Décidée néanmoins à ne pas se laisser abattre, et partant du principe qu’elle ne saurait rien de plus avant le surlendemain, elle s’organisa pour remplir son temps au mieux. Elle commença par prier, pour essayer de mettre enfin le Ciel de son côté, lava son linge de la veille et refit ses réussites… sans compter les heures passées à la fenêtre où elle essayait de saisir le moindre détail lui permettant d’avoir une idée de sa position. Elle parvint ainsi à ne pas trop s’ennuyer.

Il en fut de même le lendemain. S’y mêlait cependant une hâte, car, en dehors des repas et de ce que l’on pouvait appeler le service des eaux, la maison était bizarrement silencieuse. On n’entendait guère que le chant des oiseaux et le bruit des allées et venues de la voiture. Elle partait le matin, revenait le soir, mais Marie-Angéline n’en était pas encore à se poser des questions à ce sujet.

Vint enfin le moment qu’elle attendait : quand on lui monta son dîner, une lettre semblable à celle qu’elle avait précédemment reçue s’y trouvait, posée sur la serviette. Elle s’en empara tandis que son cœur se mettait à battre la chamade.

« Comment vous dire ma reconnaissance ! Grâce à votre courage et à une amitié que je n’ai certes pas méritée, la menace de mort s’est éloignée mais je n’en suis pas libéré pour autant. Vous non plus malheureusement, quoique mes ravisseurs m’aient promis de nous réunir dans un avenir proche. Ils semblent attendre quelque chose ou quelqu’un. C’est pourquoi il me faut vous supplier de vous efforcer à la patience, comme je m’y efforce moi-même en pensant que notre revoir sera à la mesure de l’impatience que j’en éprouve et dont j’ose espérer qu’elle est à la mesure de la vôtre. Pardonnez-moi, ma douce amie, d’abuser ainsi de votre amitié !… Car je n’ose espérer davantage, mais, quand nous nous retrouverons, je saurai vous convaincre que je suis tout à vous ! Hugo. P.S. : Je m’arrangerai pour vous donner bientôt d’autres nouvelles. »

Envahie d’une joie inattendue, elle relut la missive à plusieurs reprises avant de la serrer contre son cœur. Une lettre d’amour ! C’était une lettre d’amour, et la première qu’elle eût reçue ! Il n’y avait pas à s’y tromper. Le chevalier de ses rêves lui faisait clairement comprendre que, non seulement il avait deviné ses sentiments profonds, mais encore qu’il les lui rendait ! Quel plus beau couronnement à sa vie pouvait-elle espérer ?

Enfin, elle replia la lettre et la serra contre sa poitrine.

— Ce sont de bonnes nouvelles, j’espère ? fit Jeanne, dont Marie-Angéline n’avait pas remarqué qu’elle était restée et l’observait.

— Très bonnes, et j’espère en recevoir bientôt de meilleures.

— Il faut toujours espérer, conclut la femme en se dirigeant vers la porte, laissant celle qu’il fallait bien appeler la prisonnière relire une nouvelle fois la bienfaisante épître au fumet d’une soupe à l’oignon…

En dépit de l’inconfort de sa situation, Marie-Angéline vécut deux jours de pur bonheur. Printanier à souhait jusque-là, le temps changea d’un seul coup. Une petite pluie fine mais tenace noya le peu de paysage que dispensait la fenêtre et il fit presque froid… L’effet magique de la lettre baissa d’un cran tandis que s’installait une sorte de fébrilité. Combien de temps faudrait-il attendre une nouvelle lettre ? Et surtout, quand Hugo la ferait-il venir auprès de lui ? À mesure que les heures passaient, elle comprenait de moins en moins quel but il poursuivait en la maintenant ainsi à l’écart. Au lieu de la laisser se morfondre dans l’une de ces quasi-ruines médiévales, comme il en existait beaucoup en Franche-Comté selon les Vaudrey-Chaumard, ne serait-il pas plus simple de la faire raccompagner dans une gare pour pouvoir rassurer ceux de la rue Alfred-de- Vigny, quitte à essuyer une verte colère que le vol du rubis avait dû susciter chez Aldo ? Ce qui ne l’effrayait pas vraiment. Elle comptait sur la joie que répandrait son retour pour lui valoir les circonstances atténuantes.

Quand, le matin suivant, Jeanne lui monta son petit déjeuner, elle lui demanda s’il ne serait pas possible d’avoir du feu en désignant la cheminée d’angle qui, visiblement, n’avait pas servi depuis une éternité :

— J’ai froid, se plaignit-elle, et, en outre, j’ai l’impression que l’humidité transpire de tous les murs.

— Ce que je vous apporte va vous réchauffer ! Le café est bouillant et Baptiste vous monte de l’eau chaude !

— J’en suis ravie… mais cette cheminée ? C’en est une, n’est-ce pas ?

— Oui… mais il y a longtemps qu’elle n’a pas servi et j’aurais peur de vous enfumer !

— En tenant la porte et la fenêtre ouverte cela devrait s’arranger !

— Je vais en discuter avec Baptiste !

— Que l’on fasse au moins un essai !

Quand ledit Baptiste apparut à son tour, il transportait ses deux brocs mais pas la moindre bûche et pas le plus infime morceau de papier.

— Alors, cette cheminée ?

Il déposa son eau, alla se planter devant l’objet du litige et haussa les épaules, puis renifla :

— Pas la peine d’essayer !… Marchera jamais ! Trop vieille !

— Si le conduit n’est pas bouché, il n’y a aucune raison contre  ! Il reste des cendres et un ou deux tisons éteints !

Sautant à bas de son lit, sans prendre la peine d’enfiler ses pantoufles, elle courut regarder dans l’âtre et aperçut un coin de ciel, gris bien sûr, mais de ciel tout de même !

— Ce n’est pas bouché et je ne vois pas pourquoi le feu ne prendrait pas !

— Si. La pluie ! Vous n’avez qu’à tâter ! J’suis sûr que c’est mouillé ! D’abord, le bois qu’on a est mouillé lui aussi !

— Soyez bon d’aller m’en chercher, avec des vieux journaux. Je vais m’en arranger !

— Y a pas d’journaux ici ! Ni vieux, ni neufs !

Elle regarda avec aversion ce monument de mauvaise volonté :

— Alors de la paille ! N’importe quoi qui puisse servir à allumer !

Peu désireux sans doute de s’engager dans une controverse pour donner la préférence à la force d’inertie, Baptiste haussa les épaules et quitta la pièce, en marmottant que de toute façon ce temps ne durerait pas. Furieuse, elle replongea dans son lit afin d’y retrouver la chaleur qu’elle y avait laissée et s’y pelotonna un moment.

Après quelques minutes, son œil accrocha celui des brocs qui fumait légèrement. Elle se dit alors que ce serait stupide de ne pas en user avant que ce soit froid, referma soigneusement draps et couvertures, et se précipita pour faire une toilette succincte, puis s’habilla à toute allure. Presque simultanément, elle avala ce qui restait dans la cafetière et se trouva mieux, plus réchauffée par sa colère que par ce qu’on lui accordait de chaleur.

Cela fait, elle s’agenouilla au pied du lit pour réciter ses prières. Reprise par son beau rêve, elle les négligeait d’une façon scandaleuse, ce qu’elle se reprocha sévèrement. Comme s’il n’était pas suffisant qu’elle n’ait pu entendre, depuis des jours, sa messe préférée. Elle aurait eu tellement besoin de communier ! Mais que faire dans ce désert où, même en tendant l’oreille, on ne pouvait saisir le moindre écho de cloches flottant sur la forêt ! D’où elle conclut qu’il n’y avait pas de village aux alentours.

Afin de se retremper l’âme, elle égrena son chapelet – activité à laquelle, à Paris, elle consacrait une partie de l’après-midi. Ce qui lui permit d’attendre que Jeanne lui apporte un déjeuner dont la base – comme celle du dîner d’ailleurs ! – reposait sur les choux et les pommes de terre, la soupe à l’oignon ayant été un fugace répit !

Quand la femme parut, elle était visiblement soucieuse, redoutant peut-être de devoir soutenir un duel oratoire avec sa pensionnaire au sujet de la cheminée. Pourtant, celle-ci l’ayant accueillie par un silence hostile, elle se crut obligée d’engager un semblant de conversation :

— On est désolé pour cette cheminée, fit-elle, mais si on l’allumait, elle serait vite éteinte puisque la pluie rentre dedans !

— N’existe-t-il pas un moyen d’en protéger l’ouverture, comme cela se fait partout ?

— Avec les vents d’hiver, ça ne tiendrait pas !

— Il doit y avoir d’autres cheminées dans la maison ?

— Oui… mais celle-là on ne s’en sert que rarement !

— Quoi ? Les amateurs manqueraient pour ce charmant appartement ?

Sous la morsure de l’ironie, Jeanne courba le dos :

— On n’est pas chez nous, Mademoiselle ! Alors on fait ce que l’on nous commande… et puis on ne chauffe jamais quand l’été approche !

Elle sortit là-dessus avec une hâte mais aussi une ébauche de salut qui donna à réfléchir. Cette femme ne pouvait pas être l’épouse de ce rustre de Baptiste. D’ailleurs, elle ne disait pas « mon mari », en parlant de lui, même si elle était avare de paroles. Il y avait une nette différence de langage ! Et puis, après tout, s’ils étaient tous deux fidèles à Hugo, on ne pouvait pas leur en demander davantage…

L’après-midi s’écoula dans la même monotonie que les précédents. À ce train, le chapelet et le jeu de cartes allaient finir par s’user. Comme la patience de leur propriétaire.

Quand Jeanne reparut, chargée du plateau du dîner, Marie-Angéline ne put se retenir de demander :

— Pensez-vous que je vais bientôt recevoir une nouvelle lettre ?

— Je… je ne sais pas, Mademoiselle ! Tout ce que je peux dire c’est que… cela réclame des précautions !

Il n’y avait rien à ajouter mais, un peu plus tard – il était plus de dix heures et la nuit était close –, le bruit de la voiture qui démarrait troua le silence que troublaient, seuls jusque-là, les oiseaux nocturnes. La prisonnière de la tour en tira des conclusions plutôt encourageantes : Baptiste allait sans doute chercher de nouvelles instructions plus en rapport avec la mauvaise humeur dont elle avait fait preuve. Peut-être même rapporterait-il la lettre attendue ? Et ce fut sur cette note d’espérance qu’elle s’endormit dès que sa tête se fut posée sur l’oreiller.