Aussi quand ils furent tous réunis dans la salle à manger, pour le déjeuner, ne cacha-t-elle pas sa façon de penser alors que Clothilde annonçait que la maison abritait une personne de plus et que son frère ajoutait :

— Le bizarre est que son père ne soit pas encore venu japper devant la porte ?

— Vous l’auriez fait, vous ? demanda Adalbert.

— Naturellement ! Qui accepterait, sans souffler mot, de voir sa progéniture chercher refuge dans une maison dont le propriétaire l’a fichue à la porte quelques semaines plus tôt ? Ne fût-ce que pour ne pas laisser planer un doute sur ses intentions profondes…

— Qui seraient ?

La marquise se chargea de l’explication :

— Installer chez l’ennemi une innocente antenne, touchante à souhaits, grâce à laquelle je pourrais apprendre ce qui se passe au juste !

— Vous l’estimez encore capable de machiner une pareille intrigue ? fit Clothilde, nettement dubitative. Pour employer l’expression dont s’est servi Maurois, il est bien trop délabré pour ça !

— Son futur gendre ne l’est pas ! Loin s’en faut ! grogna Lothaire.

— Je n’en disconviens pas, mais la crise de nerfs dont nous avons été régalées, Clothilde et moi, m’est apparue tout à fait convaincante. Ou cette petite a réellement peur ou elle compte dans ses ancêtres quelques gloires de la Comédie-Française ! Et je vous rappelle qu’elle n’a pas caché s’être lancée volontairement contre le portail ! C’est de l’héroïsme quand on est une jolie fille !

Lothaire haussa les épaules :

— On aurait aussi bien pu, après la visite de Maurois, appeler une ambulance et la faire transporter à l’hôpital ?

— Sauf si l’on vous confie que l’on refuse d’épouser le fiancé que l’on vous a choisi parce que l’on en est morte de frousse ! conclut la marquise.

Aldo se fit alors l’avocat du Diable. Il n’aimait vraiment pas cette histoire-là.

— Le mot se met un peu à toutes les sauces : on prend son parapluie parce que l’on a peur qu’il pleuve. Cela dépend de l’intonation !

— Tu enfonces les portes ouvertes à présent ? reprocha sa tante. Et le mariage approche.

Visiblement contrarié, Lothaire reprit :

— Je ne vois pas comment nous pourrions l’en empêcher. Une fois Marie remise sur pied, il faudra forcément la renvoyer chez elle ? Sinon Regille n’aurait aucune peine à la récupérer : il lui suffira d’envoyer les gendarmes !

— Les gendarmes ? Comme si toute la ville ne savait pas que Verdeaux est ton ami d’enfance. Regille est peut-être « délabré », comme tu dis, mais je ne le crois pas encore complètement idiot !

— Idiot non, mais… asservi peut-être ? avança Adalbert entre haut et bas. Le soir du bal, j’ai eu l’impression que ce n’était plus lui qui commandait chez lui. Si sa fille refuse d’épouser Karl-August en raison de la peur qu’il lui inspire, pourquoi cet homme sénile, malingre et rabougri, penserait-il autrement ? Il doit se dire que la bagarre n’est plus de son âge, point final !

— C’est possible, après tout, mais cela m’étonnerait, reprit Clothilde. On l’a connu plutôt teigneux… comme l’était son père, d’ailleurs. Si sa fille le contrarie, elle peut avoir des problèmes !

— Sans aucun doute, mais pourquoi, alors, avoir attendu la bague au doigt pour réagir ? Or elle avait l’air de la porter avec une certaine fierté… sans oublier l’emprise étrange que cet homme exerce sur les femmes.

— Pour elle ce n’est pas le cas, trancha Clothilde. Non seulement il ne l’a pas séduite mais elle le craint ! En outre elle proclame qu’elle en aime un autre !

— Rien de nouveau là-dedans ! Il est de notoriété publique qu’elle est amoureuse d’Hugo ! bougonna Lothaire. Il y a longtemps d’ailleurs que cette affaire aurait dû être débattue entre les deux hommes.

— Elle a dû l’être. Mais le panorama a changé si vraiment Marie, comme elle le prétend, est devenue folle d’un autre.

Lothaire marmonna entre ses dents, puis :

— Elle est capable de raconter n’importe quoi pour s’en tirer ! Tu sais parfaitement qu’elle n’est pas très futée. Elle dirait n’importe quoi pour écarter ce mariage. À commencer par l’idée brillante de venir s’installer ici au risque de se casser le cou ! Pourquoi nous ? Les Regille sont une vieille famille de la région. Ils ont un tas de cousins, alors, je répète : pourquoi nous ?

— À cause de cette merveilleuse impression de solidité que nous offrons… que tu offres, flûta Clothilde. Le Tricentenaire doit être pour une part dans cette décision soudaine. En empruntant les couloirs du temps, on découvrirait peut-être que l’on a cousiné à un moment ou à un autre ! Marie a dû se rendre compte, lors de la fête, que nous représentions une sorte de puissance dans le pays ! D’où le choix de notre… de ta porte !

— Vous avez réellement été le héros du jour, cher Professeur ! renchérit Adalbert avec un large sourire. Toute la Comté avait les yeux fixés sur vous, et il faut admettre que vous étiez superbe ! Peut-être ce qu’il fallait pour attirer le cœur d’une timide jouvencelle ! En outre, elle a dû constater que cette belle demeure où nous sommes possède infiniment plus de charme que Granlieu ! Et puis, comparée aux joyaux de Mademoiselle Clothilde, sa bague de fiançailles a pu lui paraître… un brin simplette !

— N’importe quoi ! ronchonna l’intéressé en avalant son verre de vin d’Arbois d’une seule lampée. Vous me voyez dans le rôle de Roméo ? J’aurais bonne mine !

— Oh ! soupira sa sœur. Tous les goûts sont dans la nature ! Le cœur a ses propres critères…

— Ça suffit ! tonna Lothaire en appliquant un coup de poing sur la table. N’en rajoute pas ! Je me sens déjà assez ridicule que cette idée folle ait été émise autour de cette table ! Si on parlait d’autre chose ?

Mme de Sommières leva la main :

— Encore un instant ! pria-t-elle.

— Pourquoi pas ? Là où nous en sommes…

— Il se trouve – Dieu sait pourquoi ? – que j’ai une certaine facilité à obtenir la confiance des jeunes gens…

— … et même des moins jeunes ! sourit Clothilde. Et je crois saisir votre pensée. Vous souhaitez confesser Marie… autant que faire se pourra ?

— Je pense avoir l’âge, l’expérience… et peut-être aussi la manière ?

— N’en doutez pas ! approuva Clothilde. Avoir réussi à obtenir de mon frère qu’il se conduise parfois en civilisé n’est pas un mince exploit. Réflexion faite, cet après-midi, je vais aller faire un tour des magasins à Pontarlier et vous laisser prendre le thé seule avec elle !

— Excellente idée ! Je lui monterai le plateau. Jusque-là, mieux vaut qu’elle se repose…

Vers quatre heures et demie, suivie d’une camériste, armée d’un plateau agréablement chargé, Mme de Sommières pénétrait dans la chambre où la rescapée, assise sur son lit et les bras autour de ses jambes relevées, se morfondait visiblement.

— Oh, vous ne dormiez pas ? s’écria-t-elle gaiement. Et moi qui craignais de vous déranger ! Avez-vous dormi un peu ?

— Un peu, oui… mais pas beaucoup ! D’ailleurs, même la nuit, j’ai de plus en plus de peine à trouver le sommeil !

— À votre âge, ce n’est pas normal ! Vous devriez dormir comme une bûche. C’est ce mariage qui vous tourmente à ce point ?… Bien sûr que c’est cela ! Je ne devrais même pas vous poser la question ! Surtout après une pareille chute ! Vous souffrez encore ?

— Cela me brûle en dépit des onguents dont on m’a enduite. Je dois être à faire fuir ?

La marquise sourit tout en arrangeant les oreillers derrière Marie :

— Si vous en êtes à vous soucier de votre aspect, c’est plutôt encourageant : cela signifie que vous allez guérir très vite !

Marie leva sur elle un regard qui n’avait pas l’air de se souvenir d’avoir été bleu tant il était atone :

— Je ne crois pas, non ! Mes écorchures s’effaceront, je l’espère, mais pas ce qui m’a conduit à me les infliger. Je ne sais pas ce que je vais devenir !

— Et si nous en parlions tranquillement, en savourant une revigorante tasse de thé… en goûtant à ces bonnes choses que Mademoiselle Clothilde a choisies pour vous ? À ce propos, elle m’a demandé de l’excuser auprès de vous : elle a dû se rendre à Pontarlier pour voir son notaire…

Tout en parlant, la vieille dame s’étonnait elle-même du nombre de mensonges qu’elle pouvait débiter presque sans respirer. À commencer par le notaire dont il n’avait jamais été question – en réalité, Clothilde faisait bel et bien la sieste –, mais allez donc dire cela à une désespérée qui recourt aux grands moyens pour échapper à un sort redouté. Même chose d’ailleurs pour le thé, cette « tisane anglaise » qu’elle-même exécrait et avait remplacée, depuis belle lurette, par du champagne. Sa « famille » aurait ri d’un cœur joyeux en la voyant verser, avec componction, le breuvage honni dans de jolies tasses anciennes en porcelaine de Chine qui faisaient honneur au goût comme à la fortune des anciennes châtelaines du manoir Vaudrey-Chaumard ! Le pire étant qu’elle allait être obligée d’en ingurgiter !

Elle avait atteint un degré de résignation digne d’une sainte, quand elle entendit :

— Pardonnez-moi, mais je n’aime pas le thé ! avoua Marie

« Vous auriez pu le dire plus tôt », pensa-t-elle, mais c’eût été peu aimable pour cette malheureuse qu’elle avait soudain envie d’embrasser.

— Et le chocolat, vous aimez ?

— Oh, oui ! soupira l’éclopée.

En dix minutes à peine, l’affaire fut réglée. La « ravissante porcelaine rose » fut remplacée par la non moins ravissante porcelaine bleue de Sèvres en tasses nettement plus vastes, et la théière par une chocolatière fumante, tandis que la marquise, délivrée, s’activait à beurrer des tartines et à découper avec art un gâteau aux amandes et un mille-feuille à la vanille qui, eux, étaient restés solides au poste. Après quoi, on accorda quelques minutes à la dégustation silencieuse. Marie, qui avait boudé le déjeuner, fit honneur à ce petit repas-là, composé, il est vrai, d’ingrédients propres à tenter la gourmandise de l’enfance, et les dix-sept ans de Marie n’en étaient pas encore éloignés.