— Vous m’offrez l’une des plus grandes joies de ma vie, prince ! Mais que cela ne vous empêche pas de me faire signe si d’aventure vous retrouviez encore d’autres merveilles de ce genre !
Il sauta dans le canot qui démarra, vira et disparut dans un bouillonnement d’écume vers le quai des Esclavons avant qu’Aldo, planté sur le perron, eût vraiment réalisé ce qui venait d’arriver. Pourtant, il pensait bien connaître le Señor Montaldo, ses foucades, ses exigences et – pour tout dire ! – sa détestable éducation, mais il venait de se métamorphoser sous ses yeux en un bienheureux en route pour le Paradis.
— Je crois, fit derrière lui la voix douce de Guy, que cela valait tout de même la peine de vous déranger ?
— Sans aucun doute ! J’ai du mal à réaliser ! Il n’a même pas pris le temps d’un verre de champagne comme il le réclamait si fort tout à l’heure. Ce ne sont pourtant pas les premières émeraudes que nous lui vendons ! Il lui est arrivé de discuter comme un marchand de tapis !
— Un coup de foudre… Ou peut-être la crainte de voir Lady Ribblesdale mettre son nez dans nos tractations. Ce n’est pas à vous, mon cher Aldo, que j’apprendrai quelle réputation elle traîne dans son sillage !
— Oh, non ! Et maintenant il va falloir s’occuper d’elle ! Je vais la laisser mariner encore quelques minutes, le temps de boire un café à la cuisine. J’aurais aimé prendre un bain parce que ce foutu voyage a été épuisant, mais j’ai trop peur de la retrouver assise sur l’un des tabourets de la salle de bains !… Vous avez une idée de ce qu’elle veut au juste ?
— Aucune !
— On va se débrouiller pour s’en débarrasser rapidement. Après, j’appellerai Pontarlier pour savoir ce qui s’est passé hier soir. Elle a tellement l’habitude de se mêler de ce qui ne la regarde pas que je n’ose pas demander la communication avant.
En fait de café, Aldo en but trois tasses, se lava les mains, donna un coup de brosse à ses cheveux et s’en fut rejoindre son Érynie personnelle dans le salon des Laques.
— Allons voir ce que nous veut l’insupportable Ava ! Si je pouvais l’expédier aussi vite que Montaldo, j’irais porter un gros cierge à la Salute ! Mais cela m’étonnerait beaucoup !
À sa grande surprise, quand il pénétra dans le salon, sa malédiction personnelle n’avait pas bougé. Plantée, les bras croisés, devant le portrait de Felicia, elle avait l’air d’entretenir avec elle un dialogue muet :
— J’aimerais connaître son histoire ! émit-elle, toujours sans quitter des yeux le portrait.
— C’est une longue histoire, répondit Aldo gravement, et je ne suis pas certain qu’elle vous intéresse !
— Je pourrais vous répondre que je suis seule juge mais il se trouve que je suis un peu pressée. Alors je viens seulement voir si vous avez des nouvelles de mon diamant !
— Votre diamant ?
Une brusque colère envahit les immenses yeux sombres – restés magnifiques malgré l’âge – de l’Américaine.
— Voilà des années que je vous ai demandé un diamant, plus gros et plus beau que celui dont se pare ma cousine Lady Astor of Hever, des années que vous me le promettez…
Dieu que cette voix criarde pouvait être agaçante ! Et ce matin en particulier ! Il laissa la colère l’emporter :
— Soyez honnête pour une fois dans votre vie ! Jamais je ne vous ai rien promis de tel parce que c’est impossible. Certes, il existe des diamants plus gros, mais plus beaux que le Sancy, non ! C’est l’une des plus jolies pierres qui existent…
— Alors aussi beau… mais plus gros ! Et j’en ai assez d’attendre ! Admettez que vous n’y mettez aucune bonne volonté quand vous avez sous la main l’un des plus grands collectionneurs du monde… si ce n’est le plus grand !
— Que voulez-vous dire ?
— Ne faites pas l’idiot ! Moritz Kledermann n’est pas votre beau-père peut-être ? Et Dieu sait si la presse nous en a rebattu les oreilles il y a quelques mois ! Oseriez-vous jurer qu’il ne possède pas une ou même plusieurs pierres qui feraient mon bonheur ?
— Je ne jurerais certainement rien de pareil ! D’abord parce que j’ignore l’importance exacte de sa collection…
— Je ne vous crois pas ! C’est vous qui l’avez retrouvée, cette collection !
— Les journalistes racontent n’importe quoi !
— Ils disent aussi que vous-même possédez des joyaux des plus remarquables !
— Je ne le nie pas mais je suis comme les autres : ce que j’ai, je le garde pour moi. Au lieu de me poursuivre, pourquoi n’allez-vous pas demander au roi d’Angleterre de vous vendre le « Koh-i-Noor » ou l’un des « Cullinans » ? Ou encore demander le « Régent » au musée du Louvre ?
— Ridicule ! Vous, c’est différent : vous êtes marchand. Vous venez de vendre des émeraudes superbes à ce… à ce…
— … cet honorable citoyen du Pérou qui souhaitait en acquérir d’exceptionnelles. Et comme on venait de m’en proposer, je les ai achetées et je lui ai téléphoné aux fins de le prévenir ! C’est aussi simple que ça !
— Eh bien, achetez un diamant et vendez-le- moi ! Je ne vous demande rien d’autre !
— Quand donc comprendrez-vous que les grands diamants historiques ne se baladent pas à longueur de journée sur le marché ?
— Non, mais comme vous savez parfaitement où il y en a, allez voir un propriétaire et faites-lui une offre… alléchante !
— On ne fait pas d’offre alléchante à une personnalité royale !
— Il n’y a pas que les personnalités royales qui peuvent tomber dans la misère. Ou alors dites-moi un peu qui est ce M. Le Téméraire dont on parle tout le temps ?
La stupeur cloua Morosini sur place ! Il savait que sa culture n’allait pas très loin et qu’en dehors de Marie-Antoinette, dont les folies et le destin tragique faisaient une star indéboulonnable dans tous les milieux, de part et d’autre de l’Atlantique, les Américains – et même pas mal d’Européens – ignoraient pratiquement tout de l’Histoire en général, et celle de la France en particulier, mais là, les bras lui en tombaient ! (Rectification : Napoléon Ier jouissait lui aussi d’un statut à part !)
Afin de se sentir plus stable, il versa du champagne dans deux coupes, en donna une à sa tortionnaire, et avala l’autre d’un trait, puis s’assit en lui indiquant d’en faire autant.
— Pouvez-vous me dire, Lady Ava, qui vous a parlé de ce personnage ?
— Oh ! c’était il n’y a pas très longtemps ! On racontait qu’il collectionnait les joyaux, surtout les diamants ! On racontait aussi qu’il en avait perdu, je ne sais plus quand – mais récemment sans doute ! –, et aussi qu’il en avait vendu à la Suisse. Or chaque fois que je posais une question, on riait comme si j’avais fait un trait d’esprit ou que je faisais une bonne plaisanterie !
Elle, en tout cas, ne riait pas…
Aussi Morosini décida-t-il d’apporter quelques lumières dans ce monument d’inculture qui donnait certainement à rire à ceux qui n’aimaient pas l’ex-Ava Astor, ne fût-ce que pour sa sécurité à elle, car le Diable seul savait dans quelles pattes pouvait tomber une telle montagne de vanité, uniquement préoccupée de se procurer les plus belles parures.
— Lady Ava, commença-t-il doucement, il est grand temps de vous remettre les idées en place touchant le Téméraire !
— Vous le connaissez ? J’en étais sûre !
— Je le connais, oui, mais à travers les nombreux livres que j’ai lus sur lui et aussi grâce à mes propres recherches. D’abord, il ne s’appelait pas le Téméraire. C’était un sobriquet dû à une exceptionnelle bravoure poussée parfois jusqu’à la folie. Jadis on l’appelait aussi le Hardi ! En fait, il vivait au XVe siècle. Né à Dijon le 10 novembre 1433, il fut le derniers des ducs de Bourgogne, ceux que l’on appelait les Grands-Ducs d’Occident. Fabuleusement riche, il perdit en trois batailles – deux contre les Suisses et la dernière contre le duc de Lorraine – la plus grande partie de ses trésors qui, à travers les siècles, sont passés dans les mains des rois de France, d’Angleterre ou des empereurs d’Allemagne, sans compter les Suisses dont il est à l’origine de la richesse… Il se prénommait Charles et il est mort le 5 janvier 1477 devant Nancy qu’il assiégeait…
— Il est vraiment mort ?
L’incongru de la question lui coupa le souffle un instant. Il pourrait lui répondre que, depuis le temps, on ne pouvait garder aucun doute, mais il se contenta d’expliquer patiemment :
— On ne peut plus mort. On a retrouvé son cadavre dans un étang gelé, nu, le crâne fendu d’un coup de hache.
— On l’a enterré ?
— Naturellement. D’abord à Nancy puis à Bruges, dans l’église Sainte-Marguerite, auprès de Marie, sa fille unique, morte à vingt-cinq ans…
— De quoi ?
— On peut dire d’un accident de cheval, mais en fait, elle est tombée tête la première et le cheval s’est abattu sur elle !
— Drôle d’histoire ! Venons-en à la nôtre : avez-vous oui ou non un diamant pour moi ?
— Non. En revanche, j’ai une question : où avez-vous entendu parler du Téméraire et de ses joyaux ?
— Dans le train… ou plutôt sur le quai de la gare. Deux hommes parlaient de ses bijoux. Ils regrettaient qu’ils aient disparu, et l’un d’eux a dit : « Oh, ils reparaîtront bien un jour ! Il suffirait que Morosini s’en mêle ! » L’idée m’a effleurée alors de m’arrêter à Venise. Ce n’était pas très difficile : je partais moi-même pour Istanbul. Un simple changement de voiture… à condition d’avoir de la place. J’en ai eu une et me voilà… Au wagon-restaurant, je me suis fait donner une table à côté de la leur et j’ai écouté de toutes mes oreilles. C’est là que j’ai revu cet affreux marchand de guano qui avait déjà voyagé avec moi sur le Léviathan. Avant de quitter la gare, j’ai envoyé ma femme de chambre pour ne pas vous prendre au dépourvu !…
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