosses pattes de Yann Maodan ! À l’Hermine Rouge, je suis sa servante, mais ici, c’est moi qui commande. Et j’ai aussi de belles robes, tu sais ?… Attends, je vais me faire belle pour toi ! Assieds-toi et ferme les yeux…

Elle rejetait sa mante, courait vers un coffre peint, comme en ont les capitaines de navires, posé dans un coin, en tirait un nuage rose et fébrilement commençait d’ôter son fichu brodé. Gilles l’arrêta :

— Écoute ! Je ne suis pas venu pour ce que tu crois.

Les doigts de Manon retombèrent comme des oiseaux touchés en vol tandis qu’elle levait sur le jeune homme un regard lourd de peine.

— Ah ?… Pourquoi alors ?

— À cause de mon ami… ce garçon qui était avec moi l’autre soir. Je l’ai cherché toute la journée d’hier et toute la nuit. Je voulais lui dire de ne pas rejoindre le Nantais. Et je ne l’ai pas trouvé…

Dans les yeux de la fille, la méfiance remplaça la déception. Elle secoua la tête comme pour en chasser une pensée importune.

— Alors, oublie-le ! Tout de suite ! cria-t-elle. Personne au monde ne peut plus rien pour lui. Et moi je ne te dirai pas un mot de plus à ce sujet…

— Pourtant…

Elle vint vers lui si brusquement qu’il ne put retenir un geste instinctif de défense. Mais elle se contenta de s’accrocher des deux mains à son bras levé.

— Tais-toi ! Plus un mot là-dessus. Je veux vivre, tu entends ? Vivre ! Yann Maodan est riche. Il me donne de l’or et avec l’or on peut sortir même d’une prison. Moi, j’en mets de côté pour le jour où si Dieu veut, je serai libre et pourrai oublier l’Hermine Rouge. Je t’ai donné un bon avis parce que tu me plais et que ça me faisait mal de t’imaginer sous le fouet d’un nègre mais ne m’en demande pas plus. Il est trop tard.

— C’est mon ami, protesta Gilles avec une violence où se mêlait une espèce de délectation. C’était la toute première fois, en effet, qu’il lui était donné, à lui le bâtard dédaigné des plus modestes, d’employer ces mots-là. Et il ne put résister au plaisir de les répéter une seconde fois, quoique plus doucement : « C’est mon ami… »

— Tu en auras d’autres ! Tu es de ceux qui doivent attirer facilement l’amitié des hommes… et l’amour des femmes… Combien de maîtresses as-tu eues, déjà ?

Il la regarda avec une stupeur vaguement scandalisée.

— Des maîtresses ?… Mais aucune voyons ! Je suis élève de Saint-Yves ! ajouta-t-il sévèrement comme si c’était là une raison plus que suffisante. Mais s’il espérait à impressionner Manon, il dut déchanter car la fille de l’Hermine Rouge partit d’un fou rire aussi franc et aussi naturel que son étonnement. Elle riait tant qu’elle dut se plier en deux, les mains contre les côtes, tandis que les larmes lui jaillissaient des yeux et se laissa tomber sur le coffre. Sous les vagues joyeuses de ce rire qui déferlait sur lui, le garçon, lentement, devint tout rouge.

— … Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle là-dedans ! gronda-t-il, vexé. Les pères de Saint-Yves nous enseignent que la femme est l’instrument du Démon, qu’elle est fausse, perfide et dangereuse et que…

— … et que c’est la grande raison pour laquelle certains de ces bons pères s’aventurent parfois, habillés comme des notaires et leur tonsure cachée sous une perruque, dans les ruelles du port ou de l’arsenal, sans doute pour y vérifier à quel point sont dangereuses les filles qui y tiennent commerce de leurs corps. Alors, vraiment ? Aucune femme ? jamais ?

— Jamais ! Quant à ce que tu viens de dire, je refuse de le croire. Et si cela est vrai, la raison ne peut être que sainte. Les Pères sont accoutumés à se mesurer au Démon et à regarder le danger en face. Il faut bien aller là où Satan se cache !

— Eh bien, voyons si tu seras aussi courageux ! Tu es taillé pour regarder, toi aussi, le danger en face il me semble ?…

Tout en parlant, Manon ôtait sa coiffe, enlevait prestement les épingles qui retenaient sa chevelure, dénouait son fichu et faisait glisser sa robe. En un tournemain elle ne fut plus vêtue que de ses bas bleu tendre retenus au-dessus du genou par des jarretières roses à bouffettes de dentelle…

Dans la lumière chaude des chandelles et du feu, son corps brillait comme de la soie pâle. Moins gracile que celui de Judith, il dégageait une féminité plus affirmée et plus troublante. Sur des jambes un peu trop musclées, les hanches s’élargissaient, moelleuses. Les seins épanouis fléchissaient juste assez pour laisser supposer une longue habitude des caresses. Manon les prit dans ses mains et les massa doucement pour mieux ériger les pointes puis elle se mit à rire.

— Alors ? Comment trouves-tu le serpent ? À toi maintenant…

Enjambant le cercle de ses robes, elle vint à lui qui la regardait, muet et déjà fasciné, se haussa sur la pointe des pieds pour effleurer ses lèvres d’un baiser léger puis d’un autre, puis d’un troisième et chuchota contre sa bouche.

— Tu as de bien vilains habits ! Voyons ce qu’il y a dessous…

Avec une habileté dénonçant une longue habitude, elle fit glisser la veste noire, le long gilet, ouvrit la chemise qui montrait plus de reprises que de broderies et glissa ses mains le long du torse du jeune homme. Leur peau était chaude, un peu rêche et leur contact électrisa Gilles. En même temps, le ventre de Manon, collé au sien, se mettait à onduler lentement, éveillant la virilité du garçon avec une soudaineté qui fit sourire la fille.

— Eh bien ! fit-elle, moqueuse. Il était temps que je m’occupe de toi…

Mais il ne l’entendit même pas. Le diable inconnu qui l’habitait et faisait de ses nuits d’étranges aventures se déchaîna soudainement. Empoignant la fille aux hanches, il la jeta sur le lit, se laissa tomber sur elle et se mit à l’embrasser avec une ardeur maladroite tandis que ses mains pétrissaient au hasard ce qui leur tombait sous les paumes.

Malmenée, à demi étouffée, Manon le repoussa vigoureusement et protesta, riant toujours.

— Miséricorde ! Comme tu y vas pour un coquebin ! Laisse-moi au moins respirer.

Vexé il s’écarta d’elle.

— Je ne voulais pas te faire de mal. Excuse-moi ! fit-il d’un ton contrit.

— Tu ne m’as pas fait mal. Seulement tu es trop pressé. Tu ignores tout de l’amour… et d’abord que pour être bien fait, il y faut du temps. Dis-moi, joues-tu d’un instrument de musique ?

— Non. Mais j’aime la musique, répondit Gilles qui ne voyait pas le rapport.

— Eh bien ! n’oublie jamais ça : un corps de chair c’est comme un instrument : il faut apprendre à en jouer… et moi, je vais t’apprendre.

Malgré sa jeunesse, la petite servante de l’Hermine Rouge était un excellent professeur, plein de délicatesse et de vitalité, et Gilles prit à cette première « leçon de choses » un plaisir si vif qu’à peine ranimé d’une bienheureuse inconscience consécutive à une sensation parfaitement neuve, il réclama sur-le-champ une nouvelle édition qui lui fut généreusement accordée… puis une troisième. Mais cette fois l’élève prit la direction des opérations et se montra si brillant que Manon, encore haletante, chuchota contre son oreille :

— Il vaut mieux que tu ne reviennes pas trop souvent ici car, si je me mettais à t’aimer je ne serais plus en sécurité…

— Mais je veux revenir. Il y a des leçons que l’on ne doit pas se lasser d’apprendre, fit-il joyeusement.

— Tu n’as déjà plus grand-chose à apprendre. Comment feras-tu lorsque tu iras à confesse ? On dit ceux de Saint-Yves très sévères sur ce chapitre !

D’un geste insouciant, Gilles balaya tout un horizon de coups de fouet et de douloureuses stations sur les dalles de la chapelle.

— Je ne dirai rien et voilà tout ! Mieux vaut se taire que promettre de ne plus recommencer… et ne pas tenir. Mais, dis-moi, Manon ? C’est de Yann Maodan que tu tiens toute cette jolie science ?