Autre signe distinctif, cette beauté rare se doublait d’un cœur sec comme un sarment, n’ayant jamais aimé qu’elle-même, et se distinguant aussi par ce détail qu’elle détenait sans doute le record du monde de la femme la plus mal élevée et de la gaffeuse volontaire. Ses incartades en avaient fait le cauchemar de Morosini qu’elle avait décidé une fois pour toutes d’appeler son « petit prince gondolier », et bien qu’elle lui ait été d’un certain secours dans la dangereuse affaire de Newport1, elle était pour lui une espèce de malédiction qu’il évitait de son mieux.

Jusqu’à présent, il avait réussi à la tenir à distance de son palais vénitien et de sa femme Lisa, mais ce temps béni venait de prendre fin, et que la redoutable Ava accompagne ce Péruvien milliardaire et uniquement branché sur les émeraudes ne lui disait rien qui vaille. Même si son dada à elle était les diamants non seulement célèbres mais portés par des reines…

À peine apparu, il essuya la première salve :

— Ce n’est pas trop tôt ! Savez-vous depuis combien de temps je patiente dans cette masure ?

— Désolé, mais veuillez vous rappeler, Lady Ava, que sachant à quel point mon humble demeure était indigne de vous, je ne vous y ai jamais invitée ? Bonjour, Señor Montaldo. Excusez-moi de vous avoir fait attendre mais M. Buteau a dû vous dire que j’étais absent et j’arrive tout juste de France… pour vous !

— Et moi ? Je n’ai pas droit aux excuses ? Il me semble que…

— Pourquoi en offrirais-je ? Vous n’aviez pas prévenu de votre visite ! Ce qui n’est pas le cas du Señor Montaldo…

— Qui vient chercher des émeraudes, d’après ce qu’il m’a dit ? Eh bien, donnez-les-lui et vous vous occuperez de moi ensuite !

— Ainsi ferai-je, en attendant, on va vous conduire dans le salon des Laques où l’on vous servira ce que vous désirerez pendant que je m’entretiendrai avec le Señor Montaldo…

— Il n’y a aucune raison pour cela. J’aime autant qu’une autre voir de belles émeraudes même si je leur préfère les diamants. Sans compter que sur une robe blanche… ! Allez les chercher !

Aldo sentit alors que son café commençait à bouillir dans son estomac mais s’efforça au calme :

— Comprenez-moi bien, Lady Ava ! Le Señor Montaldo vient du Pérou, un très long chemin pour recevoir des pierres qu’il a attendues fort longtemps. Il est normal que je les lui remette en particulier !

— Vous croyez ?

Elle n’avait pas l’air convaincu. Or, des nuages d’orage commençaient à s’accumuler sur le front – bas et têtu ! – du milliardaire péruvien. Si une tempête éclatait entre ces deux-là, il n’avait aucune envie de voir sa « masure » – où se remarquaient une fresque de Tiepolo, de précieux meubles Boulle, un admirable tapis de la Savonnerie et nombre d’objets choisis avec amour par Lisa – se muer en champ de bataille. C’est alors que Montaldo fit entendre son point de vue :

— Je veux mes joyaux tout de suite et je ne veux pas les montrer à cette femme qui me harcèle depuis qu’elle sait que je viens ici !

— Pourquoi l’avoir amenée en ce cas ?

— Pas moyen de faire autrement. Elle me surveille depuis que j’ai eu le malheur d’évoquer les merveilles que je vous ai demandées. Et je ne veux pas qu’elle les voie !

On n’était pas près d’en sortir !

— Bien ! exhala Morosini. Nous allons donc abandonner Lady Ava quelques minutes pour nous rendre nous-mêmes dans le salon des Laques. Entre parenthèses, il fait partie de mes appartements privés…

— Si c’est ça, j’y vais aussi ! déclara-t-elle, péremptoire.

Aldo ferma les yeux un instant, prit une profonde respiration et hurla :

— Pisani !

— C’est qui celui-là ?

— Mon secrétaire particulier, Angelo Pisani.

Il apparut aussitôt armé d’un large sourire. Comme il avait écouté à la porte, il n’ignorait rien du drame en cours et se contenta de saluer.

— Allez me chercher les « émeraudes Several » ! Et portez-les dans le salon des Laques où je vais me rendre dans l’instant avec le Señor Montaldo ! Cela fait, vous reviendrez prendre soin de Lady Ribblesdale en compagnie de M. Buteau. Vous lui montrerez quelques-unes des merveilles de cette « masure » ! Rassurez-vous, il n’y en aura pas pour longtemps ! Dites en passant à Zaccharia qu’il lui apporte du champagne, le temps lui paraîtra moins long !

— Moi aussi j’aime le champagne ! observa le Péruvien.

— Il vous attend déjà, fit Morosini courtoisement. Cela s’impose quand il s’agit d’une affaire de cette importance !

— Il est comment, votre salon des Laques ? J’aime beaucoup votre cabinet de travail, moi, alors que cette femme le dénigre.

À deux doigts de l’apoplexie, Aldo appliqua un coup de poing sur son bureau :

— Tâchez de vous mettre d’accord tous les deux ! Qui veut patienter un moment dans le salon des Laques ? Je rappelle qu’il est privé et que tout le monde n’y pénètre pas ! Et afin de prévenir une autre question, j’ajouterai qu’il contient… de très belles laques de Chine et deux portraits de dames…

Mais l’ex-Mrs Astor ne se laissait jamais prendre de court :

— Qui sont ?

— Je vous le dirai si vous allez les voir, Lady Ava.

La connaissant mieux qu’elle ne le pensait, il savait qu’en piquant sa curiosité il y avait toujours quelque chose à en tirer. Et, en effet, avant que Montaldo ait pu émettre un son, elle se levait :

— J’y cours ! Comme je suppose qu’il ne s’agit pas de la concierge ni de la fille du jardinier, je me dois d’aller les saluer alors qu’elles n’auraient que faire d’un… berger de ces dégoûtants lamas qui vous crachent dessus dans son pays !

Sans doute pour lui donner raison, le Péruvien, après avoir mâchonné quelques incompréhensibles jurons, cracha sur le superbe tapis de la Savonnerie qui occupait presque toute la superficie de la pièce. Ce que voyant, Pisani, avec un gémissement d’horreur, tirait un mouchoir de sa poche, attrapait de l’autre main la carafe d’eau, présente en permanence dans les environs, se jetait à genoux pour réparer les dégâts – à vrai dire fort minces – sous l’œil méprisant de l’Américaine :

— Heureusement qu’il ne chique pas ! constata-t-elle avant de glisser son bras sous celui d’Aldo. Emmenez-moi voir vos portraits de famille, mon petit prince ! Après quoi, vous tâcherez d’en finir vite avec ce personnage répugnant ! Des émeraudes ! Je vous demande un peu ! Alors qu’il a dû faire fortune en ramassant du « guano2 ».

— Vous faites erreur, Milady ! Le « guano » ce n’est pas lui mais les Patiño !

— Vous croyez ? N’importe, les oiseaux de mer en fabriquent en telles quantités sur les rochers qu’il y en a assez pour cinq ou six fortunes.

Pensant que le malodorant sujet avait suffisamment occupé le devant de la scène, Aldo ne releva pas le propos et garda le silence jusqu’à ce que l’on fût à l’entrée du salon. Ava lâcha d’ailleurs son bras pour faire quelques pas rapides à l’intérieur, se planta au milieu, regardant tour à tour les deux portraits avec une admiration qu’elle ne réussit pas à dissimuler :

— Oh ! dit-elle.

— Vous voilà à destination !

Il n’ajouta pas que c’était l’endroit idéal pour souhaiter une bienvenue qu’il était loin d’éprouver, se contentant d’un :

— Je vous envoie Angelo… et le champagne.

— Vous ne pensez pas que je vais boire avec votre secrétaire ? Ce sera avec vous, plus tard ! Dites-moi seulement qui elles sont et puis allez vous débarrasser de votre sauvage !

— Voici ma mère, la princesse Isabelle Morosini, fille du duc de Roquelaure, et il opéra un demi-tour complet sur ses talons : Voici notre héroïne, la comtesse Felicia Morosini…

— Pourquoi pas aussi princesse ?

— Branche collatérale : elle est mon arrière-grand-tante. Afin de vous rassurer, je vous précise que, née à Rome, elle était, avant son mariage, princesse Orsini !

Cette fois, la redoutable Ava ne trouvait plus rien à dire et laissa Aldo s’esquiver. Elle semblait changée en statue…

Regagnant son cabinet de travail, il expédia Angelo – et le champagne – la rejoindre.

— Ne faites pas de bruit ! lui recommanda-t-il. Pour l’instant elle est neutralisée !

— Eh bien, tout arrive ! commenta le jeune homme. Je dirais que c’est un vrai miracle !

Ce n’était pas le cas du Señor Montaldo. Debout devant le grand écrin que Guy avait ouvert sur le précieux bureau Mazarin, il en avait sorti un fabuleux collier composé de dix grosses émeraudes cabochons séparées par des feuillages de diamants. D’autres, en somptueuses gouttes vertes, composaient les pendants d’oreilles, et, pour compléter le tout, d’autres branches piquées d’émeraudes promettaient la création d’un diadème vraiment royal ! Aldo, d’ailleurs, n’avait nul besoin de vanter la beauté de cette parure : son client contemplait, avec, dans les yeux, une lueur fanatique qu’il connaissait bien. Cependant, le silence finit par devenir pesant :

— Elles vous plaisent ?

— Vous plaisantez, j’espère ? Jamais rien vu de plus beau !

— Sinon peut-être celle qui les portera !

— Décidément, vous voulez rire ! Aucune femme n’est assez belle pour s’en parer ! Elles ne sont que pour mes yeux ! Combien ?

Morosini donna un chiffre à multiples zéros qui lui semblait normal en regard de la qualité des pierres, et s’apprêtait à discuter, mais Montaldo tira de sa poche son carnet de chèques et un stylo, rédigea son titre de paiement sans quitter des yeux son acquisition puis referma l’écrin avec un soupir de satisfaction. Finalement, il introduisit son trésor dans un sac de cuir à multiples serrures qu’il riva à son poignet par une sorte de menotte, le recouvrit de son imperméable, serra la main d’Aldo, sidéré, et se dirigea vers l’entrée du palais où l’attendait l’un des canots du Danieli. Au seuil cependant, il s’arrêta et se retourna :