— C’est Mlle de Regille qui a besoin de secours ! Pas nous ! expliqua Clothilde.

Sans se démonter, il répondit :

— Que Mademoiselle m’excuse, mais ma longue expérience m’a appris que, dans ce genre d’accident, la personne qui souffre a besoin d’un certain unisson autour d’elle.

— Une rudement bonne idée ! approuva la marquise en s’emparant du verre qu’elle approcha des lèvres décolorées de Marie : Allons, mon petit, buvez !

— Qu’est-ce que c’est ? hoqueta-t-elle.

— Un cognac vieux de cent vingt ans ! renseigna Clothilde. Vous pouvez être sûre qu’il ne vous tuera pas ! On le sait depuis longtemps…

— Si seulement c’était vrai, je verrais la fin… de… mes tourments !

— À votre âge ? Vous voulez…

Mme de Sommières allait ajouter « rire » mais s’en abstint à temps.

Cette fille semblait penser chacune des paroles qu’elle émettait. Avec précaution, elle l’aida à boire, et c’est alors qu’elle remarqua ses vêtements poussiéreux, la manche de sa veste de flanelle déchirée et une égratignure à l’une de ses mains. À mieux la détailler, elle vit aussi un bas déchiré au genou, révélant une autre écorchure, plus quelques-unes au visage.

— Mais… elle a eu un accident ?

— Oui. Elle est tombée de sa bicyclette en ratant le tournant et elle a embouti le portail. Sa machine est en mauvais état, paraît-il, mais on s’en occupera plus tard ! Quand on l’a ramassée, elle m’a prise par le cou en pleurant et en répétant qu’elle voulait me voir !

— Elle serait tombée exprès ?

— Tout à fait !

— Mais pourquoi ?

— Parce qu’elle désirait me parler, et comme elle n’osait pas venir directement, elle a créé l’événement en allant se cogner contre la porte. Je suis accourue, bien entendu, et là elle m’a chu dans les bras en sanglotant et en me suppliant de l’écouter, et surtout de la garder ici en assurant qu’elle était gravement blessée et que… mais nous en étions là quand vous êtes arrivée. J’avoue que je suis un peu perdue et que je ne sais trop que faire…

— Je crois que ce qu’il faut d’abord c’est la soigner, et il me semble difficile et hasardeux de la renvoyer chez elle dans cet état, même en voiture. Elle claque des dents. Elle doit être en proie à une violente dépression. Il faut la coucher et appeler un médecin !

— Je vais envoyer Gatien chez le Dr Maurois. C’est un excellent praticien et un véritable ami…

Lothaire entrait à cet instant :

— Qu’est-ce qui se passe ici ? Marie ?

Sa sœur le repoussa aussitôt vers la porte :

— On te l’expliquera plus tard !

— Pourquoi veux-tu que Gatien aille chez Maurois ? Elle est malade ?

— On peut le dire ainsi. Et aussi blessée, elle est rentrée dans le portail avec sa bicyclette !

— C’est pour ça qu’elle pleure comme un veau ?

— Mesure tes expressions. Non ! C’est l’approche de son mariage : elle en a une peur bleue.

— Ah bon ? On pouvait pourtant la supposer heureuse ? Ne doit-elle pas épouser un vrai séducteur ? grinça-t-il.

— Entre les bruits de la rue et les aspirations d’une jeune fille, il y a une marche difficile à franchir, observa Mme de Sommières. Elle nous a appris tout à l’heure qu’elle avait peur de lui, et on n’en sort pas !

— Qu’elle ne veuille pas épouser Karl-August on s’en doutait puisqu’il paraîtrait qu’elle et Hugo soient amoureux l’un de l’autre ! Quoique, l’autre soir, quand ils sont venus à notre fête, elle semblait plutôt béate ! Tu ne trouves pas ?

— Écoute ! Calme-toi ! Pour l’instant il lui faut un…

— … médecin, je sais et j’y vais. Et même, puisqu’il habite à côté, je passerai voir Regille pour essayer de lui faire entendre raison !

— Non ! Ce serait prématuré ! D’abord, il faut un diagnostic sérieux et peut-être la conduire à l’hôpital !

— Entendu ! J’appelle Maurois au téléphone. On agira selon ses conseils… mais… il serait peut-être mieux de la coucher, cette pauvre fille !

— Surtout la laver ! Elle a l’air de sortir d’une poubelle.

Un moment plus tard, Marie, nettoyée, ses menues blessures enduites de teinture d’iode, et glissée dans l’une des chemises de nuit de Clothilde, brodée au point de croix d’une guirlande de myosotis, prenait place dans le confortable lit d’une chambre d’amis. Elle était à peine installée que le médecin arrivait et saluait les deux dames qui l’attendaient…

C’était un homme d’une cinquantaine d’années, sec comme un sarment de vigne et vif comme un écureuil. Il posa sur une chaise sa sacoche de cuir noir dont il tira les instruments nécessaires après un bref coup d’œil à sa malade – qui, dès son apparition, avait fermé les yeux avec application. Puis il approcha du lit, prit l’une des mains dont il tâta le pouls sans rien dire, sourit et, pour finir, déclara :

— Alors, Marie ? Qu’a-t-on trouvé pour se distraire ?

Le résultat de ces paroles inattendues fut que la malade ouvrit instantanément les yeux, cependant que les deux dames protestaient d’une même voix. Avec une légère avance toutefois pour la marquise :

— Mais, docteur, elle vient d’avoir un accident ! Elle est écorchée sur toutes les coutures et d’une nervosité alarmante !

— Nous avons même redouté une syncope. C’est pourquoi nous vous avons appelé, renchérit Clothilde. Elle nous a fait vraiment peur !

— À ce point-là ?

— Croyez-moi, il y avait de quoi !

— Bon. On va tâcher de faire le point, mais d’abord, je l’examine ! Si vous voulez m’aider, Mademoiselle Clothilde ?

— Avec plaisir, docteur !

Tandis que Maurois, assisté par Clothilde, procédait à une revue de détail des plus complète, Mme de Sommières s’était mise en retrait et, assise dans un fauteuil, attendait le résultat de ces manipulations en réfléchissant, avec l’impression bizarre d’assister à une scène de théâtre. De temps en temps, Marie émettait un gémissement qui se changea en un affreux gargouillis quand Maurois entreprit de lui examiner la gorge à l’aide d’une cuillère à potage :

— Vous allez toujours trop loin, docteur ! protesta-t-elle. Vous savez que cela me donne envie de vomir… et je n’ai pas mal à la gorge !

— Sans doute, mais il se pourrait que cela vienne ! On ne sait jamais, et c’est pourquoi je vous examine à fond. Bon ! C’est bien ce que je pensais ! À part quelques bobos, vous n’avez rien de grave ! Expliquez-moi seulement pourquoi vous avez jugé bon d’expédier votre bicyclette – et vous avec – sur un portail avec lequel, vu le tracé de la route, vous n’aviez strictement rien à faire ?… Ne protestez pas, Mesdames, je sais ce que je dis… et nous sommes entre nous ! Je connais parfaitement Marie qui est plus sportive qu’elle n’en a l’air et, par exemple, elle est si entraînée avec sa machine qu’elle pourrait participer au Tour de France ! Alors ne venez pas me dire qu’un petit virage tranquille comme celui de votre portail lui a valu ce magistral gadin où elle a réussi à se râper la peau un peu partout ?

Sortant de l’alcôve où s’encastrait le lit, la voix de la blessée répéta :

— Je l’ai fait exprès !

Les trois têtes se retournèrent vers elle :

— Ça, je m’en doutais ! fit le médecin.

— Insensé ! soupira Clothilde.

— Elle ne nous l’a pas caché ! Pas vraiment du moins, ajouta Mme de Sommières, qui s’offrait alors le luxe d’un sourire. En ce moment même, à Granlieu, on s’active aux préparatifs de ses noces alors qu’elle ne veut pas se marier !

— Pourquoi ?

— Elle affirme qu’elle a peur de son fiancé !

— Alors que la moitié des femmes de la ville le trouvent des plus séduisants ?

— Il faut croire qu’elle fait partie de l’autre moitié ! Difficile d’expliquer ce phénomène à un homme ! asséna la marquise.

— Vous ne me faites pas crédit de beaucoup de jugeote, Madame ! Si elle ne veut pas l’épouser, elle n’a qu’à le dire à son père ! Il est tellement délabré qu’il n’est plus guère capable de mettre deux ou trois idées bout à bout !

— Non, mais quand il en tient une, il est capable de s’y accrocher durant des années ! Et en plus, il boit ! ronchonna Marie. Et puis Karl-August est riche ! Il a Granlieu !

— C’est drôle, intervint Clothilde, je croyais que la fortune était plutôt de votre côté ? Les biens de votre défunte mère ne sont pas négligeables et…

— N’importe comment, fortune ou pas, je ne veux pas de lui ! J’en… j’en aime un autre ! Et ne me demandez pas qui parce que je ne vous dirai plus rien ! larmoya la « malade » en enfouissant sa figure dans son oreiller.

Et de se remettre à sangloter de plus belle, laissant les spectateurs vaguement désorientés. Les sanglots se dirigeant sur le chemin du convulsif, Maurois revint près du lit, retourna Marie d’une main irrésistible et, de l’autre, lui appliqua un vigoureux soufflet… qui la calma net !

— Désolé, mais c’est le seul moyen qui obtienne un résultat rapide dans ce genre de manifestation hystérique ! Et ne recommencez pas à crier, Marie, sinon je vous en administre un second. Le temps passe ; j’ai plusieurs malades à visiter. Et il nous faut prendre des dispositions d’urgence ! Pourriez-vous la garder quelques jours, Mademoiselle Clothilde ?

— Vous connaissez la taille de la maison…

— … et sa grande réputation d’hospitalité !

— À condition que mon frère et moi soyons d’accord ! Résultat…

— Il n’y a qu’à lui demander, conclut la marquise.

Ce que Lothaire accorda volontiers, pas mécontent au fond de cette occasion inattendue de fourrer son nez dans ce qu’il appelait « l’affaire Regille » !

De son côté, mais en prenant soin de garder pour elle-même ses réflexions, Tante Amélie se promit de s’appliquer à gagner la confiance de la fiancée rebelle… Quelque chose lui disait qu’en réussissant à obtenir de Marie le nom de son bien-aimé elle pourrait avancer d’un pas ou deux vers la solution du problème crucial que représentait la disparition de Plan-Crépin. Lequel n’avait pas avancé d’un centimètre. Et pour la retrouver, elle était prête à se vendre au Diable !