— Encore une que la carrière de son époux n’intéresse pas ! déplora Verdeaux… Tu nous le sers cet apéritif ? Je vais chercher notre altesse !

— Ne l’appelez pas ainsi ! prévint Adalbert. Il a droit seulement à Excellence, et de toute façon si son titre lui est parfois utile, la plupart du temps il l’agace !

— Pourquoi ? C’est formidable !

— Parce que si les dames en raffolent généralement, les hommes, eux, ont tendance à l’envier et, du coup, ils trouvent Aldo antipathique !

— Grotesque ! Je le ramène ! Quant à toi, femme, si l’apéritif n’est pas servi quand nous remonterons, je demande le divorce !

11

Profession ? Voleur de poules !

— Une reconstitution ? s’écria Mme de Sommières. Pour quoi faire puisqu’il n’y avait personne ?

— N’exagérons rien ! répondit Lothaire en y mettant le maximum de diplomatie possible, parce qu’il savait combien le sujet irritait la marquise. N’oubliez pas qu’il y avait le corps de ce pauvre Legros qui n’avait pas dû venir par l’opération du Saint-Esprit. Vidal-Pellicorne et moi l’avons trouvé la gorge ouverte sur un rocher au- dessus de la Source. On se penchait sur lui quand est arrivé Gilbert Dauphin avec deux gendarmes qui nous ont reproché notre retard, « sans quoi le malheur eût été évité ! », et aussitôt il a accusé Morosini : il prétendait avoir assisté au meurtre…

— Et il a accusé Aldo ?

— Formellement ! Ce salopard a juré qu’il était encore penché sur sa victime. Il a même dit comment il était habillé, puisqu’il l’avait vu s’enfuir vers une voiture que Dauphin a entendue démarrer. Nous on s’est amené sur ces entrefaites, et vous savez la suite…

— Ce que je ne comprends pas, observa sa sœur, c’est que les « autorités » se soient souciées de ce meurtre beaucoup plus que de ce qui se passait ici pendant ce temps-là : l’enlèvement de Marie-Angéline, nos horions personnels, sans oublier l’homme que j’ai abattu… et que ses complices ont pris grand soin d’emporter, ce qui fait que l’on ne sait toujours pas qui il est ! Son absence doit forcément faire un trou quelque part ?

— Pour ce que j’en sais, personne ne l’a réclamé jusqu’à maintenant. Nous verrons la suite demain. Pour l’instant, je ne vous cache pas que j’ai grand besoin de faire un somme ! Ne serait-ce que pour me remettre les idées en place.

— Vous devriez en faire autant, chère amie ! conseilla Lothaire en se penchant pour offrir son bras à la vieille dame.

La marquise l’en remercia d’un petit sourire :

— Vous êtes la sagesse même, mais, que voulez-vous, je ne peux m’empêcher de penser à mon neveu, jeté une fois de plus sur la paille humide des cachots…

— La paille humide ? gloussa Adalbert. Si Mme Verdeaux vous entendait, elle qui veut prendre soin de lui et même qui lui a donné la chambre de son fils qui est en poste à Biarritz ! Ne vous ai-je pas dit que nous venions de dîner ensemble ?

— Quelle excellente femme ! C’est un vrai cadeau du Ciel… mais si l’accusation se précise, il ne pourra pas rester là. On l’enverra à Besançon, sans doute, et où il n’y aura pas de Verdeaux mari ou femme !

— Pour l’instant ils sont là, et vous, il vous faut repousser toute pensée négative : c’est mauvais pour la santé ! plaida Adalbert. Enfin, cela m’étonnerait que Langlois ne s’en mêle pas et…

— Il est aux prises avec ses terroristes, Langlois !

— Ce qui ne l’empêchera pas de s’occuper de nous si l’affaire tournait mal ! Au besoin j’irai le chercher moi-même ! C’est un ami, que diable !

— C’est d’abord un…

— … très grand flic ! Le roi des policiers, je sais ! Je vais lui téléphoner demain matin aux aurores si cela peut vous rassurer !

Mais, « aux aurores », comme disait Adalbert, la ligne était des plus encombrées, et il y aurait plusieurs heures d’attente.

Pour le moment, la seule chose à faire était d’aller se coucher. Tout le monde était fatigué, y compris Mme de Sommières qui ne parvenait pas à s’endormir. Elle ne voyait pas comment le fait de jouer en plein jour une sorte de pantomime retraçant un drame qui avait eu lieu la nuit et avec des inconnus pouvait faire avancer une enquête en quoi que ce soit, surtout présidée par un juge d’instruction qui semblait décidé à faire d’Aldo un coupable, quoi que l’on puisse lui dire. Pourquoi ?

Heureusement, les gendarmes ne cachaient pas la sympathie que le pseudo-coupable leur inspirait. Principalement les Verdeaux. Aussi Tante Amélie cherchait fébrilement comment remercier l’excellente femme qui avait pris Aldo sous son aile et avait imposé pour lui un régime d’invité !

Sur le seuil de sa chambre, elle en avait parlé un instant avec Clothilde :

— Que l’on tienne pour nulles et non avenues les déclarations d’amis ou de serviteurs, je l’admets volontiers, mais pourquoi refuser l’évidence d’un passeport attestant le passage de frontières à l’heure même où avait lieu le crime ?

— Le juge Gondry doit penser qu’un comparse ressemblant plus ou moins à notre prince a fait le voyage et s’est arrangé pour lui rendre ses papiers à son retour ! Je suppose que quelqu’un a dû lui suggérer cette brillante idée et il s’y cramponne comme un chien à son os !

— Quel dommage que nous ne puissions pas assister à l’événement !

Le ton était si dramatique que Clothilde ne put retenir un bref éclat de rire :

— Cela, ma chère amie, ce serait plutôt de la prudence ! Ce juge doit se douter que nous apporterons un élément perturbateur risquant de se mêler à la représentation dont il se veut le metteur en scène ! Mais maintenant que nous le connaissons, vous pouvez faire confiance à Lothaire pour faire entendre son point de vue !

Bien que le temps s’obstinât à rester gris et frais, le cirque de rochers d’où jaillissait la Loue, en majestueuse cascade, n’en était pas moins d’une rare beauté. Elle avait séduit plus d’un peintre, à commencer par Gustave Courbet dont le pinceau inspiré avait reproduit à plusieurs reprises ce coin chargé de poésie forestière. Peu éloigné de Pontarlier, les amoureux y venaient s’appuyer au pont de bois dominant la masse d’eaux tumultueuses que semblait cracher la montagne… Naturellement, c’était l’un des premiers sites que les Vaudrey-Chaumard avaient fait admirer à leurs amis « parisiens » quand ils étaient venus pour le Tricentenaire, mais Adalbert aurait préféré le revoir en d’autres circonstances bien qu’elles ne fussent pas pires que la nuit du crime où le décor devait avoir un aspect un rien effrayant !

Arrivés sur place, le juge Gondry, guidé par Verdeaux, indiqua à l’un de ses hommes le rocher où le corps avait été découvert, et Aldo, visiblement d’une humeur exécrable, fut prié de mimer le meurtre.

— Indiquez-moi ce que je dois faire ! Comme je n’y étais pas, j’ignore comment l’assassin a opéré !

— Un peu facile comme défense ! grinça le juge. Monsieur Vidal-Pellicorne, voulez-vous lui montrer comment cela s’est passé ?

— Pas plus que Morosini je n’ai assisté au meurtre, Monsieur le juge ! Tout ce que je peux faire c’est supposer, vu la position du corps, que l’assassin s’est penché pour trancher la gorge d’un seul coup…

— À condition que la victime ne se soit pas débattue, relaya Lothaire. Or c’était un homme dans la force de l’âge et ça n’a pas dû être évident de l’installer dans cette position : à moins que lui et son meurtrier ne se soient assis côte à côte, puis l’un incliné vers l’autre ? Nous l’avons trouvé ainsi en tout cas ! Ce qui a permis au sang de couler directement dans l’eau. Et encore ! Ça me paraît fichtrement compliqué ! ajouta-t-il en essayant de mimer la scène… ou alors c’est que l’homme était gaucher. Ce qui n’est pas mon cas ni celui de Morosini…

— Vous arrangez l’affaire à votre façon ! coupa le juge. Ce que l’on peut comprendre, afin d’expliquer comment il a pu éviter d’être sali par le sang. Et même si cela avait été le cas ! Étant donné que chez vous aussi le sang avait coulé dans l’attaque subie par votre maison, vos vêtement ont dû être précipités au lavage et il ne doit plus en rester beaucoup de traces. D’abord, comment différencier un sang d’un autre ?

— Au laboratoire de la Sûreté, à Paris, ils font ça parfaitement, et quoique nous en soyons assez éloignés, je parierais qu’ils ne sont pas si mal outillés à Besançon ? lança Adalbert. Mais vous devriez le savoir, Monsieur le juge !

À cet instant, le gendarme qui jouait la victime, peut-être ankylosé, demanda la permission de reprendre la position verticale :

— Si je reste comme ça encore longtemps, je vais glisser dans la cascade… un faux mouvement et…

— Question de volonté ! grommela le juge.

— Un cadavre n’en déborde pas ! fit remarquer Lothaire. C’est son poids qui le maintient en place. Et c’est ainsi qu’on l’a trouvé…

Le « compagnon » d’Ornans, Gilbert Dauphin, dont on n’avait pas remarqué la venue, s’avança alors :

— Je confirme  ! C’est exactement ainsi qu’il était ! Je suis arrivé juste à temps pour voir le prince… machin, l’installer et…

Immédiatement, la colère de Lothaire se tourna contre lui :

— Et nous, on ne t’a pas vu ? Alors qu’on avait rendez-vous ? Quel jeu joues-tu, Dauphin ? Tu as oublié les règles de notre compagnie  ?

— Tu les as oubliées bien avant, en révélant notre existence à ces deux hommes que tu as même voulu introniser !

— Il se trouve que je les connais, et pas toi ! Je suis donc meilleur juge.

Craignant que les deux hommes n’en viennent aux mains, celui qui en exerçait la fonction s’interposa :

— Un peu de calme, Messieurs ! Vous êtes sérieusement en retard Monsieur Dauphin ! Le rendez-vous était…