Cependant, l’indomptable marquise avouait franchement avoir eu peur pour une des rares fois de sa vie, mais pas au point de prendre la fuite…

En résumé, elle avait reçu un coup de téléphone, ou plutôt Cyprien l’avait reçu car elle ne répondait jamais directement, et se contentait d’écouter. Une voix de femme, totalement inconnue de Cyprien comme d’elle-même d’ailleurs, conseillait à « Mme de Sommières de quitter sa demeure dans les prochaines heures si elle voulait éviter de graves désagréments à divers membres de sa famille. Et de le faire sans chercher à le cacher ». Elle s’était alors emparée elle-même de l’appareil pour essayer d’en savoir plus, mais il n’y avait déjà plus personne au bout du fil. Les dernières paroles perçues par Cyprien déconseillaient vivement tout appel au Quai des Orfèvres…

— Comment était cette voix ? demanda Aldo.

— Pas désagréable : basse et assez douce avec juste ce qu’il fallait d’inquiétude pour être vraiment crédible.

— Qu’avez-vous fait alors ? s’impatienta Aldo. Vous êtes partie… mais comment se fait-il…

— Laisse-moi aller jusqu’au bout de mon propos ! J’ai commencé par réfléchir puis j’ai décidé d’obtempérer, ou plutôt de faire semblant. Lucien a reçu l’ordre de préparer la voiture – bien briquée ! –, puis on m’a fait une valise plus une mallette de toilette, et enfin j’ai convaincu ma vieille Louise, ma femme de chambre qui, depuis qu’elle est à mon service a fini par me ressembler, de prendre ma place…

— Elle est presque aussi grande que vous, en effet, observa Adalbert, mais de là à vous ressembler !

— Et vous trouvez qu’Hubert me ressemblait davantage quand il jouait mon rôle au bord du lac de Lugano1 ? Louise a la même taille que moi, et avec mes vêtements, l’un de mes chapeaux drapé d’une voilette épaisse, elle est largement plus crédible que ne l’était Hubert parce qu’elle me connaît par cœur. Elle est donc très ostensiblement partie à ma place.

— Pour où ?

Elle lui offrit un sourire un peu moqueur :

— Pour un endroit où l’on n’aurait jamais l’idée de me chercher et impossible à attaquer sans risquer de graves ennuis : un couvent, à Sèvres, que dirige une mienne cousine qui était mon amie d’enfance et sur qui je sais pouvoir compter même si elle ne m’a pas vue depuis des siècles ! Louise avait une lettre pour elle…

Clothilde ouvrit de grands yeux :

— Vous lui avez demandé de mentir au cas où quelqu’un vous chercherait ?

— Je n’ai pas eu besoin de le lui demander. Quand on entre chez Clarisse, pour une retraite par exemple, on perd son identité pour n’être plus qu’une âme en peine pourvue d’un simple prénom, qui n’est pas obligatoirement le vôtre, et Louise, qui est presque aussi pieuse que Marie-Angéline, était ravie de ce séjour inattendu qui va lui permettre de se reposer un peu. Quant à Lucien, il en a profité pour aller voir son frère à Suresnes. Et moi… j’ai changé de chambre ! C’est assez curieux comme impression ! Il me semblait vraiment être sortie de moi-même…

— Quand avez-vous vu Adalbert ?

— Lorsqu’il est arrivé. La nuit s’était passée sans problème et c’est moi qui l’ai reçu avec Cyprien… dans le vestibule, et pas longtemps puisque j’étais censée être absente.

Adalbert relaya :

— Le temps de parer au plus pressé qui n’était pas si simple : comment emmener discrètement quelqu’un qui n’est pas là ? L’air très soucieux je suis donc rentré chez moi en annonçant hautement à Cyprien qu’avant de repartir au petit matin, je passerais pour savoir s’il y avait des nouvelles…

— Pourquoi ne m’as-tu pas téléphoné ?

— Tu vas rire : mon téléphone était en panne ! Pour en revenir à Tante Amélie, je ne pouvais pas l’emmener sans la moindre valise. Aussi, dans la nuit, j’ai envoyé Théobald à l’entrée de son hôtel, sur le parc, avec une brouette empruntée au gardien de Monceau-Courcelles, avec qui j’entretiens d’excellentes relations. Au lever du jour je ressortais, passais rue Alfred-de-Vigny qui n’est pas fort éclairée la nuit, me garais juste devant le portail, y restais très peu de temps avant de repartir apparemment seul, mais ma passagère clandestine était tapie entre la banquette arrière et les deux sièges avant, vêtue de noir de la tête aux pieds.

— Et vous êtes restée longtemps dans cette posture, Tante Amélie ? demanda Aldo, un peu effaré tout de même.

— Une bonne trentaine de kilomètres ! répondit-elle, apparemment ravie du stratagème. Cela manquait de confort et j’ai hérité de bleus, mais, après tout, je n’étais pas si mal. Adalbert s’est finalement arrêté près d’une cabane de cantonnier qu’il repéra, dans un lieu absolument désert où nous ne risquions pas d’être observés… Je n’ai pas changé de vêtements et j’ai pris place à côté du chauffeur où j’ai eu droit à du café chaud, contenu dans une bouteille Thermos. Nous avons ensuite fait halte deux fois, toujours dans des endroits où nous étions sûrs que personne ne pouvait nous remarquer. Adalbert avait emporté le nécessaire pour nous sustenter jusqu’à ce que nous débarquions ici…

Cette fois Aldo bondit :

— Et on ne m’a pas averti ? Ce n’est pas supportable !

— Vous dormiez de si bon cœur qu’il eût été inhumain de vous déranger ! plaida Lothaire. Et puis nos deux voyageurs étaient exténués et ne demandaient qu’à gagner enfin un lit ! On a remis les retrouvailles à plus tard ! Cela dit, je vous jure qu’hier soir nous n’en savions pas plus que vous et que nous ne les attendions pas !

— Jamais je n’aurais l’idée de mettre votre parole en doute ! Il y a pourtant un détail qui m’intrigue…

Adalbert leva une main pour annoncer qu’il voulait parler :

— Je crois que je peux répondre. Qui a prévenu notre marquise qu’elle risquait d’être enlevée ? Ce qu’il vient en premier à l’esprit est qu’on lui a tendu un piège pour l’obliger à sortir de chez elle, pensant sans doute qu’elle prendrait la route. Qu’elle ait filé droit vers un couvent, proche d’ailleurs d’un commissariat de police, a dû surprendre. Attaquer ce genre de fortin ne pouvait guère être réalisable. Et pour qui vous connaît si peu que ce soit, la vie monastique ne vous a jamais tentée. D’autre part, on peut aussi croire à l’honnête mise en garde de quelqu’un qui vous veut du bien, craignant que votre hôtel ne reçoive une visite nocturne. Mais vous n’avez rien vu venir ?

— Rien du tout, alors que je m’attendais à une quelconque intrusion, mais nous n’avons rien vu… ni rien entendu puisque le téléphone était coupé. Mais j’avoue humblement n’avoir dormi que d’un œil !

— Enfin, à présent, vous voilà à l’abri, conclut Clothilde avec satisfaction. Et pour entrer ou sortir de cette maison, c’est quasiment impossible. Aussi bien en armes et munitions et qu’en personnel, nous avons de quoi soutenir un siège. Sans compter nos vaillants gendarmes de Pontarlier et quelques bons amis sachant user d’un fusil ! Il reste – et ce n’est pas peu dire – à retrouver Marie-Angéline, et nous ferons tout pour cela. En attendant, nous allons boire à l’arrivée de Mme de Sommières ! Nous en sommes tellement heureux !

— Pour moi ce sera une grande bouteille d’eau minérale ! émit Aldo avec un sourire un brin grimaçant. Cela en fera au moins un qui gardera les idées claires !

— N’ayez crainte à ce sujet ! coupa Lothaire. Mme de Sommières sera aussi bien protégée que… qu’au fort de Joux, par exemple !

— On n’en doute pas un instant ! assura Adalbert. En contrepartie, sauriez-vous si le nouveau propriétaire de Granlieu y a emménagé ?

— Pas encore ! répondit Clothilde, mais d’après les bruits qui courent ce ne saurait tarder. Des ouvriers y travaillent à longueur de semaine. C’est assez normal si le nouveau maître veut prendre ses habitudes avant le mariage qui sera célébré en septembre prochain.

— Mais Karl-August s’est-il installé ? Il devrait vouloir surveiller les travaux en personne ? Ne fût-ce que pour s’assurer qu’ils seront terminés à temps ?

— On n’en sait rien. Les ouvriers ne sont pas du pays !

— D’où alors ?

— D’assez loin certainement pour séjourner à demeure. Même le samedi, ils ne rentrent pas chez eux…

Aldo et Adalbert échangèrent un regard d’où ils s’efforcèrent de chasser l’inquiétude.

— Ce qui rend pratiquement impossible la visite aussi discrète que nocturne d’un chantier si intéressant, commenta Adalbert qui réfléchissait tout haut.

— N’importe, reprit Lothaire, visiblement soucieux, que les ouvriers vivent à Granlieu ou non ne change rien au fait qu’il est préférable de ne pas s’y aventurer. Je jurerais que Mlle du Plan-Crépin n’est pas là. Si on la retrouve dans la région, ce serait plutôt aux environs de Grandson, puisque, d’après la lettre qu’elle a laissée, l’appel proviendrait d’Hugo ! Or, il vous a dit lui-même ce qu’il en est. Et je crois vraiment qu’on peut lui faire confiance. Qu’en penses-tu, Clothilde ?

— Oh, je suis entièrement de ton avis. Hugo est un homme d’honneur ! Il appartient réellement à un autre âge. Il est incapable d’écrire une lettre comme celle mentionnée par Marie-Angéline ! Surtout en lui demandant de commettre un vol au détriment d’un ami fraternel ! Non ! Cent fois non ! Souvenez-vous qu’il a toujours rêvé de grandeur !

— Soit ! soupira Aldo. Dans ce cas, voulez-vous nous dire dans quelle direction nous avons une chance de retrouver Plan-Crépin… si toutefois on peut encore l’espérer ? Dans ce beau pays où abondent les lacs, les cascades, les rivières, escamoter un corps ne doit pas poser de gros problèmes ! Pardon… Tante Amélie si je vous blesse, mais il faut bien en venir à regarder cette hypothèse en face : les jours passent et nous sommes tous là, incapables de relever la moindre trace !