— Il va falloir que j’y réfléchisse ! Il manque tellement d’objets de première nécessité que je ne sais pas par où commencer !

Restée seule, Marie-Angéline, qui sentait Plan-Crépin revenir en elle à vive allure, entreprit l’examen, minutieux, de son étrange logis. En fait, elle s’était attendue à pire encore, sans aller toutefois jusqu’au cul-de-basse-fosse. L’endroit était propre, à moins que l’on n’ait poussé les balayures sous le lit – et ce que l’on pouvait décréter vivable… Le mois de mai étant venu, elle ne risquait pas d’avoir froid, mais une cheminée d’angle, résolument médiévale, devait être en état en cas de froidure : il restait des cendres et des tisons éteints. Évidemment, si la température s’élevait – en Franche-Comté les étés étaient brûlants et les hivers glacés –, cette vieille tour où on l’avait hissée pouvait devenir pénible à vivre. La région était connue pour détenir, en France, le record des températures, mais elle espérait, fermement, avoir déménagé quand l’été serait là.

Après avoir inspecté la couche dont, sous un couvre-lit d’un bleu déteint, draps et couvertures étaient propres, elle reprit dans la poche de sa robe « la lettre » qui lui avait fait manquer si gravement à ses devoirs familiaux et la relut, s’attardant surtout sur le passage où Hugo l’adjurait d’avoir confiance en ceux qui allaient l’accueillir :

« Ils sont entièrement dévoués – et cela depuis toujours – à ma famille et feront le maximum pour que votre séjour ne soit pas trop pénible. Largement meilleur en tout cas que ce que vous réservaient ceux qui se sont emparés de moi. Jeanne et Baptiste sont des braves gens. Pas très courageux, je le crains. Alors ne leur faites pas peur et il ne devrait pas y avoir de problèmes. Pardonnez-moi de vous demander un tel sacrifice… »

La lettre continuait sur un ton presque affectueux, évoquant même des revoirs amicaux et détendus quand leur vie serait redevenue normale. Et c’étaient ces derniers mots, évidemment, qui l’avaient décidée à se lancer dans une aventure qu’elle pouvait à bon escient juger dangereuse ! N’avait-il pas signé « Celui qui se veut désormais votre très attentionné Hugo » ?

Cette lettre, elle l’avait lue et relue au point de la savoir par cœur, mais elle trouvait plaisir à toucher cette écriture énergique, à caresser du regard ces mots qu’il avait tracés. Et ce fut seulement après lui avoir ajouté quelques baisers qu’elle la replia pour la remettre à sa place. Dans l’escalier, des pas lourds se faisaient entendre. Puis, sans frapper, Baptiste fit son apparition, chargé d’un plateau embaumant la soupe aux choux qu’elle détestait. À sa grimace mécontente, il répondit :

— Mangez donc pendant que c’est chaud ! Si vous n’aimez pas le chou…

— Je n’aime pas !

— On ne vous en servira pas tous les jours et la Jeanne s’y entend pas trop mal à la bouffe !… Je reprendrai le plateau demain en apportant le petit déjeuner ! (Ayant dit, il toucha sa casquette qui, apparemment, ne le quittait jamais ! renifla deux ou trois fois, et ajouta :) C’que vous pouvez être difficiles, les gens de la ville ! C’te soupe, j’en mangerais sur la tête d’un teigneux !

— C’est vous que cela regarde.

Heureusement, la moitié d’un saucisson de Morteau et une épaisse tranche de jambon accompagnaient cette potée aqueuse. Du gros pain, un morceau de « bleu de Gex », de la compote de pommes, une carafe d’eau, un pot de vin rouge à peine râpeux qui la requinqua un peu. Le repas, essentiellement revigorant, fit le reste.

Pensant qu’elle n’avait rien d’autre à faire que s’accorder un repos bien mérité, elle ouvrit sa valise pour prendre une chemise de nuit et son nécessaire de toilette, puis se déshabilla, fit ses ablutions du soir, brossa ses dents et ses cheveux qu’elle tressa en déplorant de ne pas disposer d’une douche, enfila sa chemise, récita sa prière et alla jusqu’à la petite fenêtre d’où l’on ne découvrait que le ciel étoilé et les cimes d’une forêt de sapins. L’odeur en était délicieuse et elle la respira à plusieurs reprises afin d’en remplir à fond ses poumons, et finalement se coucha, ce qui lui valut de constater que le vieux lit, non seulement sentait la lessive fraîche mais aussi était confortable…

Repoussant résolument les pensées défaitistes, elle s’endormit presque aussitôt.

Sa fenêtre étant dépourvue de volets, ce fut une flèche de soleil lui arrivant dans l’œil qui la réveilla. Comme il lui restait encore un peu de sommeil, elle se tourna de l’autre côté en ronchonnant, remonta draps et couvertures par-dessus son épaule et voulut reprendre son somme là où elle l’avait laissé, mais le tintamarre de clefs en provenance de la porte l’assit sur son lit, le regard orageux, pour voir Baptiste nanti de deux brocs dont l’un fumait :

— Bien l’bonjour ! émit-il en posant les récipients près de la planche honorée du titre de table de toilette. Puis il fit demi-tour mais attendit pour repartir que Jeanne, armée d’un plateau, eût effectué son entrée sans pouvoir retenir un soupir de soulagement :

— Bonjour, Mademoiselle ! Avez-vous bien dormi ?

— Mieux que je ne l’aurais espéré étant donné les circonstances !… Mais je suppose qu’à part vous et moi, il n’y a pas grand monde dans ce…

Elle s’arrêta, ne sachant comment définir l’endroit où elle se trouvait.

— Baptiste et moi. C’est une petite maison.

— Alors, pourquoi ne pas éviter à vos jambes de grimper jusqu’ici ? Vous n’êtes plus très jeune et j’aurais pu descendre.

— Non, parce que personne ne doit connaître votre présence ! Pour votre sécurité d’abord… et puis ce sont mes ordres. Mais merci à vous de le proposer. Je pose le plateau sur le lit ? Ou sur la table ?

Déjeuner au lit ? Ce luxe n’avait pas été imparti à l’habituée de la messe de six heures depuis… oh, encore plus que ça ! L’idée lui parut soudain séduisante :

— Donnez-moi le plateau ! accepta-t-elle en tapotant la couverture. J’ai entendu la voiture partir hier soir. A-t-on des nouvelles ?

— Non ! Pas encore ! La remise demandait quelques précautions et nous n’attendons guère de nouvelles avant… après-demain, je pense ! En espérant qu’elles seront bonnes !

— Voilà une espérance que je partage… mais pourquoi si longtemps ?

— Il y a d’abord la distance. Nous sommes assez loin mais cela est préférable pour votre sécurité ! Je vous souhaite bon appétit !

De toute évidence, Jeanne n’avait pas envie de prolonger le dialogue. Elle disparut à la vitesse du courant d’air, laissant Marie-Angéline se restaurer.

Ce petit déjeuner rustique était à cent coudées des délices de la rue Alfred-de-Vigny. Pas de croissants croustillants, de brioches aériennes, de confitures où s’attardait la fraîcheur des fruits, pas de jus d’orange non plus, mais enfin, cela aurait pu être pire : le café sentait bon, ma foi ! Le lait, dans une telle région, ne pouvait être que frais, et si les tartines étaient taillées dans un gros pain de campagne, celui-ci n’avait pas dû séjourner longtemps dans une huche, ou alors on l’avait repassé au four. Quant au beurre, il n’y avait rien à en redire ! Plan-Crépin en mangea deux vastes tartines, but un bol de café généreusement sucré puis, repoussant le plateau, se leva et s’affaira à sa toilette, sans trop tarder, en espérant que l’eau serait restée chaude.

Elle l’était presque, mais si elle avait emporté sa pâte dentifrice, l’occupante de la tour avait négligé le savon. Celui qu’on lui avait octroyé était un gros cube de savon verdâtre fleurant la soude qui vous desséchait inexorablement la peau. Ça pouvait aller pour les pieds mais pour le visage c’était une autre histoire ! Pensant qu’un nouveau récurage la ferait peler, elle décida de s’en tenir à un léger tamponnement avec le lait du petit déjeuner, suivi d’un rinçage à l’eau qui, dans un pays où le thermalisme florissait, ne pouvait être que de première qualité ! Ensuite, quelques touches de sa chère crème de beauté qu’elle n’avait eu garde d’oublier.

Au moment de s’habiller, un nouveau problème se présenta : elle était habituée à changer de linge tous les jours. Or, elle n’avait emporté que deux rechanges. Serait-il possible d’obtenir de cette Jeanne, qui semblait une assez bonne personne, qu’on lui fasse un peu de lessive, ou devrait-elle s’en charger elle-même ?

En vérité, elle découvrait que lorsque l’on est une femme, la plus romantique des aventures pouvait buter sur des détails imprévus qu’elle n’hésitait pas à qualifier de sordides !

Quand enfin elle fut prête, elle découvrit alors… qu’elle n’avait plus rien à faire, sinon son lit, puis s’asseoir en laissant passer le temps ! Elle n’avait strictement rien, mais ce qui s’appelle rien, pour s’occuper que regarder par la fenêtre d’où elle ne découvrait que le ciel bleu – le temps était enchanteur ce matin ! –, une forêt de sapins dense et touffue à souhait et d’une monotonie infinie parce que aucune des cimes ne dépassait les autres !

C’est alors qu’elle s’aperçut d’un manquement incroyable : depuis qu’elle avait quitté Paris, elle n’avait pas prié… ou si peu ! Son esprit, uniquement tourné vers celui dont elle avait embrassé la cause, ne parvenait pas à se fixer sur la moindre oraison. Peut-être aussi pour ce qu’elle avait osé infliger à Aldo et dont elle ne se serait jamais crue capable : aller le voler dans sa chambre pendant qu’il dormait… Comment avait-elle pu agir d’une manière aussi vile ?

Elle s’en était excusée dans son dernier message mais sans véritable repentir. Cela tenait peut-être à ce qu’elle redoutait que ce voyage-là soit sans retour ? Les gens qui tenaient Hugo ne la laisseraient sûrement pas repartir, vivante tout au moins, et elle ne croyait pas non plus à sa longue survivance à lui.

Sur le moment, l’idée de mourir avec lui l’avait comblée de joie. Faire le voyage pour l’éternité ensemble, quel beau rêve ! Si merveilleux qu’elle en avait oublié tout le reste… même de se munir d’un bagage convenable ! Se soucie-t-on du nombre de chemises ou de paires de bas emportées quand on s’apprête à s’envoler vers l’infini ? Son sac de voyage – pas un immense ! –, elle s’était contentée d’y entasser ce qui lui tombait sous la main. C’est ainsi qu’elle découvrit qu’elle n’avait pas emporté le moindre livre – même pas de messe ! – mais qu’elle y avait mis… un jeu de cartes… et une autre, routière cette fois ! Ridicule ! Alors que ses ravisseurs – on pouvait les appeler ainsi en dépit de leur aspect rustique ! – avaient fait en sorte qu’elle n’eût aucun moyen de reconnaître où elle était. Seules la position du soleil et la petite boussole qui, avec un couteau suisse, ne quittaient jamais son sac à main lui permettaient de savoir où se trouvaient les points cardinaux ! Ce qui n’était pas d’un grand réconfort !