— Et voir ce qu’à Paris on pense de tout cela. Il faut en finir ! conclut Aldo.

Et Marie échappa définitivement au bâillon !

Le retour au manoir se fit dans un pesant silence, chacun ayant conscience du poids de chaque minute sur la vie de Marie-Angéline, et après en avoir référé à Verdeaux et tenté – en vain ! – d’accrocher Langlois au téléphone, personne ne ferma l’œil avant que ne revienne le jour… Même le vin chaud ne réussit qu’à procurer un bien-être très passager.

Aussi Mme de Sommières fut-elle surprise, en rejoignant Clothilde après s’être rendue à la messe matinale, de trouver son hôtesse en train d’arranger un bouquet de ces roses anciennes, touffues comme des choux mais exhalant le plus divin des parfums, et qu’elle achevait de nouer avec un ruban de satin blanc avant de l’envelopper de papier cristal. La châtelaine apportait tant de soin à sa tâche que la marquise voulut se retirer, craignant d’être indiscrète, mais :

— Venez, venez ! invita Clothilde. J’allais monter vous demander si vous vouliez m’accompagner dans l’hommage que je rends, chaque année à pareille date, à la tombe d’une jeune fille qui se situe à une quinzaine de kilomètres d’ici. L’histoire en est étrange, douloureuse même… encore que, selon certains, elle se réduise peut-être à une simple aventure amoureuse… Mais je vous raconterai chemin faisant.

Quelques minutes plus tard, toutes deux embarquaient dans une petite voiture grise de si piètre apparence qu’elle en devenait anonyme… à la déception de Mme de Sommières qui, vu le beau temps, espérait que l’on prendrait le « tonneau », mais Clothilde, sans attendre une question – que l’on n’avait d’ailleurs aucune intention de poser –, s’en expliqua :

— Nous allons faire un peu de montagne et le chemin n’est pas très facile. Je ne veux pas y risquer les jambes de Gazelle ! Rien à craindre avec les chevaux-vapeur !

On partit donc en se dirigeant vers le nord de Pontarlier et en montant la plupart du temps. Contrairement à ce qu’elle avait annoncé, Clothilde ne disait mot, et sa compagne respectait son silence. Après l’étroite route, on emprunta un chemin encore assez large, puis un sentier qui semblait grimper vers le ciel. Un ciel d’azur si doux qu’il rendait plus impressionnante la silhouette noirâtre de ruines imposantes dont la vue arracha un frisson à la passagère.

— Voilà Noirmont ! fit enfin Clothilde en rangeant sa voiture à l’ombre d’un mur écroulé. Du plus loin qu’ils l’aperçoivent, les gens du pays se signent ou enlèvent leur bonnet comme dans un cimetière. J’ajoute que toute la région le croit hanté.

— Il faut avouer qu’il est impressionnant. D’ailleurs, il ne paraît ruiné qu’en partie, remarqua la marquise en sortant ses lunettes afin de mieux voir la sombre construction dressée au bord d’un champ en pente menant à un ravin abrupt. Quant à être hanté, c’est peu vraisemblable. Je vois là-bas une croix de pierre tombale…

— C’est à cet endroit que nous allons déposer nos fleurs. Et c’est seulement une croix votive, car personne ne repose sous la dalle…

— Personne ?

— Eh non ! Rien que le souvenir d’une ravissante jeune fille disparue au soir de ses noces sans que l’on puisse en trouver d’autres traces que son voile accroché à un buisson. C’est lui qui est sous la pierre.

— Comment a-t-elle pu disparaître ?

— C’est la question demeurée sans réponse ! Il y a un siècle, Isabelle de Noirmont, unique héritière d’une vieille et noble famille, épousait ici même Armand de Flavacourt sous les plus heureux auspices. Beaux et riches tous les deux, ils s’aimaient. Grande fête donc que ces épousailles ! Après le déjeuner et en attendant le bal du soir, quelqu’un proposa une partie de cache-cache. Dans ce vaste et vieux château truffé de couloirs et de recoins, ce serait follement amusant. Et on donna le départ !…

« La partie dura longtemps. Tout le château retentissait de cris, de rires, d’appels, de portes qui claquaient et de galopades. Mais quand, enfin, on se retrouva dans la grande salle un peu hors d’haleine, il fallut bien se rendre à l’évidence : la mariée avait disparu…

— Disparu ?

— Pendant des heures on la chercha, l’appelant à tous les échos, fouillant, des caves aux combles. Les invités, les gardes, les serviteurs, les paysans qui dansaient dans le village, tout le monde s’y mit, mais on ne trouva rien. Pas la moindre trace !

— C’est assez incroyable ! murmura la marquise.

— C’est aussi mon avis, pourtant je ne fais que relater la vérité. La nuit entière passa en recherches. On pensa d’abord aux ravins sur lesquels s’élevaient les vieilles tours. On y descendit avec des lanternes et des cordes, mais sans succès. Pas le plus petit indice !

« On pensa alors à des bohémiens qui avaient campé quelques jours auprès du château mais avaient décampé en fin de journée, alors même que la partie n’était pas finie et, naturellement, on leur courut après, ce qui ne fut pas difficile parce qu’ils ne se pressaient pas. Mais on fit chou blanc. Dès lors, un rideau noir tomba sur une noce aussi tragiquement terminée. Les invités s’éloignèrent les uns après les autres tandis que Flavacourt, désespéré, cherchait encore, jusqu’à ce qu’un horrible doute lui vînt, une explication portée par une de ces bonnes âmes comme il en pousse dans toutes les tragédies : il était inutile de chercher Isabelle parce qu’elle était partie dès le début du jeu afin de rejoindre discrètement celui qu’elle aimait en secret. Ce qui était tout de même un peu fort et révulsait Mme de Noirmont. On avança aussi qu’elle avait pu tomber dans l’un des fameux ravins, dans quelque faille de montagne, et s’y tuer net. Ou encore être victime d’une bête sauvage… à moins qu’un de ses amoureux déçus – belle et riche elle n’en manquait pas ! – ne l’ait enlevée purement et simplement… Quoi qu’il en soit, le deuil s’installa et aussi la légende d’une dame blanche qui, la nuit, errait en pleurant…

— Et que devint sa mère ?

— Après trois ou quatre ans, elle ne put plus se supporter dans le décor de ce drame. Elle ferma le château en laissant seulement un gardien pour éviter qu’il ne soit pillé, et alla enfin se retirer au couvent des Annonciades où elle acheva sa vie dans les larmes et la prière. C’est elle, bien sûr, qui a fait planter la croix et la petite dalle qu’elle domine…

— Quelle affreuse histoire ! Mais vous, dans tout cela…

— Vous vous demandez ce que je viens y faire et le pourquoi de ces fleurs ?

— Je l’avoue… mais pour rien au monde je ne voudrais me montrer indiscrète !

Clothilde se mit à rire :

— C’est un travers dont il ne viendrait jamais à l’idée de personne de vous l’attribuer !… Ma grand-mère maternelle était l’une des rares amies que Mme de Noirmont avait conservée… sinon la seule ! Toute mon enfance et même jusqu’à présent j’ai été impressionnée par cette triste histoire, et après la mort de cette pauvre femme je me suis donné à tâche de fleurir la tombe oubliée à chaque anniversaire de ce mariage tragique.

— Mais le jeune époux ? Qu’est-il devenu ?

— Il est entré chez les moines de Montbenoît où il est mort une dizaine d’années plus tard.

— Et ce château appartient à qui ?

— À l’État… qui ne s’en soucie guère. Il se dégrade un peu plus chaque hiver…

Tout en parlant, les deux femmes s’étaient approchées de la croix devant laquelle Clothilde s’agenouilla, armée d’une brosse, après avoir confié ses fleurs à Mme de Sommières :

— Je fais toujours du ménage afin que les inscriptions ne disparaissent pas trop vite…

La plus importante disait : « Isabelle de Noirmont, vicomtesse de Flavacourt 1867- ? » Puis, au-dessous, et en écriture italique, une phrase qui, bien qu’en voie d’effacement, arracha un cri de surprise à Mme de Sommières :

— Qui… qui a écrit cela ?

— Mme de Noirmont je pense ? Mais vous voilà bien pâle tout à coup ?

— Il y a de quoi ! Cette phrase, « Elle est là où tout se perd sans espoir de retour », je l’ai entendue à Granlieu la nuit dernière, prononcée par cet abominable von Hagenthal. Et cela ne peut pas être innocent !… Oh, mon Dieu ! se pourrait-il qu’on l’ait enfermée là-dedans ?…

Un instant, Clothilde, figée comme par la foudre, la regarda, puis :

— Vous pourriez avoir raison ! on rentre… et tout de suite !!!

Deux minutes plus tard, elles roulaient de toute la vitesse possible sans risquer de se casser le cou vers le manoir où elles trouvèrent Lothaire, Aldo et Adalbert réunis dans la bibliothèque.

— Je crois qu’on sait où elle est ! clama Clothilde qui haletait comme si elle venait de fournir une longue course…

Et de dévider son histoire d’une voix que l’émotion faisait trembler. Ce qui agaça son frère :

— Si tu commençais par te calmer ?… Ou plutôt, laisse donc la parole à Mme de Sommières ! Elle a l’esprit plus cartésien que toi !

— J’ai horreur que l’on me traite de cartésienne ! protesta celle-ci. En outre, Clothilde n’a rien dit que ce qui semble l’évidence. Et au lieu d’ergoter, on ferait mieux d’aller examiner de plus près ce qui se passe là-bas !

Lothaire hésitant visiblement, Aldo se lança dans la bataille :

— Que ce soit plausible ou non, moi j’y vais… et tout de suite ! Toi aussi j’espère ? fit-il à l’adresse d’Adalbert qui semblait rêver et tressaillit :

— Non ! riposta celui-ci, furieux. Je vais rester ici à vous attendre ! Quelqu’un pourrait peut-être m’apprendre à tricoter ?

Puis, allongeant une bourrade à Aldo, il suivit Lothaire qui réclamait des pioches, des pelles et autres outils. En dix minutes, on fut prêts à partir avec deux voitures dans lesquelles on entassa tout ce qui pouvait se révéler utile. Y compris une boîte à pansements, une trousse médicale et le nécessaire pour les premiers soins d’urgence. Étant donné son âge, on hésitait à emmener la marquise car, si Clothilde avait deviné juste, l’expédition pouvait être dangereuse. Elle le comprit :