— Vous avez raison tous les deux, intervint Adalbert. Quant à notre Plan-Crépin, vous savez que les Croisades sont le temps de ses rêves ! Alors, revenons sur terre et vous me permettrez de répéter : qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
— Je crois qu’en dépit de ce qu’elle écrit, il faut appeler Langlois ! Je suppose qu’elle a filé droit sur Pontarlier, et comme les inspecteurs Duval et Lecoq y sont autant dire en permanence, il y a peut-être une chance de la repérer à son arrivée. Si elle a pris le train, elle n’est pas loin de là, et je ne vois pas quel autre moyen de transport elle aurait pu utiliser.
— Pourquoi pas une voiture comme à son premier voyage ?
— Non. Elle s’en serait méfiée. Elle est amoureuse mais pas complètement demeurée ! Mais qu’elle aille à Pontarlier, rien n’est moins sûr ! Son héros habite aussi la « Seigneurie », à Grandson, et elle a pu prendre le train pour Yverdon, qui est tout proche.
Brusquement, Aldo se leva et se rua sur le téléphone qui avait à présent droit de cité dans la maison, sauf dans la chambre de la marquise. Adalbert le suivit :
— Qui veux-tu appeler ? Langlois ?
— Non. Ma femme ! J’ai besoin de savoir où se trouvent mon beau-père et son nouveau jouet !
— Son zinc ? Évidemment, ce serait l’idéal. Malheureusement, avoir Rudolfskrone à cette heure, ça ne va pas être facile…
Pourtant, par la grâce d’une ligne d’une humeur bénigne – ce qui n’était malheureusement pas souvent le cas ! –, avoir Lisa au bout du fil ne demanda pas plus de dix minutes :
— Aldo ? Mais quelle bonne surprise, mon chéri ! Tu es en Autriche ?
— Non ! Chez Tante Amélie ! Tout va bien là-bas ?
— Au mieux ! Nous avons un temps ravissant et…
— On parlera météo plus tard, mon cœur ! C’est ton père que je cherche et…
— Il n’est pas là ! Il est parti…
— Sacré bon sang du tonnerre de Dieu ! Il n’est jamais là quand on a besoin de lui, cet enquiquineur !…
— Du calme ! fit au bout du fil la voix suffoquée de Lisa. Qu’est-ce qu’il te prend ? Il te manque à ce point-là ?
— Lui-même, pas autrement, mais son hochet favori, sans aucun doute ! Où sont-ils ?
— Quelque part en direction de Bruxelles. La fille de Louise va de plus en plus mal. La seule personne qui sait où était sa mère l’a rappelée d’urgence et il y a peu de chance qu’elle la revoie en vie. Tu penses bien que Papa n’a pas hésité. Il l’a embarquée aussitôt !
Il devait y avoir des perturbations sur les Alpes en dépit du « temps ravissant ». La voix de Lisa se brouilla, devint incompréhensible, et la communication fut interrompue. Aldo reposa le combiné avec un soupir.
— C’est coupé ! constata Adalbert qui, sans la moindre discrétion, s’était emparé de l’écouteur. Mais on sait au moins deux choses : ton beau-père est à Bruxelles et, ce qui est plus grave, cette pauvre Agathe doit être morte à l’heure qu’il est, ce qui porte à quatre le nombre des victimes de notre assassin !
— Sans compter celles que l’on ignore, mais lui s’arrange pour être toujours à des kilomètres quand elles sont frappées !
— Cela ne te rappelle rien ?
— Que si ! Le Barbe Bleue de Newport ? Mais celui-là…
— Quand vous aurez fini d’égrener vos souvenirs de guerre, coupa Mme de Sommières qui venait de les rejoindre, vous vous occuperez peut-être de ma pauvre Plan-Crépin ? Les autres m’indiffèrent, mais elle, j’y tiens ! Appelez Langlois, sacrebleu ! Il aura peut-être une idée ?
Mais il était écrit quelque part qu’ils en seraient réduits, ce matin-là, à leurs seules ressources : le grand patron était « injoignable » pour le moment. Ce qui eut le don de déchaîner chez Aldo une sorte de fureur sacrée :
— Et voilà ! On se retrouve au même point qu’il y a cinq mois, à cette différence près que mon rubis a disparu lui aussi – ce qui est de peu d’importance ! Alors on recommence tout de zéro !
— Comment l’entends-tu ? s’inquiéta Tante Amélie.
— Vous allez voir !
Reprenant le téléphone, il appela Le Bourget, demanda à quelle heure était le prochain avion pour Berne – deux heures plus tard –, retint une place sur Swiss Air – « Non ! Deux ! » hurla Adalbert – plus une voiture de location qui l’attendrait à l’atterrissage.
— Et moi, alors ? protesta Adalbert. Tu m’oublies ou tu me largues ?
— Ni l’un ni l’autre, mais je préfère que tu restes ici jusqu’à ce que tu aies mis la main sur Langlois. D’abord parce qu’on a besoin de lui, ensuite pour que Tante Amélie soit protégée comme il sait si bien le faire. Ensuite, tu me rejoins…
— Où ça ? À Pontarlier ?
— Sûrement pas ! À Yverdon. C’est une station thermale réputée et à un jet de pierre de Grandson.
— Qu’est-ce qu’on y soigne ?
— Les rhumatismes.
— C’est moi qui devrais y aller ! bougonna la marquise. Tous les ans ils me font souffrir un peu plus !
— On verra ça plus tard ! Pour l’instant je pars seul et chacun fait ce qu’il doit. Renseigne-toi sur le meilleur hôtel d’Yverdon, ajouta-t-il pour Adalbert. Tu as une chance de m’y trouver ce soir. Sinon, je t’appellerai…
— À moins que tu ne sois coincé entre les mâchoires d’un loup en train de te dévorer !
— Je suis des plus indigestes ! Quant à toi, en te laissant l’explication avec Langlois je ne te fais pas vraiment un cadeau ! Tu connais l’animal aussi bien que moi !
— Et si, d’aventure, il exigeait que tu rentres ? demanda Tante Amélie.
— J’obéirais ! répondit Aldo gravement. Vous avez ma parole ! J’aurais trop peur qu’une initiative malheureuse transforme cette équipée en drame ! Et n’ignore rien concernant Plan-Crépin.
— Vous, je ne sais pas, mais elle, je peux vous certifier qu’il l’apprécie !
— Si vous croyez m’apprendre quelque chose !...
Il l’embrassa, monta se préparer une valise et, une demi-heure après, il roulait en taxi vers l’aéroport parisien2.
Ce fut deux heures plus tard, alors qu’il survolait les campagnes françaises, qu’il se souvint d’avoir eu l’intention de se rendre à la salle des ventes de Drouot pour une importante vacation de bijoux anciens. Ce qui n’arrangea pas son humeur. C’était la première fois qu’il lui arrivait d’oublier une vente. Il n’aima pas la désagréable impression de revenir en arrière quand il s’installa au volant de la voiture qu’on lui avait retenue : c’était à peu de chose près la même que celle fournie à Lausanne lors de son premier voyage pour aller voir mourir, à Grandson, un homme que rien ne rattachait à ce siècle.
Seul le temps avait changé. Plus de neige, plus de froidure mais une douce température, et une nature reverdie et parée de tous ses charmes. Le chemin seul n’était plus le même et le replongea plus vite que prévu dans la dramatique histoire que le destin reliait à sa propre vie : il passait par Morat !
Morat ! Ravissante cité gardant davantage que des traces d’un autrefois glorieux ! Morat, assise elle aussi au bord d’un lac, beaucoup plus petit mais tout aussi bleu que celui de Neuchâtel où se mirait Grandson ! Morat, la seconde défaite du Téméraire, plus cruelle peut-être que la première, subie avec des troupes amoindries qui pourtant s’étaient bien battues mais qu’une fatale erreur de tactique avait coincées entre la ville et le lac dans les eaux duquel on les avait rejetées. Morat, enfin, où ce qui subsistait du fabuleux trésor était tombé aux mains des Suisses, ne laissant plus guère de richesses à un prince déjà hanté par la mort mais qui refusait de voir là son dernier combat. Après Grandson, il avait cherché refuge à Nozeroy, en Comté Franche, chez son ami disparu, Jean de Chalon. Cette fois, c’était à Salins qu’il était revenu rassembler les troupes – bien maigres parce que ses Flandres, si riches cependant, lui avaient nettement refusé le soutien et que, en Bourgogne, on fondait les cloches des églises pour en faire des canons –, enfin, chercher à rétablir une santé délabrée dans les eaux thermales appréciées depuis les Romains. Quant à l’âme, envahie par la mélancolie morbide propre au sang portugais de sa mère3, elle ne le quittait que pour laisser place à une activité fébrile, une gaieté forcée plus triste que des larmes et une volonté farouche de lutter jusqu’aux extrêmes limites de ses forces…
Quand, passé Yverdon, Aldo arriva en vue de la Seigneurie dont le jardin enjambait la route pour descendre jusqu’au lac, il gara sa voiture dans un renfoncement, arrêta le moteur et considéra le but de son voyage : la noble demeure que le baron de Hagenthal avait léguée à son filleul comme au plus digne de la recevoir. Hugo, vivant portrait du tragique duc de Bourgogne, Hugo, enfin, que cette folle Marie-Angéline s’était prise à aimer et au secours de qui elle avait volé après l’avoir délesté, lui Aldo, du rubis que le vieux gentilhomme lui avait remis, ici même, en paiement d’une dette de sang…
À y réfléchir – et il n’avait fait que cela depuis la veille ! –, Aldo se demandait encore si l’idée de venir à Grandson tout droit était la bonne même si elle lui était apparue comme la seule possible pour approcher le nœud du drame, malgré la mise en garde exprimée par la lettre de Plan-Crépin. Il n’était pas policier et revenait vers la maison d’un homme dont il vénérait le souvenir. Et, pour parfaire son personnage, il s’était muni, en traversant Yverdon, d’un bouquet de roses destinées à sa tombe, comme il l’avait déjà fait une fois en compagnie d’Adalbert.
Il regarda sa montre. Tout avait si bien marché pour lui que, à cet instant où il allait se rendre chez Hugo de Hagenthal, Plan-Crépin, si elle avait pris, comme il le supposait, le train de huit heures trente pour Pontarlier en gare de Lyon, n’était pas encore arrivée à destination. Il était quatorze heures trente et, sans compter sur un retard toujours possible, elle devait être encore à une bonne centaine de kilomètres, puisqu’il fallait compter avec l’obligatoire changement à Dijon, les express desservant la Suisse passant par Besançon. Ce qui laissait à Lecoq et Durtal toute latitude pour la prendre en filature au sortir de la gare et, à lui-même, celui de voir ce qui se passait à Grandson, et même de remonter vers les villages frontaliers où Hugo avait sa « Ferme ».
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