L’atmosphère si chaleureuse auparavant se chargeait insensiblement comme le ciel noircit avant l’orage. Un orage qui devait être en train de couver sous le crâne du Professeur.

— Que l’on ne nous dérange plus sous aucun prétexte, recommanda-t-il quand le majordome eut fini de servir.

— Bien entendu, Monsieur le Professeur. Je vous souhaite une bonne nuit, Messieurs !

— Bonne nuit.

— Ah, pendant que j’y pense, fermez tout, Gatien ! Nous avons à travailler, ces Messieurs et moi, et il n’est pas question de recevoir qui que ce soit !

Après un silence que Lothaire employa à boire son café en feuilletant son dossier, il s’éclaircit la gorge et déclara :

— Il y a ici douze noms – dont le mien ! – dont vous ne connaîtrez que les prénoms. Ces noms sont ceux de notables représentatifs de la cité où ils habitent. Je vais vous les énumérer tous. Nous avons Bruno, de Salins, Adrien, de Lons-le-Saunier, Bernard, de Dole, Jérôme, de Nozeroy, Lambert, de Morteau, Quentin, de Champagnole, Michel, de Montbarey, Claude, de Morez, Gilbert, d’Ormans, Lionel, de Mouthe et Marcel, d’Arbois, sans compter votre serviteur qui représente Pontarlier naturellement. Tous ont un nom, mais vous ne les saurez que plus tard, quand vous aurez été investis. À une exception, celle de Bruno de Fleurnoy, de Salins, qui descend de l’autre fondateur de notre compagnie. À bien y réfléchir, c’est le seul dont je réponde comme de moi-même.

— Et il est en quelque sorte vice-président ? s’enquit Adalbert.

— Si vous voulez. J’ajoute que, étant douze jusqu’à présent, j’ai droit au double vote quand nous avons à débattre d’un fait quelconque. Ce qui est rare.

— N’hésitez pas à me le dire si je vous semble indiscret, interrompit Aldo. Puis-je vous demander si vous soupçonnez l’un ou l’autre de ces hommes d’avoir trahi votre secret ?

Lothaire réfléchit un moment :

— Non ! À vous dire le vrai, je ne soupçonne absolument aucun d’eux. Par leurs caractères comme par leurs positions ils me paraissent au-dessus de tout soupçon. Mais étant donné les circonstances, je vais les convoquer sans tarder à une réunion plénière à laquelle…

— Il serait peut-être préférable que nous n’y assistions pas ! proposa Aldo.

— Et pourquoi pas ?

— Cela tombe sous le sens, il me semble ? Parce que nous sommes des étrangers, parbleu ! Passe encore pour Adalbert qui est français pur jus, mais moi je ne le suis qu’à moitié. En outre, ma profession ne peut que me desservir auprès de vos compagnons  !

— Soyez un peu sérieux, mon ami ! Quand on atteint le degré de réputation qui est le vôtre, vous imaginer magouiller avec un truand doublé d’un assassin relève de l’imbécillité pure !

— C’est fort aimable à vous mais je vous assure que, au cours de ma carrière qui n’a vraiment débuté qu’en 1920, il m’est arrivé d’avoir affaire à des gens, fortunés sans doute, mais rien de moins que recommandables ! Demandez plutôt à Vidal-Pellicorne !

— Je confirme  ! fit celui-ci avec un sourire. C’est curieux d’ailleurs, mais son titre princier lui a presque toujours valu d’être regardé de travers par les différentes polices avec lesquelles nous avons eu maille à partir au cours de notre déjà longue coopération ! À l’exception de New York ! Encore était-ce par la grâce de la recommandation du patron de Scotland Yard. Bien que dans les débuts celui-ci ait été plutôt méfiant vis-à-vis de lui ainsi que de moi, et quand je dis méfiant, c’est un aimable euphémisme !

— Les Anglais sont toujours méfiants envers tout ce qui n’est pas cent pour cent britannique ! Mais je suppose que ce n’était pas le cas de M. Langlois ?

— Oh, que si ! Oh, que si ! fit Adalbert avec enjouement. Il ne nous détestait pas mais c’était à la limite… car forcément je participais à la malédiction ! Depuis, évidemment, le paysage a changé et nous sommes à présent ses amis ! Idem pour Gordon Warren !

— Et à Yverdon, renseignez-vous auprès du commandant Schultheis, conclut Aldo. Alors, jusqu’à plus ample informé, je pense qu’il est préférable que vous nous laissiez à la maison. Surtout pour une affaire aussi sérieuse !

— Bon ! On verra ça ! Peut-être avez-vous raison, mais comptez sur moi pour ne pas laisser subsister l’ombre d’un doute ! Je vais les réunir demain soir !

Clothilde étant très occupée avec sa maison en voie de remplissage, Mme de Sommières se chargea d’autant plus volontiers du problème Marie que celle-ci, la considérant comme une « parente » de l’homme de ses pensées, n’y voyait aucun inconvénient, au contraire.

Harcelée de questions remontant presque jusqu’à la naissance du héros, la marquise fut cependant obligée d’avouer que l’égyptologue n’était élevé au rang de neveu que depuis une dizaine d’années – qu’elle n’avait pas vues passer d’ailleurs ! – depuis la nuit où Aldo, s’aventurant dans le jardin d’Éric Ferrals, trafiquant d’armes et voisin immédiat du parc Monceau, avait reçu littéralement sur la tête un Adalbert dont le pied avait tourné en sortant par la fenêtre du bureau dudit Ferrals où, normalement, il n’avait aucune raison de se trouver. Naturellement, la jeune Marie avait eu droit à une version fortement expurgée, du style : « Ils se sont rencontrés à la soirée de fiançailles d’un ami commun. » Point à la ligne ! Mais Mme de Sommières n’en mesura pas moins que, lorsqu’on se mêle de fabuler, le mensonge se révèle de plus en plus difficile. La seule solution est alors de trancher largement dans les souvenirs, surtout envers une jeune fille sur l’intelligence de qui elle gardait un doute. Qu’elle soit têtue et plutôt bavarde était une conviction absolue, et il ne s’agissait pas de lui confier les secrets de famille !

Pour tenter de mettre un frein à cet amour naissant, mais d’autant plus enthousiaste, elle présenta Adalbert comme une sorte de Casanova, ce qui lui valut une protestation immédiate :

— Ce séducteur vénitien ? Cela ne lui va pas du tout ! protesta Marie. En revanche cela conviendrait assez à votre neveu ! Il est plus beau qu’Adalbert mais celui-ci a l’air plus intelligent ! asséna la jeune fille.

Ce dont, sur le moment, Tante Amélie pensa se pâmer de rire, mais elle n’était pas là pour ça ! Et, renonçant à évoquer Don Juan – un Espagnol, pensez donc ! –, elle abandonna le terrain des comparaisons, se contentant de laisser entendre que le cœur de « l’idole » n’était pas libre et refusant de livrer le nom de l’heureuse élue. Ce que Marie, en fille bien élevée, comprit parfaitement, ou du moins fit semblant, en ajoutant :

— À son âge, c’est naturel, et le contraire m’étonnerait. Je suis même sûre qu’il est un maître en amour ! Mais cela ne me fait pas peur : je sais ce que je veux : dix-huit ans, jolie, faite à ravir et un cœur neuf qui n’a jamais battu pour personne ! Ce sont-là des atouts puissants !

La marquise pensa que les complexes n’étouffaient pas la chère petite mais continua, imperturbable :

— Je n’en disconviens pas mais…

— Voyez plutôt Karl-August ! Lui aussi est un séducteur ! Pourtant il ne rêve que de m’épouser… alors que sa maîtresse est revenue au pays. Sans doute veut-elle se défendre contre moi !

— Sa maîtresse ? Ici ?

— Oui, bien sûr ! Je l’ai vue il y a quelques jours. Elle a changé de couleur de cheveux et est beaucoup plus élégante mais je l’ai reconnue ! Elle n’a plus l’air d’une Anglaise, elle se maquille et s’habille mieux, mais je suis très physionomiste : je reconnaîtrais n’importe où et sous quelque déguisement que ce soit un visage vu une seule fois.

— Vous êtes certaine de ce que vous dites ?

— Absolument ! Je suppose qu’elle a changé de nom comme de couleur !

— Vous savez comment elle s’appelait à cette époque ?

— Évidemment ! Angela Phelps. Elle était la gouvernante de la petite-fille de Mme de Granlieu !

— Et où l’avez-vous vue ? Près du château ?

— Non. Pas loin d’ici, près de la rivière dans la forêt de Joux. Elle peignait un tableau. Il y avait aussi une voiture pas loin d’elle. Vous voyez, j’ai toutes les raisons de refuser de me marier avec ce… ce…

Elle ne trouva pas le mot. Mais son interlocutrice s’excusa de la fatiguer avec ses questions, l’installa plus confortablement dans son lit, tapota ses oreillers en lui conseillant de faire un bon somme si elle voulait assister au dîner.

— Pour qu’il me voie dans cet état ? Vous n’y pensez pas, Madame ! Je ne quitterai cette chambre que lorsque je serai rendue à moi-même !

— Cela peut être plus long que prévu… et je ne sais pas si votre père aura la patience d’attendre plus longtemps que les « quelques jours » arrachés non sans peine !

— Tout dépend de ce que l’on entend par quelques jours ! répondit Marie, logique.

La marquise abandonna le champ clos. Il ne servirait à rien de discutailler à perte de vue sur un sujet délicat. Il serait temps d’aviser quand le vieux Regille viendrait réclamer sa progéniture, escorté des gendarmes ou autres représentants de la loi. Pour l’instant, Tante Amélie brûlait d’aller raconter ce que venait de lui confier la « malade ».

Comme il arrive en général en pareil cas, elle ne trouva personne. Lothaire était parti voir un de ses fermiers, et « les garçons », comme elle disait, s’étaient rendus à la gendarmerie afin d’examiner, avec Verdeaux, s’il y avait un moyen de sortir sans casse du problème posé par Marie.

Livrée à elle-même – Clothilde avait pris le « tonneau » pour faire quelques emplettes à Pontarlier –, la marquise caressait l’idée d’une conversation avec l’abbé Turpin, quand les « garçons » revinrent, l’air assez soucieux d’ailleurs. Elle leur tomba dessus comme la foudre et, refusant de s’expliquer tant que l’on serait dans la maison, les emmena flâner au bord du lac, alléguant qu’il faisait trop beau pour rester enfermés.