— Si on causait un peu, toutes les deux, comme nous le faisions à la maison, Plan-Crépin ?
— Comme à la maison ?
— Bien sûr. Y aurait-il un empêchement ? Le cadre n’est pas le même, vous ne revenez pas de Saint-Augustin avec l’enthousiasme d’une âme blanchie à neuf. Ce qui vous permet de mentir !
Le mot secoua l’automatisme teinté d’indifférence qui animait chacun de ses mouvements :
— Mentir ? Pourquoi ?
— Oh, ce serait assez naturel : sortie d’un lieu qui vous est étranger pour vous retrouver propulsée dans un milieu qui l’est presque autant, je n’en devine pas moins chez vous une gêne tout à fait naturelle… Mais à présent nous sommes seules et je suis sûre que vous vous sentirez mieux quand nous aurons tout mis à plat !
— Tout ? Comment l’entendez-vous ?
— Comme vous l’avez entendu vous-même ! Qu’est-ce qui vous a pris de disparaître sans rien dire à personne ? Même – et surtout ! – à moi ?
— Je croyais que nous avions compris. J’ai reçu une lettre émanant de… Quelqu’un…
— Qui vous est devenu cher. Assez du moins pour ne pas penser, ne serait-ce qu’un instant, qu’elle pouvait être un faux ?
Sur le point d’attaquer sa tartine, Plan-Crépin la reposa et détourna les yeux :
— Peut-être parce qu’elle me faisait tellement plaisir ! Je n’aurais pas supporté qu’elle soit mise en doute !
— Je crois me connaître suffisamment bien, Marie-Angéline, pour savoir que l’on a tendance, dans la famille, à me considérer comme une vieille dure à cuire, et l’on n’a pas tout à fait tort. Reste cependant que j’ai été jeune, en garde quelques souvenirs et suis encore capable de comprendre ce que vous avez éprouvé !
— C’est impossible !
— Pourquoi, mon Dieu ?
— Parce que nous avons toujours…
— Laissez tomber ce sacré pluriel de majesté… au moins pour un moment ! Nous ne sommes plus pour l’instant que deux femmes dont l’une a désespérément besoin d’un secours que son orgueil repousse. Alors mettez-le aussi de côté et répondez à ma question. Pourquoi ?
— Parce que vous avez toujours été belle et que je ne l’ai jamais été. C’est aussi simple que ça !
— Idiote ! Cela signifie quoi, la beauté ? Elle dépend uniquement de ceux qui nous regardent ! J’admets qu’elle puisse aider en certains cas mais ce n’est qu’un assemblage de lignes et de couleurs ; s’il n’y a ni cœur, ni esprit, ni charme, sous cette belle apparence, ce n’est rien ! Vous voulez de l’Histoire ? L’épouse de Talleyrand, qui était « belle comme un ange et bête à pleurer », n’a jamais connu de grandes passions, alors que Mme de Staël, sa contemporaine, qui était franchement laide mais bourrée de talents et d’esprit, a collectionné les amants !
— Je sais, oui, mais…
— Mais pour en revenir à vous, je vous rappelle qu’il existe non loin d’ici, à Zurich, un homme d’une valeur exceptionnelle, pas très beau mais charmant, qui ne demanderait pas mieux que vous épouser ! Dois-je en appeler au professeur Zehnder ?
— Vous croyez ?
— Oh, j’en mettrais ma main au feu ! Entre vous et La Joconde, il n’aurait pas une seconde d’hésitation. Moi non plus d’ailleurs : elle m’a toujours agacée avec son petit sourire entendu ! Mais nous nous égarons ! Tout cela pour vous dire qu’il en eût été autrement si, au lieu de filer prendre un train pour Besançon, après avoir fait les poches d’Aldo, vous étiez venue me voir munie de votre épître. Tout eût été différent !
— Je l’imagine sans peine ! On aurait appelé Langlois et déchaîné sur un homme malheureux…
— Ça y est ! Elle recommence ! Mais, sacrebleu, Plan-Crépin, où est passée votre intelligence ? Vous auriez été attendue en gare de Besançon, suivie par un ou une spécialiste…
— … Et le prince serait mort !
— Le prince ? Quel prince ? Vous voulez dire Hugo ?
— Je ne peux m’empêcher de l’appeler ainsi ! murmura-t-elle en rougissant. C’est… c’est plus fort que moi !
« De même, pensa Mme de Sommières, que tu ne peux t’empêcher de croire qu’il s’est mis à t’aimer – mal d’ailleurs ! – alors qu’il a tout fait pour t’écarter de son chemin ? Amour, amour quand tu nous tiens ! Adieu, prudence ! » Puis à haute voix :
— Durant votre captivité vous avez reçu d’autres lettres ? Plus belles encore, je suppose ? (Et comme Marie-Angéline se contentait d’opiner de la tête, elle ajouta :) Assez pour vous faire oublier les mises en garde plutôt sévères qu’il vous a adressées de vive voix ! Non je ne veux pas les voir ! Pas plus que les garçons, ni Langlois qui est pourtant d’une rare délicatesse pour un poulet…
— Un quoi ? Je rêve ou nous avons bien dit un « poulet » ? Je n’aurais jamais cru entendre une pareille expression sortir de votre bouche ? C’est… c’est…
Elle était à deux doigts d’étouffer d’indignation. Mme de Sommières lui offrit un grand sourire radieux :
— C’est entièrement volontaire mais je suis ravie du résultat : ma Plan-Crépin n’était pas partie aussi loin que je le redoutais !
1 Je rappelle à mes lecteurs que nous sommes au siècle dernier, dans les années 30. Pas le moindre Airbus en vue ! Il fallait alors au moins six heures pour aller de Paris à Vienne avec escales à Strasbourg, Nuremberg et Prague ! Pas tout à fait le temps des diligences mais presque !…
2 Les druides étaient au centre de la civilisation celte qui s’étendait de la Bohême aux îles Britanniques et de la plaine du Pô aux bouches du Rhin, avec des prolongements en Europe de l’Est et en Asie Mineure. Voir Jean Markale, Le Druidisme, Payot, 1985.
9
Où Aldo retrouve son cauchemar
En débarquant à Venise quelque vingt-quatre heures plus tard, Aldo était d’une humeur massacrante. Outre qu’il aurait donné sa main droite pour savoir ce qui s’était passé dans la nuit à Pontarlier, ce voyage décidé en urgence s’était révélé aussi mauvais que possible : crevaison, horaire changé inopinément, orage occultant toute visibilité, impossibilité de dormir même quelques minutes. Bref, il ne lui avait pas fallu moins de trois véhicules – la voiture d’Adalbert, un avion et un train – pour parcourir la distance de Pontarlier à Venise. Sans compter que Zian, qu’il espérait trouver à la gare Santa Lucia en arrivant, brillait par son absence pour avoir eu « des mots » avec le conducteur d’un vaporetto.
Son baromètre personnel affichait donc un avis de tempête quand il réussit enfin à rentrer chez lui, accueilli par le « Dieu soit loué ! » de Zaccharia, son vieux maître d’hôtel.
— Nous désespérions de voir Monsieur le prince ! exhala-t-il.
— Et vous avez bien failli avoir raison ! J’aurais été plus vite en revenant à pied… ou à la nage ! Il est là ?
— Qui ?
— Le Señor Montaldo ?
— Euh… oui ! Je dirais même plus : lui et… la personne qui l’accompagne.
— Parce qu’il n’est pas venu seul ?
— Euh… non !
— Qui ?
— Une… dame !
— Laquelle ? Bon sang il faut t’arracher les paroles aujourd’hui !
À son soulagement, Zaccharia n’eut pas le temps de répondre. Guy Buteau accourait, sortant du cabinet de travail d’Aldo dont il referma soigneusement la porte derrière lui :
— Vous voilà enfin ! Allez lui chercher un café, Zaccharia ! Il va en avoir besoin ! Je vais d’abord « leur » demander un supplément de patience pour vous permettre de vous rafraîchir… un instant.
Il s’esquivait déjà quand Aldo le retint d’une main vigoureuse.
— Un instant ! D’accord pour le café mais je veux savoir – et tout de suite ! – quelle est la dame qui accompagne Montaldo ! Il est marié ou quoi ?
— Oh, nous aurions préféré ! Vous aussi, je pense !
— Mais, ma parole vous tremblez ? Alors qui ?
— La… Lady Ribblesdale ! Elle est en train d’établir l’inventaire de votre bureau, mon pauvre ami ! Pardonnez-moi de vous avoir obligé à rentrer mais…
— Inutile de vous excuser, mon cher Guy ! Montaldo plus elle, c’était vraiment au-dessus de vos forces ! En admettant que ce ne soit pas au-dessus des miennes ! marmotta-t-il entre ses dents. La redoutable Ava plus ce Péruvien à peine civilisé ! Je me demande comment ils ont pu se rencontrer ?
— Sur le bateau, je crois. J’ajoute que… M. Montaldo m’est apparu un peu… bizarre quand je l’ai vu arriver avec elle !
— Bizarre ? Ou bien il est accablé par le destin ou bien il doit être complètement hagard !
Le café arrivait, véhiculé à vive allure par le jeune Angelo Pisani, le secrétaire d’Aldo, glissant sur les marbres polychromes du vestibule comme un goéland sur la glace. Il avait même pris la précaution d’apporter aussi, sur le plateau, la cafetière et le sucrier… Il avait eu raison : Aldo en avala deux tasses coup sur coup, se brûla héroïquement mais retrouva le sourire :
« Puis, à pas lents, musique en tête … / La Garde impériale entra dans la fournaise… », chantonna-t-il en sourdine, tandis que Zaccharia se signait précipitamment.
Il y avait un peu de quoi. La voix perçante de la visiteuse parvenait à franchir l’épaisseur de la porte, et Morosini hésita une seconde avant de l’ouvrir, redoutant un projectile quelconque, mais rien ne vint, heureusement pour la porte qui était un magnifique panneau ancien. Cependant, le spectacle qu’il découvrit était proche de ce qu’il imaginait.
Ratatiné dans son fauteuil, le Señor Montaldo, qui ne devait pas mesurer plus d’un mètre cinquante, suivait d’un œil inquiet les évolutions d’une grande femme d’âge indéterminé, très élégante et gardant plus que des traces d’une beauté sous laquelle s’étaient courbées l’Amérique entière et même une partie de l’Europe : Ava Lowle-Willing devenue Ava Astor, nom dont elle n’avait pas renoncé à se parer même après un divorce retentissant et la mort seigneuriale d’Astor sur le Titanic, et son mariage suivant avec Ribblesdale également passé de vie à trépas. Suivant la circonstance, elle employait l’un ou l’autre – parfois même les deux ! – depuis la disparition de ce dernier.
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