— Qui alors ? s’entremit Adalbert.

— Pourquoi pas vous ? émirent les deux voix à l’unisson.

Adalbert resta un instant la bouche ouverte puis reposa sur son assiette sa composition gourmande :

— Ah ! fit-il. Et pourquoi ?

— Ne faites pas l’innocent ! lui jeta Tante Amélie. Nous savons tous que vous le jouez à merveille, mais il faut regarder les choses en face : que cela vous plaise ou non, Marie est amoureuse de vous, et le soir où le bon M. Bourdereau nous a ramené Plan-Crépin, elle vous a vu la remonter vous-même dans sa chambre sans cacher la joie que vous en éprouviez. Or je suis certaine qu’elle l’a remarquée et en a conclu que vous l’aimiez. La porte de sa chambre était entrouverte et se refermait doucement…

— Évidemment je l’aime… comme tout le reste de la famille, et comme j’aimerais ma petite sœur si j’en avais une !

— Seulement elle l’ignore ! Ce qu’elle a vu venir, c’est une rivale !

— Mais, sacrebleu !…

— Inutile de discuter ! Cette fille n’est pas normale, et nous le savons tous, intervint Clothilde en s’asseyant. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles nous la gardons. Par pitié ! Elle ne doit pas être très heureuse chez son père, et elle craint de l’être encore moins comme châtelaine de Granlieu ! C’est de la pure charité chrétienne ! Et puis, elle vous a rencontré et vous lui êtes apparu tel le sauveur qu’elle doit appeler de ses prières, le chevalier sans armure…

— C’est insensé ! ronchonna Adalbert. Pourquoi moi quand il y a Aldo dans le coin ? Vous avez raison, elle n’est pas normale, cette fille !

— Mais cessez donc de dérailler et de faire une fixation stupide sur Aldo ! Ce n’est pas M. Univers, et, grâce à Dieu, il doit exister de par le monde des filles insensibles à son charme. Si c’était le contraire, il serait mort depuis belle lurette, déchiqueté en menus morceaux et réduit à l’état de reliques comme… je ne sais plus qui au temps de l’Olympe ! Plan-Crépin nous dirait ça tout de suite, elle. Et puis…

Elle n’alla pas plus loin : une boule se noua dans sa gorge et elle se mit à sangloter dans sa serviette. Clothilde ne bougea pas, se contentant de lever sur Adalbert un regard interrogateur.

— D’accord ! fit celui-ci en se levant pour poser ses mains sur les épaules de la vieille dame. J’irai lui parler au moment que vous jugerez le meilleur !

— Il fait presque beau, aujourd’hui, souligna Clothilde. Pourquoi ne pas l’emmener se promener après déjeuner ? Le long du lac, par exemple ? C’est sans danger ! Et puis je vais aller la chercher pour déjeuner. On gagnera du temps.

Un timide rayon de soleil se glissa sous le bras du cardinal de Richelieu, éclairant la table où Marie les avait rejoints. Aussitôt Adalbert acheva son café et s’en saisit :

— Du beau temps, enfin ! C’était à désespérer de ne le revoir jamais ! C’est le moment d’en profiter ! J’ai envie d’aller faire un tour ! Vous m’accompagnez, Marie ?

Elle tressaillit :

— Moi ?

— Pourquoi pas ? Vous avez une mine de papier mâché, une petite marche vous redonnera des couleurs !

Rouge comme une pivoine, soudain, elle ne se le fit pas répéter deux fois, courut chercher une courte veste en laine… et un parapluie qui fit rire son compagnon  :

— Prévoyante, hein ?

— Le temps change si vite en ce moment !

— Ne vous défendez pas ! Ce n’était pas un reproche ! À votre âge, on est plutôt trop remuant que pas assez ! De quel côté voulez-vous aller ?

— Où vous voulez ! Cela m’est égal !

— Le long du lac, alors ? J’avoue avoir une préférence pour cet endroit !

Arrivés là, ils marchèrent un moment en silence. Les mains au fond des poches.

Adalbert avait, après en avoir demandé la permission, allumé un cigarillo, le nez au vent. Marie, qui marchait le regard fixé devant elle, lui jetait de temps en temps un coup d’œil vif dont il ne semblait pas s’apercevoir. Et soudain elle entendit :

— Comment vous êtes-vous débrouillée pour avertir les gens de Granlieu du retour quasi miraculeux de Plan-Crépin ?

Elle devint ponceau et s’arrêta net au milieu du chemin :

— De qui parlez-vous ?

— De Marie-Angéline ! La marquise l’appelle souvent ainsi et nous en avons pris l’habitude ! Cela l’apparente à l’un des esprits les plus puissants de la Renaissance italienne, un humaniste doublé d’un savant.

Elle voulut faire demi-tour mais il l’avait prévu et la retint d’une poigne solide :

— Oh, non ! Vous ne vous en tirerez pas comme ça ! On est là pour s’expliquer, et je vous jure qu’on va s’expliquer parce qu’il y a des choses que l’on ne fait pas selon mon code de l’honneur ! Comme par exemple trahir l’hospitalité que l’on m’a accordée ! Les Vaudrey-Chaumard vous ont accueillie, soignée, protégée, gardée chez eux contre la volonté de votre père, et vous les avez remerciés en…

— C’est faux ! Il y a du monde au manoir. Pourquoi voulez-vous à tout prix que ce soit moi ? Vous me détestez à ce point ? poursuivit-elle, au bord des larmes.

— Parce que cela ne peut venir que de vous, le seul élément étranger à la famille ! Avec nous, bien entendu, mais nous, nous aimons Plan-Crépin !

— Ah ! vous l’avouez ? s’étrangla-t-elle d’une voix tremblante de colère. Vous avouez que vous l’aimez ?

— Mais naturellement ! Je vous répète qu’elle fait partie de la famille…

— Oh, la famille ! fit-elle avec dédain.

— Libre à vous de détester la vôtre, mais ce n’est pas notre cas. Nous sommes liés par une solide affection à l’épreuve du temps et des aléas ! Et encore, vous n’avez jamais vu Lisa, la femme d’Aldo !

— Elle est belle, j’imagine ?

— Je crois qu’ils forment le couple le mieux assorti qui soit. Et elle aime beaucoup Plan-Crépin elle aussi !

— Et naturellement vous l’aimez ?

— Qui ? Lisa ? Naturellement… bien qu’elle ait aussi un fichu caractère, mais on ne peut pas la voir autrement.

— Assez avec la splendeur et les vertus des Morosini ! Moi aussi je suis belle, et je suis plus jeune que tous ces gens, et j’ai un trésor d’amour à vous donner ! Alors, pourquoi ne m’aimez-vous pas ?

— Je n’ai jamais dit ça ! Vous êtes charmante et je suis prêt à…

— ... à m’épouser ?

Le soupir qu’il exhala aurait pu gonfler une montgolfière :

— Ce n’est pas pareil, et vous devriez le savoir puisque vous deviez épouser Karl-August et que vous n’aviez pas l’air de vous plaindre de votre sort au soir du Tricentenaire ?

— Je m’en accommodais… tant que je ne vous avais pas vu !

Elle confessa cela d’un ton si dramatique qu’Adalbert éclata de rire :

— Et dire qu’elle a l’air de penser cette ânerie ! Mais, petite malheureuse, vous ignorez tout de moi. Et d’abord que je suis un vieux célibataire endurci et que je ne me marierai jamais !

— Qu’en savez-vous ? Vous n’êtes pas si vieux !

— Vous auriez pu laisser le « si » de côté ! Cela posé, chaque fois que j’ai envisagé la question, je me suis planté comme un débutant ! Où voulez-vous que je case une conjointe entre l’Égypte, mes travaux de fouille, ceux d’écriture et la vie douillette que me procure, quand je suis à Paris, mon fidèle Théobald, la perle des serviteurs… qui d’ailleurs a failli me planter là chaque fois qu’un vague bruit de mariage est parvenu à ses grandes oreilles ! Or, une demoiselle « de » Regille doit à son nom et à ses ancêtres de procréer… ou d’entrer en religion ! Alors, si vous voulez une petite place dans ce cirque, racontez-moi ce que je veux savoir, et on n’en parlera plus !

— Vous ne direz rien à Mademoiselle Clothilde ?

— Rien… à condition que l’on retrouve Plan-Crépin vivante. Dans le cas contraire, l’affaire retomberait entre les mains de la police, et elle aura besoin de tout savoir !

Cette fois, Marie baissa la tête en se tournant vers le lac :

— J’ai téléphoné au château de Granlieu. Sans donner mon nom !

— Et qui vous a répondu ?

— Une voix d’homme, mais pas celle de Karl-August. Elle avait un accent étranger…

— Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais Karl-August en a un. Il est autrichien !

— C’est vrai, mais comme j’en ai l’habitude, je ne m’en aperçois même plus. Et de toute façon ce n’était pas lui.

— Que vous a-t-on répondu ?

— Rien… enfin, l’on m’a remerciée… et… Ah ! Oui, on m’a demandé d’attendre un instant, puis la même voix m’a dit que si j’entendais du bruit une prochaine nuit, il ne fallait pas que je bouge et, même, qu’il ne serait pas mauvais de prendre un somnifère, ce qui me permettrait de rester entièrement en dehors de cette histoire, quoi ! C’est ce que j’ai fait, et comme on m’en donnait déjà pour que je passe de bonnes nuits, je ne me suis pas méfiée !

— N’en soyez pas si sûre ! Racontez-moi… Vous comptez rester encore longtemp au manoir ?

Les larmes montèrent instantanément aux yeux de la jeune fille dont l’air effrayé n’était pas feint !

— Où voulez-vous que j’aille ? Chez mon père ? Il m’obligera à épouser un homme qui me fait peur ! Et je n’ai aucun autre endroit où me réfugier !

— Pourquoi pas dans un couvent ? L’Annonciade, par exemple, me paraît ce qu’il vous faut.

— J’ai horreur des couvents ! On doit avoir l’impression d’y être emmurée… Et puis je n’ai pas la vocation !

— Si vous n’avez pas d’autre famille, je ne vois pas de solution !

— Si. Vous ! devenue votre fe…

Mais Adalbert avait usé sa réserve de patience :

— Ah, non ! Nous n’allons pas recommencer ! Vous êtes idiote ou quoi ?

Au vrai, il ne savait comment finir cet entretien. Le ciel vint alors à son secours : un nuage était apparu au-dessus de la menaçante silhouette du fort de Joux, poussé par un coup de vent qui laissa tomber quelques gouttes.