— Amen ! approuva celui qui répondait au nom de Bruno et venait de Salins. Ce que je voudrais savoir, c’est pourquoi le sous-préfet a pris sous son bonnet de laisser courir ces venimeuses paperasses ; elles mettent en danger une noble demoiselle dont le seul tort est d’être tombée amoureuse d’un caprice de la nature qui a ramené au jour le visage de celui sont le Destin fait naturellement l’emblème de notre confrérie, alors même que, par un autre caprice de cette même nature, son père incarne à lui seul ce que nous combattons, ce que nous haïssons !

— Bien malin, reprit Lothaire, qui décryptera ce qui peut se balader sous le crâne d’un fonctionnaire de la République qui, au contraire du capitaine Verdeaux, n’est pas né dans notre bien- aimée Comté !

— Mais enfin, grogna frère Bruno, même un Iroquois pourrait comprendre que c’est un crime d’essayer de dresser le peuple contre une femme qui n’a jamais causé de tort à personne ! C’est donc à nous de rétablir la vérité !

Aldo décida de s’en mêler :

— Ce que je voudrais savoir, moi, c’est qui, en dehors de l’imprimeur de Pontarlier – il en dénie la paternité –, s’est arrogé le droit de reproduire ces affichettes à sa façon ?

Celui que Lothaire avait appelé Adrien se mit à rire :

— Seriez-vous naïf, prince ? Pour nous tous, il n’existe qu’une seule réponse à votre question : le nouveau châtelain de Granlieu, dont nous sommes persuadés qu’il a sur les mains le sang qui a coulé un peu trop souvent ces temps derniers !

— Vous en êtes persuadés et vous le laissez faire ?

— Pour lancer la police à ses trousses, il faudrait que nous ayons une preuve, et nous n’avons que notre intime conviction  !

— Ne pensez-vous pas qu’une visite à Granlieu pourrait être intéressante ? Pour ma part je suis certain que l’on y découvrirait, par exemple, des presses d’imprimerie…

— Vous avez probablement raison, mais il nous faudrait une commission rogatoire et…

— Si vous attendez des moyens légaux, vous n’êtes pas près de mettre un terme aux exploits du personnage, mais un magistrat ne saurait penser différemment, n’est-ce pas ?

— J’en suis un, en effet.

Lothaire aussitôt intervint :

— Mes frères, mes frères ! Nous nous égarons ! Chaque chose en son temps ! Pour ce soir il y a urgence à ce que vous soyez au fait de ces affichettes meurtrières afin que, chacun dans votre coin, vous veilliez à les faire disparaître. Ce faisant, nous obtiendrons peut-être un renseignement sur la région où Mlle du Plan-Crépin a été conduite…

Un autre frère, qui avait nom Jérôme, de Nozeroy, lui coupa la parole :

— Soyez sûr que nous agirons de notre mieux, mais, si vous me permettez une remarque…

— Dix, si vous voulez ! ronchonna Lothaire, mais dépêchez-vous ! La réunion de ce soir n’était pas prévue, il ne faut pas s’éterniser !

— Une seule suffira. Pour moi, les avis de recherche signifient deux choses dont l’importance n’échappera à personne : d’abord que Mlle du Plan-Crépin est vivante, ce qui à mon sens est primordial ; ensuite qu’elle a dû s’échapper et qu’en l’annonçant comme dangereuse un quidam trop nerveux s’arroge le droit de lui tirer dessus en oubliant de crier « gare ! ».

— Naturellement, si l’un de nous la rencontre, il la ramène aussitôt où est sa famille ! Et avec ménagements !

La proposition ayant été approuvée à l’unanimité, Lothaire distribua les quelques « placards » qu’il possédait, et l’on se sépara en prenant soin de ménager un espace de quelques minutes entre chaque départ que la pente de la petite route, une fois franchi le portail du monastère, rendait silencieux puisque le moteur n’entrait en action qu’arrivés en bas.

Lothaire et ses compagnons partirent, comme il se doit, les derniers, après avoir remercié l’abbé. Pendant près d’un kilomètre ils marchèrent en silence, chacun renfermé dans ses pensées, jusqu’à ce que Lothaire, légèrement goguenard, déclare :

— Savez-vous que vous m’étonnez tous les deux ?

— Pourquoi ? firent-ils d’une seule voix.

— Ce que vous venez de voir doit vous inciter à poser quelques questions, non ?

— Si, mais ce qu’on cherche, répondit Adalbert après avoir reniflé, c’est la façon de les poser.

— Je pense, reprit Aldo, que la meilleure est encore la plus simple : où avez-vous déniché ces souvenirs splendides du Téméraire ?

Le ton était raide à la limite de l’accusation. Vaudrey-Chaumard releva le col de son manteau pour se protéger d’un vent aigre qui se levait :

— Allons, je m’attendais à pire ! D’abord, sachez qu’en ce qui me concerne je n’ai rien déniché ! Et autant vous le dire sans tarder, afin que vous n’en veniez pas à vous demander si nous ne sommes pas une bande de voleurs ; de ce que nous venez de voir, aucune pièce n’est entrée dans la chapelle par des moyens malhonnêtes. Sachez que mes amis et moi sommes la seconde génération d’inventeurs du petit trésor que vous venez de contempler. C’est mon grand-père qui, dans une vente de château à laquelle il assistait en compagnie de son ami Fleurnoy, dont Bruno – de Salins ! – est le fils, ont gagné le cocotier, si j’ose dire, en achetant à eux deux la croix car, bien que la vacation fût discrète, l’objet était cependant très cher bien qu’en mauvais état. Il eût été difficile de la faire entrer dans l’héritage de l’un comme de l’autre, alors l’idée leur est venue de la confier au frère de Fleurnoy qui était à l’époque l’abbé de ce qu’ils appelaient le couvent des Solitudes. C’est ce dernier qui a découvert la chapelle souterraine. Mon père comme son ami étaient passionnés par le drame qu’avait été la fin de la Maison de Bourgogne. Ils ont alors décidé de chercher d’autres vestiges et de les confier à l’Église…

— Le tombeau du duc Charles est dans l’église de Sainte-Marguerite de Bruges auprès de Marie, sa fille, insista Aldo. Pourquoi ne pas les y avoir portés ?

À peine achevait-il qu’il eut la nette sensation d’avoir émis une sottise. D’ailleurs Adalbert protestait :

— Pas un peu malade, non ? Pourquoi, diable, faire un pareil cadeau aux Belges, dont les ancêtres ont refusé de secourir leur duc ?

— N’importe, Messieurs, ce n’est pas à vous que j’apprendrai comment naît une fièvre collectionneuse. Plus le temps s’écoulait, poursuivit Lothaire, et plus s’ancrait l’intérêt passionné des deux amis. Mais elle avait fait tache d’huile, et c’est ainsi qu’ils décidèrent de créer une confrérie – secrète naturellement ! – réunissant des hommes habités par le même idéal chevaleresque. Nous nous sommes retrouvés à douze, liés par l’amitié.

— Et la confiance  ?

— Absolue ! Nous nous considérons comme dépositaires de cette part des biens du duc Charles, en gardant l’espérance de pouvoir compléter au moins cette « chapelle » !

— Ça, c’est impossible ! affirma Aldo. La chapelle du duc Charles se trouve à Vienne et je la croyais complète…

— Parce que vous ne savez pas tout, mon ami, ce qui est normal ! Vous êtes expert en joyaux mais les trésors de Bourgogne ne comportaient pas que des bijoux ! La preuve !

— Je vous prie de m’excuser mais je sais en gros ce qui composait la chapelle !

— Laquelle ?

— Si riche qu’il soit, le duc n’en avait pas plusieurs ?

— Au moins deux : la sienne propre – celle des ducs de Bourgogne – et celle de la Toison d’Or, à laquelle appartient ce que vous venez de voir… et elle est loin d’être au complet car, outre ce que vous avez vu, elle comportait des vases sacrés.

— On s’en doute, marmotta Adalbert qui avait sommeil, et je n’en ai pas remarqué… mais, en résumé, de quoi se composait au juste une « chapelle » ?

— Principalement d’ornements vestimentaires. Pour la Toison d’Or, il y avait quatre chapes, de velours cramoisi, doublées de satin vert, somptueusement brodées d’images saintes : Notre-Dame, saint Jean-Baptiste et notre Sauveur. Deux parements d’autel (haut et bas) portant au centre l’image de Notre-Dame couronnée, avec d’un côté sainte Catherine et de l’autre saint Jean-Baptiste comme vous venez de les voir. Il y avait en outre une chasuble et deux dalmatiques aussi somptueuses. Quant à la croix – de beaucoup la plus précieuse de nos trouvailles –, elle est façonnée d’or, sertie de rubis et de perles, et était dite « croix du Serment ». C’est sur elle que juraient les nouveaux chevaliers. L’autre « chapelle », celle du trésor ducal volé à Grandson, était de velours bleu rebrodé d’or, et c’est à Morat qu’elle a disparu.

— Il y a quelque chose qui m’échappe ! dit Adalbert. Où étaient ces merveilles quand le duc ne guerroyait pas ?

— La sienne avec lui au palais mais celle de la Toison d’Or dans une chapelle bâtie spécialement pour l’Ordre. Enfin… en principe !

— Ce qui signifie ?

— Que c’était au temps du fondateur, le duc Philippe. Le Téméraire, ayant passé en guerre la majeure partie de son existence, et ne mettant pratiquement jamais les pieds à Dijon, il a trouvé plus commode de réunir les deux chapelles auprès de lui !

— Résultat : devant Nancy, alors que la mort approchait et qu’il ne lui restait plus rien ?

— Je pense que la duchesse Marguerite, sa femme, avait dû y pallier. Vous savez, on parle toujours du trésor de Bourgogne, mais c’est « des » trésors qu’il faudrait dire. Quand Maximilien d’Autriche a épousé la petite duchesse Marie, à Gand, les noces ne se sont pas déroulées dans l’indigence. Les fortunes de Marie et de la veuve de son père, en joyaux et autres ornements, étaient encore des plus respectables ! Dont d’ailleurs les Habsbourg ont hérité puisque, si elle avait vécu, Marie aurait été impératrice. C’est l’une des raisons pour lesquelles Fleurnoy et mon père, après leurs trouvailles, ont décidé qu’elles resteraient ici, sur cette Comté Franche qui fut de Bourgogne tant que celle-ci exista. Les douze compagnons que nous sommes estiment que cette part du trésor lui appartient. Si les journaux, par exemple, savaient ce que recèle notre chapelle souterraine, Vienne nous tomberait dessus en poussant des cris d’orfraie.