— C’est idiot ! Réfléchis un peu et regarde la situation en face ! Elle est folle de lui mais devrait comprendre que la réciproque n’y est pas. Qu’il ait de l’amitié, certes, peut-être même de l’affection pour elle – d’où le souci de l’écarter de lui le plus possible –, alors que peut-elle espérer de mieux que mourir avec lui ?

— Être à jamais unis dans l’Éternité ? murmura Aldo, soudain rêveur. Tu pourrais avoir raison.

— C’est pourquoi son dernier billet refusait que l’on tente quoi que ce soit pour la retenir ou la retrouver !

— Et ça te convient  ?

— Si elle était seule, pourquoi pas ? Chacun est libre de sa propre vie. Mais outre la peine que nous aurions, il y a celle de Tante Amélie. Oh, elle ravalerait son chagrin, mais je suis persuadé que c’en serait fini de sa joie de vivre. Je sais ce que tu vas me dire : « L’an passé elle a cru que le Pr Zehnder allait nous l’enlever, pourtant elle n’a rien dit ! »

— Si. À moi, sur le ton de la plaisanterie, mais je sais qu’au fond elle le redoutait. Encore les revoirs fréquents étaient-ils possibles, mais que faire contre la mort ? Sinon penser que l’on en a peut-être soi-même pour peu de temps avant de rejoindre ceux que l’on a perdus.

— Nous, c’est du temps que nous sommes en train de perdre en philosophant à rebours. Alors, question : on fait quoi ? Tu pourrais aller jusqu’à la Ferme voir si d’aventure Hugo n’aurait pas refait surface…

— J’y vais de ce pas. Mais toi, à quoi vas-tu occuper tes loisirs ?

— Essayer de réfléchir histoire de me désennuyer. Une promenade me remettrait les idées en place… le long de la frontière par exemple : vérifier les dires de Durtal et repérer ses « trous » ?

— Pas une mauvaise idée mais fais tout de même attention !

— T’inquiète pas ! Il fait beau. La promenade sera charmante !

Il n’en lâcha pas moins un soupir quand la voiture d’Adalbert disparut au tournant de la route. Machinalement il fit quelques pas dans la même direction puis vira de bord afin de revenir à l’hôtel. Tout en marchant, il se retournait à intervalles irréguliers pour jeter un coup d’œil à cette route par laquelle Adalbert avait disparu, comme si elle l’attirait irrésistiblement, s’en rendit compte et se traita d’imbécile :

« Décidément tu dérailles ! » se reprocha-t-il en revenant à la position normale sans reporter son attention à ce qui se passait devant lui. Heureusement, le conducteur de la voiture qui venait en sens inverse avait de bons réflexes et donna un coup de volant qui lui évita de l’accrocher, puis s’arrêta tandis qu’une voix féminine mais furieuse se faisait entendre :

— Regardez un peu où vous mettez les pieds et cessez d’aller en zigzag. Vous avez trop bu ou quoi ?

La voiture – une Fiat dernier modèle ! – était décapotée, ce qui permit à Aldo, confus, de constater qu’elle était jeune – la trentaine environ – et plutôt belle avec son teint lumineux, ses cheveux châtains dépassant du foulard de soie, noué en marmotte sous le menton, un visage frais éclairé par des yeux clairs dont la teinte hésitait entre le bleu pâle et le gris. Qu’elle fût en colère était indéniable… et encore ! Aldo avait l’impression qu’elle la forçait. En outre, il n’avait aucune intention d’engager une dispute et lui sourit :

— Recevez mes excuses, Madame, et mes félicitations pour votre sang-froid. J’aurais été désolé que vous vous blessiez en quelque manière que ce soit. Cependant cette route me paraît suffisamment large pour nous deux…

Il pensait qu’elle allait poursuivre son chemin mais, au contraire, elle gara sa voiture et coupa le moteur :

— Vous habitez ici ?

— Pour le moment, oui ! Auriez-vous quelque chose contre cet hôtel ?

Elle se mit à rire :

— Absolument pas ! J’y habite et j’espère que vous n’y voyez pas d’inconvénients ?

— Aucun puisque j’y ai moi-même élu domicile !

— C’est tout récent alors ? Parce que je ne vous ai pas encore vu.

— Tout récent en effet !

Il se voyait mal confier à cette charmante créature qu’il avait passé sa dernière nuit en prison. Question d’amour-propre ! D’autant que cette rencontre, à un moment où son moral lui jouait des tours, lui semblait rafraîchissante. Peut-être à elle aussi, car elle lui offrit un sourire radieux :

— Puisqu’il semble que nous rentrions tous les deux, partagerons-nous une tasse de café ? J’ai déjeuné chez des amis qui doivent ignorer que ce breuvage ne se prépare pas avec des cacahuètes grillées alors que celui de cette maison est divin ! Je revenais justement à l’hôtel avec l’intention d’en prendre une ou deux tasses.

— Je vous accompagnerai volontiers…

Il s’apprêtait à lui tendre la main pour l’aider à sortir de sa voiture mais elle avait déjà sauté sur ses pieds élégamment chaussés de daim du même bleu que son ensemble, le fond de l’écharpe qui entourait à la fois son cou et sa tête, son sac et ses gants.

— Avant de partager le café, nous pourrions faire connaissance  ? Je m’appelle Elena Maresco, d’origine roumaine pour vous éviter de chercher d’où je sors. Et vous ?

— Morosini. Aldo Morosini, de Venise. Très heureux de…

Mais elle ne l’écoutait plus. Les yeux soudain agrandis, elle éclata de rire :

— L’expert en merveilles ? Le… prince ?

— On peut le dire ainsi mais…

— Quelle chance inouïe ! Venir dans ce coin perdu y respirer l’air vivifiant de la montagne pour oublier l’agitation du monde et rencontrer l’enchanteur Merlin ! C’est incroyable ! C’est comme un conte de fées !

Voilà que cela recommençait ! Alors que l’espace d’un instant il pensait accorder une trêve reposante à ses soucis, sa fichue réputation venait de le rattraper une fois de plus ! N’aurait-il donc jamais la chance de rencontrer quelqu’un – chez les femmes surtout ! – qui consente à ne voir en lui qu’un homme comme les autres avec qui on pouvait parler de sujets divers n’ayant strictement rien à voir avec la joaillerie ? Au fond, il devrait peut-être lui avouer tout de suite qu’il se trouvait – momentanément espérons-le – transformé en repris de justice et que s’intégrer à la liste de ses relations amicales n’était vraiment pas une bonne affaire. Elle s’enfuirait alors en courant ? Il le regretterait à cause de son rayonnant sourire si réconfortant dans la période noire qu’il traversait !… Il s’était décidé à lui faire entendre la cruelle réalité quand elle cessa brusquement de rire et le considéra avec inquiétude :

— Ah ! fit-elle. J’ai l’impression que mon enthousiasme et moi-même tombons plutôt mal ! Vous êtes ici incognito, sans doute ?

— Non puisque je me suis présenté. Seulement…

— Seulement il y a des moments où vous trouvez votre auréole lourde à porter ? Je me trompe ?

Merveille ! Cette Elena n’avait pas été fabriquée dans le même moule que les autres !

— Non. Vous ne vous trompez pas ! Je suis ici avec un ami…

— Votre autre vous-même, je pense ? L’égyptologue ?… Non, ne reprenez pas votre mine chagrine… et allons boire le bon café en parlant… de ce que vous voudrez !

— Et pourquoi pas de vous ? proposa-t-il, le sourire retrouvé. Une jeune femme aussi intelligente que belle est un présent du Ciel et je vous rends grâces !

— Dieu, que c’est agréable à entendre ! Cette fois on y va !

Et ils rentrèrent ensemble à l’hôtel.

Cependant, Adalbert jouait les frontaliers et, après quelques hésitations dues au fait que les chemins se ressemblaient fâcheusement et que les fermes isolées avaient toutes un air de famille, il avait fini par dénicher celle qui ne portait pas d’autre appellation, comme si elle était seule de son espèce. Peut-être parce que plus grande que ses sœurs, et qu’elle arborait à son faîtage un lion couronné qui était tout un programme. Ce fut donc vers là qu’Adalbert se dirigea, d’autant plus sûr de son fait que, dans la vaste cour, un homme jeune étrillait un magnifique cheval noir à la robe lustrée.

Il ne consentit à interrompre son travail que lorsque la voiture fut assez proche pour rendre nerveux le beau seigneur. Il fronça d’ailleurs les sourcils :

— Que voulez-vous ? lança-t-il rudement. Pirate est un pur-sang et ne supporte d’autre proximité que celle de son maître et de la mienne.

— Aussi n’est-ce pas mon intention de vouloir vous importuner, répondit Adalbert en stoppant son moteur. Si vous êtes Mathias Olger, c’est vous que je viens voir !

— Moi ? Et pour quelle raison ?

Descendu de voiture, Adalbert s’avança lentement :

— Je suis bien chez M. Hugo de Hagenthal ? engagea-t-il courtoisement.

— Oui, mais il n’est pas là ! Et si c’est moi que vous venez voir, je me demande où est le problème ?

— Sa présence pourrait vous être une aide dans l’épreuve que j’ai le regret de vous apprendre…

— Qu’il soit là ou non ne change rien à la chose ! Quelle nouvelle m’apportez-vous à la fin ?

— Vos parents ont été attaqués à la Seigneurie. Votre père est mort et je crains que votre mère ne…

Adalbert s’attendait à une réaction, une explosion de douleur ou n’importe quoi d’autre, mais ce ne fut pas comme il l’imaginait. Simplement, le regard de Mathias s’était élargi de stupéfaction et il appela :

— Frantz !

Un adolescent d’environ dix-sept ans sortit aussitôt de l’écurie.

— Préviens ta mère que je me rends à Yverdon, avec Monsieur. Mes parents ont été agressés et sont peut-être morts. Tu sais ce que tu as à faire ?

— Oui, Monsieur Mathias. Ce sera fait !

Prenant la bride du beau cheval, il le ramena dans sa stalle en courant et revint presque immédiatement avec un imperméable et des gants en expliquant que le portefeuille était dans une poche. Après quoi Mathias endossa le tout et monta dans la voiture d’Adalbert. L’action s’était déroulée si vite que celui-ci n’eut même pas le temps de réagir. Il le fit cependant quand son passager imprévu lui intima :