— Qu’il y soit descendu ne prouve en aucun cas qu’il vous ait vu !

La stupeur en face d’un tel entêtement laissa Aldo sans voix. Lothaire le relaya :

— Mais que vous a fait Morosini pour que vous vous acharniez ainsi à sa perte ?

Le juge le regarda avec une surprise candide :

— Où voyez-vous de l’acharnement ? Il y a d’un côté une accusation nette, formelle, réitérée, et de l’autre des dénégations qui jusqu’ici n’ont apporté aucune preuve.

— Et celui-ci, il vous en a donné une preuve ?

— Il se contente de dire ce qu’il a vu !

— Machu dit aussi ce qu’il a vu, et cela me paraît au moins aussi intéressant !

— Plus pittoresque en tout cas ! En conclusion, Monsieur Morosini restera jusqu’à plus ample informé sous la garde des gendarmes de Pontarlier. Nous aviserons par la suite sur son transfert à Besançon et…

— Un instant ! riposta Lothaire. Si on en vient là, il lui faudra un avocat !

— S’il n’en connaît pas, on lui en attribuera un d’office !

— Nous nous en occuperons ! Encore une fois, vous refusez de le libérer sous ma caution ? Si je vous donne ma parole qu’il ne sortira pas du manoir ?

— Ce n’est pas suffisant ! Qu’il s’estime encore heureux que je l’autorise à résider à la gendarmerie, sous la responsabilité du capitaine Verdeaux.

Machu, que l’on n’avait pas entendu depuis un moment, interrompit le dialogue :

— Pendant qu’vous y êtes, M’sieur l’juge, pourriez pas m’donner à moi aussi un billet d’logement chez l’capitaine ?

— Et quoi encore ?

Il allait retourner à sa voiture mais Lothaire s’interposa, les dents serrées, retenant mal sa colère :

— Et l’enlèvement de Mlle du Plan-Crépin ? Et la mise à mal de mes serviteurs ? Et la balle qui a failli tuer ma sœur, on n’en parle plus ?

— Oh ! je n’oublie pas. Pour cela aussi une reconstitution va s’imposer.

— Si elle est du genre de celle-ci, nous allons nous retrouver au pied de la guillotine !

— Vous vous oubliez, Monsieur !

— C’est vous plutôt qui oubliez que je suis professeur au Collège de France, agrégé d’histoire, Maître de conférence en diverses facultés. Commandeur de la Légion d’honneur… et décoré d’un tas de babioles similaires qui devraient vous donner à réfléchir ! Si vous me refusez la garde de Morosini, je vais la demander au garde des Sceaux… et même au président de la République…

L’autre essaya d’ironiser :

— Tout ça ? Je me demande bien pourquoi ?

— Parce que vous m’insultez et que je n’ai jamais permis à qui que ce soit de douter de ma parole.

— Estimez-vous heureux que je le laisse à Pontarlier et ne lui passe pas les menottes ! De toute façon, vous-même devez rester à disposition : j’aimerais éclaircir cette histoire de société secrète…

— M’enfin ! protesta Machu. Puisque j’vous dis qu’y était pas ! Feriez mieux d’rechercher la poule…

— Cela suffit ! Nous en avons assez entendu pour aujourd’hui ! Aussi nous rentrons !

Jugeant inutile de discuter plus avant avec un homme dont il ne doutait plus un seul instant qu’il soit fermement décidé à ne tenir aucun compte de ce qu’il pourrait déclarer, à moins que ce ne fût à charge, Lothaire retourna vers sa voiture avec Adalbert. Visiblement furieux :

— Cette comédie a assez duré ! gronda-t-il en malmenant son innocent démarreur. Demain j’irai déposer plainte auprès du procureur de la République à Besançon ! Ce type se fout de nous dans les grandes largeurs… ou alors il est de mèche avec les autres ! Ce n’est jamais qu’un petit juge d’instruction…

— Ce n’est pas moi qui vous donnerai tort, mais ces reconstitutions à la noix nous font perdre du temps et je préférerais qu’il s’occupe de Marie-Angéline. Et cette fois je ne vous cache pas que j’ai vraiment peur ! Ses ravisseurs ont eu largement la latitude de la tuer !

— Que proposez-vous ?

— D’aller la nuit prochaine faire un tour au château de Granlieu. Sous le prétexte qu’on le remet à neuf, personne ne songe à s’y intéresser. J’ai dans l’idée que la meurtrière pourrait s’y cacher.

— J’y pense aussi ! En attendant on pourrait peut-être récupérer Machu. Comme il est le seul à l’avoir vue, il pourrait lui arriver des misères !

Ils allaient quitter la route vicinale menant à la Source. Lothaire s’arrêta, se retourna : juché sur la selle de son vélo, le clochard les suivait. Adalbert descendit pour ouvrir le coffre :

— Mettez votre bécane là-dedans, on vous emmène !

— Moi ? fit Machu, tout de suite méfiant. Pour quoi faire ?

— Parce que vous risquez d’être en danger avec votre histoire de bonne femme !

— Vous y croyez pas ?

— Évidemment que si ! C’est même pour cette raison que l’on veut vous mettre à l’abri. Vous êtes un homme précieux… et courageux, ce qui ne gâte rien !

— Vous m’emmenez où ?

— Chez moi ! Et ne vous tourmentez pas, la cuisine y est aussi bonne qu’à la gendarmerie.

— Si vous l’dites ! soupira Machu en chargeant son vélo dans le coffre de la voiture. Mais j’suppose qu’c’est avec c’qu’on appelle une arrière-pensée qu’vous voulez m’voiturer ?

— Pas le moins du monde ! répondit Adalbert. On aimerait que vous nous décriviez la femme ! La meurtrière, quoi !

— Ah ça ! volontiers ! Et autant d’fois qu’vous voudrez parc’que pour un joli spectacle c’était un joli spectacle ! J’la r’verrai longtemps d’bout d’vant lui, les bras l’vés pour dénouer son chignon…

— Blond ou brun, le chignon ? demanda Lothaire entre ses dents.

— Brun… comme d’la soie ! Pis j’ai plus rien vu parc’qu’elle s’était glissée cont’lui pour l’embrasser. Même qu’il y mettait d’l’enthousiasme, le gars ! Après y a eu un gargouillis et elle s’est r’dressée, le laissant su’l’flanc : égorgé, pisser son sang pendant qu’elle allait s’récurer… Oh, j’avais bien une idée…

— Pourquoi ne pas l’avoir dit au juge ?

— L’aurait fallu qu’y m’écoute ! M’aurait p’t’être même fait enfermer si j’avais dit c’que j’pensais, ajouta-t-il d’une voix soudain changée.

— Que pensiez-vous ?

— Qu’c’était p’t’être la Vouivre ? L’était si belle ! Manquait juste les serpents et la couronne, mais l’rubis elle l’avait.

— Vous avez eu raison, conclut Adalbert. Il vous aurait certainement pris pour un fou.

Quand on approcha de Pontarlier, Machu demanda à descendre. Tout compte fait, il préférait reprendre sa liberté afin de ne gêner personne. En outre, il avait une idée qu’il avait envie de vérifier. Il expliqua que, de toute façon, il retournerait à la gendarmerie le soir avec son billet de logement !

— Votre quoi ? sursauta Adalbert.

— Une volaille grassouillette, pardi ! J’pense que j’serais mieux chez les pandores qu’chez vous, sauf vot’respect ! Et vous f’riez pas mal d’faire gaffe où qu’vous mettez les pieds !

Sur cette dernière recommandation, Machu enfourcha son vélo et partit en sifflotant en direction de Pontarlier, mais il avait dû prendre l’un des chemins latéraux parce que la voiture ne le rattrapa pas. Les deux hommes roulèrent un long moment en silence, enfermé chacun dans ses pensées mais, Adalbert n’étant pas homme à les garder indéfiniment pour lui seul, finit par lâcher :

— Il y a tout de même une chose que je ne parviens pas à comprendre  ! C’est la raison pour laquelle ce petit juge s’enfonce dans la conviction d’un Morosini coupable à mesure qu’on lui démontre qu’il a tort !

— J’ai remarqué ! Au début il était même plutôt aimable, et nos relations d’urbanité se sont dégradées assez rapidement. Le bouquet a été quand Machu a pris la parole pour lui asséner qu’il avait tout faux et qu’en fait d’Aldo, l’assassin était une femme sublime…

— Reste à savoir où commence et où finit le sublime chez Machu ! Ne vous y trompez pas ! On rencontre souvent des gens surprenants parmi nos paysans ! L’Histoire a profondément marqué la Comté Franche dont elle a emprunté les grands chemins, et même les plus petits. Terre de passage obligatoire avec ses cluses, ses châteaux, ses figures durement burinées, et enfin terre de légende, notre Comté avec ses forêts parfois impénétrables, ses montagnes, ses eaux vives ou sages n’est pas une terre comme les autres ! Une terre de vaillance aussi : notre Machu, qui sait pertinemment que le juge l’a pris dans le nez, ne s’en cramponnera pas moins à sa version du crime ! D’abord parce qu’elle lui a fait trop forte impression pour qu’elle ne soit pas vraie ! Il enjolive peut-être, mais c’est tout ce que l’on peut lui reprocher !

— Ce n’est pas l’avis de Gondry ! Qu’est-ce qu’on peut faire pour tirer Morosini de ce piège ?

— On n’est pas sans armes, rassurez-vous ! Si vous avez de hautes relations à Paris, nous en avons quelques-unes à Besançon. Le procureur général est un vieux copain, et ça, Gondry ne le sait pas. On ira le voir dès que possible. Il est temps de mettre un terme au délire judiciaire !

— Ah, je préfère ça ! D’ailleurs, terroristes ou pas, j’appelle Langlois en rentrant. Je veux qu’on retrouve Marie-Angéline… et vivante si possible, ajouta-t-il avant de tousser violemment afin de déloger le chat qui venait de s’installer dans sa gorge. Quand je pense qu’on la laisse tomber alors qu’elle est peut-être déjà morte.

Cependant, on avait atteint Pontarlier qui semblait singulièrement agité.

— Cessez donc de jouer les gros tristeux ! fit Lothaire en lui tendant un mouchoir. Regardez donc ce qui se passe à la gendarmerie ! C’est pour le moins inattendu ! Et je me demande comment on va faire pour entrer !

Un effet, un attroupement s’était formé devant le « domaine Verdeaux ». Un vaste échantillonnage de la population grouillait autour de la plus insolite des voitures : interminable, gris argent enjolivé de chromes étincelants, franchement inadapté au décor ambiant, un coupé Rolls-Royce, nanti, sur le siège avant, d’un chauffeur et valet de pied en tenue assortie, drainait la quasi-totalité des gamins de la ville et une partie des passants fascinés par tant de splendeur britannique :