Instantanément Lothaire recouvra sa bonne humeur :

— Sur ce dernier point, je serai moins certain du cher Vidal-Pellicorne. Il est curieux… comme un archéologue !

— Et moi comme un chercheur de trésors. Maintenant, si vous le permettez, je vais appeler Paris. J’ai besoin de savoir où est le reste de la famille !

Hélas, quand il obtint – enfin ! – la communication, ce fut pour entendre la voix de la veille, celle de Cyprien : Madame la marquise était partie précipitamment dans l’après-midi avec la voiture et Lucien, son chauffeur. Elle n’était pas encore rentrée. Quant à Monsieur Adalbert, on ne l’avait pas vu. Le vieux serviteur n’ayant pas caché son inquiétude, Aldo lui demanda de l’appeler dès que l’un des deux serait rentré, puis il pria ses hôtes de lui permettre de s’établir, le temps qu’il faudrait, dans la bibliothèque auprès du téléphone. Ce à quoi ils consentirent bien volontiers. Lothaire, qui lui tint compagnie un moment, finit, sur ses instances, par aller se coucher, le laissant en compagnie d’une cave à liqueurs et d’une boîte de cigares.

Mais quand le jour se leva, ramenant un Lothaire plutôt soucieux, Aldo attendait toujours, la grande pièce était envahie par un épais nuage de fumée et certain flacon d’armagnac avait diminué de moitié. Quant au pot de café tenu au chaud dans la cuisine, il n’en restait plus une goutte.

— Je prends le relais, proposa-t-il, et allez vous reposer un peu, mon ami, je monterai vous chercher dès que cet outil se décidera à sonner ! Je vous promets de ne pas bouger ! Et ne vous tourmentez pas trop. Nous sommes à la frontière, en montagne, et ce ne serait pas le premier dysfonctionnement de cet objet.

Aldo accepta volontiers. Ses nerfs tendus à la limite de l’épuisement lui soufflaient que c’était la sagesse. Sans se déshabiller, afin de pouvoir descendre dès qu’on l’appellerait, il se jeta sur son lit.

Il était près de midi quand il s’éveilla, sans avoir, hélas, été dérangé, et il se précipita dans la salle de bains, prit une douche, se rasa, puis s’habilla en un temps record pour enfin rejoindre Lothaire qui, fidèle à sa promesse, n’avait pas bougé.

— Je suis désolé, s’excusa Aldo. Il ne fallait pas me laisser dormir aussi longtemps !

— Je vous en prie ! C’était tout naturel et je suis sûr que vous en auriez fait autant pour moi. Que décidez-vous à présent ?

— D’appeler Langlois ! S’il s’est passé quelque chose il nous le dira !

— À quoi pensez-vous ?

— À dire vrai, j’essaie de ne pas penser…

— … et de toute façon rien n’est plus mauvais que de cogiter le ventre vide !

— À table ! s’écria Clothilde qui entrait armée d’une motte de beurre destinée à la salle à manger. Vous n’avez rien avalé de solide depuis plus de seize heures !

— Juste le temps d’appeler le Quai des Orfèvres et on vous suit ! fit son frère.

Mais ce moment-là, si on l’obtint relativement vite, fut aussi décevant que l’avaient été la rue Alfred-de-Vigny et la rue Jouffroy : le grand patron était quelque part hors Paris et on ne savait pas quand il rentrerait.

La journée fut un cauchemar. Le fichu téléphone sonna bien à plusieurs reprises mais il n’y avait jamais au bout du fil l’une ou l’autre voix espérée. Pire encore quand on rappela les trois numéros : seul le cabinet de Pierre Langlois répondit. Guère plus rassurant que les deux autres : le grand chef n’était pas là. Un point c’est tout ! Aldo décréta alors que si l’on en était toujours là le lendemain matin, il irait voir par lui-même ce qui se passait à Paris.

— Si seulement je savais où se promène mon beau-père, je l’appellerais au secours ! ragea Aldo. Avec un avion on avale les kilomètres trois ou quatre fois plus vite que par le train ou en voiture. Mais il n’est jamais là quand on a besoin de lui !

— Ne le regrettez pas ! conseilla Lothaire. Cela ne ferait peut-être que compliquer la situation. Il est évident que nous nous trouvons devant un cas d’espèce plutôt rare : deux numéros aux abonnés absents pendant plus de vingt-quatre heures ce n’est pas fréquent, mais j’en viens à me demander s’il n’y a pas là un signe rassurant ?

— Ah, vous croyez ?

— Ma foi ! Ce silence ne serait-il pas volontaire…

— Volontaire ? La porte ouverte à toutes les suppositions, même les plus alarmantes ?

— Pourquoi pas ? Si l’on refuse de nous répondre c’est peut-être pour ne pas avoir à en faire autant pour d’autres… qui seraient indésirables ?

— J’y pensais, murmura Clothilde.

Aldo s’efforça d’examiner l’idée calmement. Il est certain qu’elle était séduisante parce que rassurante… Clothilde reprit :

— Nous voyons bien, Aldo, que vous êtes à la torture, mais il est primordial pour vous que vous vous calmiez… et ce serait insensé de reprendre la route demain matin. D’abord parce que vous êtes beaucoup trop nerveux pour contrôler le volant sur la distance entre Paris et nous…

— De ce côté-là vous pouvez vous rassurer : j’irais avec lui…, proposa Lothaire.

— Ce ne serait pas plus rassurant ! Vous conduisez avec le dédain le plus absolu pour le code de la route ; aussi bien que pour les obstacles, humains ou non, assez las de l’existence pour s’aventurer sur votre chemin. Restez là tous les deux ! Mon intuition me suggère que vos tourments vont prendre fin, cher ami Aldo !

— Tu es voyante à présent ? grommela son frère.

— Non, mais vous êtes trop impétueux tous les deux ! Il faut prendre le temps de réfléchir. Quant à être une extralucide, sans aller jusque-là, je dirais qu’il m’arrive d’avoir, de temps en temps, une brève vision concernant telle ou telle personne ! Parfois même quelqu’un que je n’ai jamais vu. Ce qui est assez gênant !… J’ai l’impression d’être indiscrète !

— Et là, vous voyez quoi ?

— C’est flou ! Je dois l’admettre, pourtant je ne parviens pas à redouter une menace sur notre marquise !

Le mot fit sourire Aldo en dépit de ses soucis. C’était Plan-Crépin, habituée au pluriel de majesté, qui l’avait appelée ainsi une fois, et tout le monde avait suivi.

— Acceptons-en l’augure ! conclut son frère en s’emparant d’un flacon d’armagnac qu’il mit dans les mains d’Aldo. Emportez donc ce viatique, cher ami, c’est souverain quand la nuit se fait longue. Je vais d’ailleurs vous imiter. C’est encore ce qu’il y a de mieux pour donner des couleurs à une nuit blanche…

C’en fut une, en effet, et de la meilleure qualité en dépit du bain chaud, des trois pommes qu’Aldo croqua et de deux ou trois cachets d’aspirine qu’il fit passer avec une solide ration d’alcool gersois, mélange qui, vers l’heure noire précédant l’aube, se révéla enfin efficace et le plongea dans un profond sommeil… d’où le tira un désagréable contact avec une serviette de toilette trempée dans l’eau froide… il lui fallut quelques minutes pour accommoder. Le brouillard se dissipant, il crut voir Adalbert :

— C’est toi ? hasarda-t-il en se frottant les yeux, mais ce qu’il prenait pour une ombre déclara :

— Évidemment, c’est moi ! Qui veux-tu que ce soit qui se permette de te flanquer des claques ?

— Tu… tu es rentré ?

— Il faut t’y faire : je ne suis pas un fantôme. Toi, en revanche, tu me donnes l’impression d’avoir noyé ton angoisse dans l’alcool, fit l’ombre en s’emparant de la bouteille aux trois quarts vide dont il s’adjugea une ration. De qualité d’ailleurs ! On peut comprendre que tu lui aies confié tes misères !

— Sans les enlever, mais au moins ça m’a aidé à dormir et j’en avais grand besoin… J’en ai toujours besoin, conclut-il en bâillant à se décrocher la mâchoire.

— Oui, eh bien, cela suffit ! Tante Amélie…

À lui tout seul, ce nom acheva de réveiller Aldo qui réagit en empoignant le revers du veston de son ami :

— Elle a disparu de chez elle ! Sais-tu au moins où elle est ?

— Lâche-moi ! Tu vas me déchirer ! Elle est ici, bien sûr ! C’est moi qui l’ai amenée !

— Ici ? Et tu ne le disais pas ?

— Je n’étais pas sûr que tu sois dans ton bon sens et que…

Mais Aldo ne l’écoutait plus. Il était déjà dans la galerie, courant vers la chambre qu’avait occupée Tante Amélie, et, emporté dans son élan, y fit irruption sans frapper… Elle était réellement là ! Debout devant une psyché, elle achevait de se coiffer mais sursauta quand il entra en trombe et poussa un cri :

— Tu m’as fait peur ! Mais quelle tête tu as ? Tu es malade ?

— Malade d’angoisse, oui ! s’écria-t-il en la serrant dans ses bras. Quand j’ai su que vous étiez partie avec Lucien sans dire où vous alliez et qu’Adalbert allait vous chercher en vain, je me suis tourmenté au-delà de ce que vous pourriez imaginer, et, las de tourner en rond, je confesse avoir cherché le sommeil qui me fuyait dans une bouteille d’armagnac ! Je dois puer l’alcool à plein nez ?

— Ah, que galamment !…, répondit-elle en riant. Cela dit, j’ai décidé, avant-hier, de mettre en action un conseil de Langlois… Mais va d’abord retrouver un aspect civilisé ! Tu n’as que le temps avant le déjeuner et je n’aurai qu’un seul récit à faire !

Sur ce, elle le poussa dehors. Dans sa chambre, Adalbert l’y attendait assis sur le lit avec, à la main, un verre qu’il tendit :

— Maintenant que tu es revenu à la surface, bois ça !

— Qu’est-ce que c’est ?

— Le bas peuple appelle ce nectar un « rince cochon » ! Ce n’est pas vénéneux, il y a même du citron, et tu seras à neuf en un rien de temps !

Docilement, Aldo avala, devint un peu plus verdâtre et se rua sur la salle de bains… Une demi-heure plus tard, il descendait et rejoignait les autres, tiré à quatre épingles et le pied assuré. Il put alors constater que, au cas où Tante Amélie eût conservé un doute sur l’amitié des Vaudrey-Chaumard, ce doute s’était envolé. Clothilde et Lothaire rayonnaient positivement.