— C’est logique pourtant : parce qu’il a tué ma mère !

— Une excellente raison, en effet, mais qui ne tient pas quand il s’agit de la vie d’une innocente un peu trop nourrie, sans doute, de romans de chevalerie, et qui, parce que vous l’avez sauvée une première fois, s’est attachée à vous afin de vous parer de l’aura des légendes… Or, c’est vous, le chevalier sans armure, le reflet de l’un de ces princes dont l’histoire brille encore du fond des âges, vous qui lui avez écrit pour demander son aide en vous apportant le rubis que votre parrain, à l’heure de sa mort, avait remis au prince Morosini en paiement d’une dette sacrée, et qu’il gardait sur lui ! En un mot : elle a volé pour vous ! Elle qui a toujours placé l’honneur au-dessus de ses contingences personnelles !

Sa colère montait à mesure qu’elle parlait. L’abbé Turpin s’interposa :

— Si vous essayiez de parler calmement… et ailleurs ? Dans la sacristie, par exemple ?

La marquise s’apaisa aussitôt :

— Si vous y tenez ! Mais je n’ai plus rien à ajouter ! C’est à Monsieur de se faire entendre !

D’un seul coup, Hugo perdit toute sa superbe, laissant apparaître un homme accablé, à la fois par ses propres racines et son rêve impossible :

— Je n’ai jamais écrit cette lettre ! Combien de fois faudra-t-il que je vous le répète ?

Puis, courant soudain vers l’autel, il tomba à genoux devant le tabernacle vers lequel il étendit sa main :

— Devant Dieu qui m’entend et sur le salut de mon âme, je jure n’avoir jamais rien écrit de semblable ! Vous rendez-vous compte  ? Voler une pierre précieuse, même historique, dans la poche de son cousin ? Le peu de temps qui m’a été donné de la connaître, j’ai été frappé par la droiture de son regard ! Sauriez-vous, Madame, ce que contenait cette lettre que l’on m’accuse de lui avoir envoyée ?

— Non, évidemment ! Sinon cette pauvre folle ne serait jamais sortie de chez moi ! Et pour aller où ? Il semblerait que personne ne l’ait vue par ici ! En dehors du château de Granlieu qu’il rénove à grands fracas – et qui ne lui appartient pas depuis longtemps ! –, où habitait votre père le plus souvent ?

— À Innsbruck, mais je n’en suis pas certain. Je… je l’évitais le plus possible !

— Pourquoi ?

— Les bruits qui couraient ! On le disait un homme à femmes et je préférais ne pas en savoir trop ! En sa présence j’ai du mal à retenir ma colère à cause de ses succès féminins ! Ma mère en est morte et il semblerait que d’autres aient suivi le même chemin !

— Et cela vous suffit ? gronda Mme de Sommières, qui avait peine à retenir la sienne. Des femmes s’éprennent de lui puis elles disparaissent, et vous, vous restez là à compter les coups ? Qu’attendez-vous pour tenter au moins de vous y opposer et, de ce fait, de les sauver ?

— De quelle façon ?

— Pourquoi pas en vous montrant le défenseur des victimes ?

— Vous voulez dire en l’attaquant ? C’est impossible ! Que je le veuille ou non, il est mon père et, comme tel, doit m’être sacré.

— Même s’il a tué votre mère ?

— J’étais encore très jeune… et je n’ai pas de preuve à avancer ! Il en va de même pour les autres ! Il n’est jamais auprès d’elles lors de leur décès !

— Cela n’excuse rien ! Un crime, même par personne interposée, reste un crime, et l’exécuteur alors, quelle que soit la raison de son geste, n’est pas le vrai coupable. Dès l’instant où vous en avez acquis la certitude, vous vous devez – comme vous le devez à ceux qui vont pleurer – de vous y opposer… par tous les moyens !

— Lesquels ? En l’affrontant les armes à la main ? Il est mon père ! En le dénonçant ? Outre que ce serait une vilenie, il est mon père ! Pourquoi croyez-vous que je n’aie pas vengé ma mère ? Parce qu’il est mon père ! Je ne peux, sans risquer la damnation, faire couler son sang ou être l’artisan de sa perte ! En son temps, le duc Philippe le Bon a collectionné les maîtresses, et Charles, son fils, ne s’est jamais interposé !

— Et c’est là-dessus que vous appuyez vos certitudes ? Mais, que je sache, aucune de ses maîtresses n’est trépassée de mort violente et, bien que sa débauche ait inspiré du dégoût à son fils, celui-ci n’avait aucune raison d’aller plus loin !

Hugo exhala un soupir de lassitude et voulut se rapprocher de l’abbé Turpin qui s’était écarté pour prier :

— Finissons-en, si vous le permettez ! Jamais nous n’arriverons à nous accorder ! Le parricide est un crime majeur aux yeux de Dieu…

— Et laisser mourir des innocentes en sachant parfaitement qui est à l’origine du meurtre n’en est pas un ? Le moins que l’on puisse dire est que vous avez la conscience accommodante, Hugo de Hagenthal !

— Madame ! Je ne vous autorise pas ! Et dans une église !

— J’ai atteint l’âge où l’on peut se permettre bien des choses, le face-à-face avec le Seigneur se faisant chaque jour plus proche. Alors je vais me borner à vous poser une question. Une seule ! Bientôt, ce grand homme va convoler en justes noces avec une malheureuse fille qui n’a pas l’air d’avoir beaucoup de jugeote et ne s’attend certainement pas à ce qui va lui arriver… et cela sous vos yeux puisque votre Ferme n’est pas très éloignée de Granlieu. Vous allez attendre tranquillement que vienne le jour de chanter un « De profundis » pour elle ? On dit pourtant que vous l’aimez ?

— On dit n’importe quoi ! Je n’aime personne !

— C’est évidemment plus pratique ainsi ! Eh bien, nous n’avons, je crois, plus rien à nous dire… sinon ceci : au cas où, par malheur, Marie-Angéline du Plan-Crépin serait retrouvée morte, votre précieux géniteur aura quelque peine a profiter longtemps des joies de l’existence. Il pourrait se retrouver en cour d’assises en admettant qu’il parvienne jusque-là. Chez nous, les hommes ont une fâcheuse tendance à régler leurs comptes eux-mêmes… et ils aiment beaucoup Marie-Angéline !

Passant devant lui, elle alla s’agenouiller sur l’un des prie-Dieu du premier rang, se signa et enfin plongea son visage dans ses mains.

Quand elle eut fini, elle se retourna et se trouva nez à nez avec l’abbé, qui lui sourit :

— Vous ne seriez pas tentée par une bonne et franche absolution, ma fille ? Je suppose que vous étiez en train de demander pardon au Seigneur de toutes les horreurs que vous venez de débiter devant Lui ?

— Où voyez-vous des horreurs, Monsieur le curé ? Je me suis contentée de dire quelques vérités premières à un homme qui, en dépit des apparences, n’en est pas vraiment un !

— Je crois que vous vous trompez ! répondit-il avec tristesse. Le courage ne lui a jamais manqué. Je sais des exemples qui me permettent de l’affirmer. Mais son âme comme son visage appartiennent à un temps où le bruit et la fureur régnaient sur l’Europe en même temps que la crainte de la colère de Dieu et du feu éternel ! Hugo est de ceux-là !

— Que ne se réfugie-t-il dans un monastère ?

— Il se peut qu’il en arrive là un jour ! Pour l’instant, il n’est pas encore prêt. Alors, cette absolution ?

— Vous pensez que j’en ai besoin ?

— Pas vous ?

— Peut-être avez-vous raison ! Et puis cela ferait tellement plaisir à ma pauvre Plan-Crépin !

— C’est ainsi que vous l’appelez ? Cela conviendrait plutôt à un homme ?

— À elle aussi parce qu’elle joint les plus belles qualités d’un garçon à quelques faiblesses résolument féminines !

— Vous savez encore l’acte de contrition  ?

— Vous me prenez pour qui, l’abbé ? Je ne suis pas une grande dévote mais j’ai gardé mes bases !

— Bon, allons-y ! In nomine Patris

Tandis qu’il levait les mains, elle s’agenouilla sur son prie-Dieu et courba la tête… en marmottant la prière si familière qu’elle en devenait automatique. Pourtant, elle ne se confessait pas souvent. La dernière fois, c’était un soir de Noël, dans cette église Saint-Augustin qu’elle n’aimait pas, à un prêtre qui sentait furieusement les « Quelques fleurs » de chez Houbigant, et c’était surtout pour faire plaisir à Plan-Crépin, mais là, dans ce vieux sanctuaire de montagne, les paroles sacramentelles prenaient un sens différent. Elle y trouva une sorte d’apaisement et ce fut d’un pas plus allègre qu’elle regagna le manoir où une autre surprise l’attendait : dans le petit salon voisin de la bibliothèque, elle découvrit Clothilde en train de consoler une jeune fille, réfugiée dans ses bras, qui n’était autre que Marie de Regille et qui lui parut en bien mauvais état. Elle s’excusa :

— Oh, pardon !

— Non, non ! Entrez au contraire, chère amie ! Nous ne serons pas trop de deux pour tenter de calmer le chagrin de Marie !

— Que lui arrive-t-il ?

— Ce que je craignais sans oser l’affirmer : Marie redoute le mariage qu’on lui prépare !

— Et la raison ?

— Elle dit qu’elle en a peur ! Allons, Marie, Mme de Sommières ne vous veut aucun mal ! Détendez-vous et nous examinerons cela ensemble…

Mais les paroles qui se voulaient lénifiantes n’eurent pas l’air d’atteindre la compréhension de la jeune désespérée qui se cramponna au contraire avec plus de force :

— Non… non… non ! se contentait-elle de répéter.

— Elle est littéralement tétanisée ! constata la marquise. Il nous faut de l’aide et je n’ose vous proposer quelques claques, cette malheureuse n’en serait que plus effrayée ! Un remontant peut-être ?

— Voulez-vous vous en charger ? Moi, je peux à peine bouger ! La sonnette est à gauche de la cheminée !

— J’avais remarqué.

L’appel fit accourir Gatien, le valet, qui n’eut pas besoin de description :

— Oh ! Je vois ! dit-il depuis le seuil.

Il reparut deux minutes plus tard armé d’un plateau supportant un flacon de cristal contenant un liquide doré… et trois verres !