On le lui expliqua avec force détails et, un quart d’heure plus tard, Thomas était installé dans l’une des chambres que le médecin gardait à la disposition des malades incapables de se soigner seuls et qu’il refusait de confier à l’hospice de la ville. Après quoi, il s’y enferma avec lui.
Quand il en sortit, une demi-heure plus tard environ, et alla rejoindre le baron qui tournait en rond dans son cabinet, il était visiblement soucieux.
— Alors ? demanda Hubert. C’est inquiétant ?
— Oui... et non. Il est jeune et solidement bâti sinon il ne serait peut-être plus de ce monde. Les blessures se sont réinfectées à cause de la saleté dans laquelle il a vécu. Celle de l’épaule est douloureuse parce qu’il a une clavicule cassée et qu’on ne lui a pas donné le temps de se ressouder avant de le faire travailler. Il lui a d’ailleurs fallu un rude courage pour se servir de son bras dans de telles conditions...
— Si vous l’aviez vu quand je l’ai trouvé : sale à faire peur...
— Je vous crois volontiers parce que le nettoyage a été hâtif mais Godeliève s’en occupe. La blessure à la tête s’est infectée pour la même raison et cela sur un organisme affaibli par la perte de sang et une nourriture trop insuffisante... Mais il faudrait savoir jusqu’à quel point le cerveau a été atteint !
— D’où l’absence de mémoire ? Ce qui est bizarre, c’est qu’il n’a rien oublié des gestes de sa vie quotidienne : monter à cheval, manier une épée. Il m’a dit aussi qu’il savait encore lire, compter, mais les souvenirs antérieurs à sa baignade dans l’Escaut semblent avoir fondu dedans. Ils ne vont pas au-delà de l’instant où on l’a repêché... Et cet abruti de croquant qui ne voyait rien, qui l’obligeait à travailler comme un bœuf et qui projetait de le marier à sa fille...
— Il ne serait pas allé plus loin que la fin de l’année. Aussi je pense que vous ne serez pas surpris par mon intention de le garder chez moi quelque temps. Je veux pouvoir le suivre de près et je ne peux pas aller m’installer chez vous parce j’ai d’autres malades. Courcy n’est pas si loin et vous reviendrez quand vous voudrez !
Très déçu parce qu’il comprenait qu’il allait devoir repartir seul, le baron demanda :
— Vous pensez pouvoir le guérir ?
— Si je parviens à le convaincre de garder le lit pendant un temps raisonnable, et avec l’aide de l’herbarium de l’abbaye d’en face, j’en réponds !
— Et sa mémoire ?
— Ça, c’est une autre histoire. Elle peut lui revenir d’un moment à l’autre ou jamais ! Mais, petit à petit, vous lui réapprendrez ce qu’il aura perdu.
— En dehors de cela, qu’est-ce qui peut lui rappeler les souvenirs effacés ?
— Vous m’en demandez beaucoup ! Un choc physique... ou peut-être émotionnel. On sait peu de choses sinon sur la façon dont fonctionne le cerveau humain. Il est marié, m’avez-vous dit ?
— Oui et très amoureux de sa femme qui est plus que belle et qui lui rend son amour. Je vais avoir du mal à l’empêcher de venir le rejoindre !
— Ce pourrait être la meilleure thérapie mais je ne veux pas la voir ici jusqu’à ce que je l’autorise... Il est fiévreux et la température risque de monter encore plus. Ce qui, en temps voulu, pourrait être un remède serait actuellement dangereux. En revanche, je vous demanderai de me laisser son valet !
— C’est trop naturel et je paierai leur pension à tous les deux.
— Ne vous souciez pas de cela. Et si vous voulez dormir ici, j’ai une chambre vacante...
— Je vous remercie mais j’ai tout mon monde à caser et je vais rejoindre l’Hostellerie de la Reine Anne19 dont j’ai gardé un excellent souvenir. Je passerai demain avant de repartir.
Si agréable que fût l’auberge en question, il n’en obtint pas moins une fort mauvaise nuit traversée de cauchemars et d’envies de retourner à Condé administrer à ce bouseux de Blaise la raclée qu’il méritait beaucoup plus que des écus. Et il ne retrouva la paix qu’en se jurant, si Chancelier ne sauvait pas Thomas, de refaire le voyage pour pendre le bonhomme au premier arbre de la forêt voisine mais en abandonnant l’or à la pauvre fille qui avait aimé son fils et l’avait aidé à survivre.
Quand il revint chez le docteur, au matin, celui-ci le rassura un peu. Compte tenu de la fièvre qui ne baissait pas, le malade avait relativement bien dormi. De toute évidence, son corps épuisé avait le plus grand besoin de repos.
— Ne vous tourmentez pas trop ! recommanda-t-il au baron. Il est fait à chaux et à sable, votre Thomas, et s’il n’y a pas de complications côté cérébral, je devrais vous le remettre d’aplomb. En ce qui concerne son épaule, j’ai posé un emplâtre parce qu’on ne peut bander une clavicule fracturée mais il faut compter près d’un mois pour que l’os se ressoude. Alors patience ! Je vous renverrai Gratien quand on pourra le montrer à sa jeune femme sans qu’elle s’évanouisse !
Patience ! C’était ce mot-là qui tournait dans la tête du père tandis que son carrosse le ramenait chez lui. Ce n’était pas - et de loin ! - la vertu cardinale de Lorenza... ni de Clarisse ! Il entendait déjà leurs voix - indignées et conjuguées! - retentir dans ses oreilles !
Or, cela ne se passa pas comme il l’avait imaginé.
Naturellement, ayant entendu les chevaux et le roulement du carrosse, elles l’attendaient sur le perron mais, quand la voiture stoppa et qu’elles le virent descendre seul, Clarisse eut une exclamation désappointée tandis que Lorenza, pivotant sur ses talons, s'enfuyait en courant vers l’intérieur du château sans doute pour pleurer tout à son aise, et sous l’œil un peu surpris de son beau-père.
— Qu'est-ce qu’elle a ?
— Voyons, Hubert, réfléchissez un peu ! s'écria Clarisse qui peinait elle-même à retenir ses larmes. Vous revenez seul. Donc...
Il ne rata pas une si belle occasion de se mettre en colère, un bon coup de gueule ayant toujours eu chez lui le privilège de lui détendre les nerfs.
— Donc rien du tout ! Mais quelle manie, chez vous les femmes, de tirer des conclusions avant même que l'on ait eu le temps de vous dire seulement bonjour ? C'est horripilant à la fin et...
Clarisse se calma net.
— Bonjour, Hubert ! Et maintenant ? Où est Thomas ?
— Vivant, rassurez-vous, et en sûreté... Mais pour la suite vous attendrez... D'abord d'être au sec ! Vous, je ne sais pas, mais moi j’ai une sainte horreur de papoter sous la pluie !
Un nuage, en effet, s’était installé au-dessus du château et commençait à se déverser sur ses habitants.
Et prenant sa sœur par le bras, il l'entraîna à l'intérieur jusqu'au petit salon bleu où il se laissa choir avec satisfaction dans le meilleur fauteuil.
— Ah ! Cela va mieux ! Quand donc les fabricants de carrosses se décideront-ils à rembourrer leurs coussins avec autre chose que des noyaux de pêche. J’ai l’échine rompue..,
— Cessez de me lanterner ! S’impatienta Clarisse. Je me pencherai sur vos vieilles douleurs lorsque vous m’aurez répondu. Où est Thomas ? répéta-t-elle en scandant les syllabes.
— Chez un médecin, dans un lit, à Senlis. Il est entre de bonnes mains mais je crois que je suis arrivé à temps. Dans un sens... j’aime autant que Lorie soit allée pleurer dans son coin. Vous saurez mieux que moi lui apprendre ce qu’il en est...
En quelques mots, il raconta ce qui s’était passé à la ferme de Blaise.
— Ce misérable l’avait pour ainsi dire réduit à l’esclavage et ce que je n’arrive pas à comprendre c'est pourquoi il tenait à lui faire épouser sa fille.
— Parce que c’est un imbécile doublé d’un avare qui ne voulait pas avoir une bouche inutile à nourrir. Quant à la fille, je pense qu’elle a dû en tomber amoureuse. En quelque sorte elle a représenté pour lui une chance.
— Il y a tout de même quelque chose d’obscur. Quand j’ai fouillé la région, j’ai vu cette ferme... mais je n’ai pas vu Thomas. D’où je suppose qu’on l’avait escamoté. Pourquoi ?
— Vous venez de le dire vous-même : pour s’acquérir un valet de ferme sans bourse délier ! Vous pensez bien que les soins de l’ermite n’ont pas dû coûter cher... Parlez-moi à présent de sa mémoire; il ne vous a pas reconnu ?
-— Non. Ses souvenirs ne remontent pas plus loin que sa sortie des eaux de l’Escaut. Il ignorait tout de moi, de vous, de sa femme, de Courcy, des chevau-légers, du Roi, de tout ce qui fut son passé. Il ne se reconnaît pas dans un miroir...
— Vous voulez dire qu’il est... comme un petit enfant à qui il faut tout apprendre ?
— Pas entièrement, non ! Chancelier me l’a expliqué. Sa blessure à la tête a atteint une zone du cerveau, celle de sa personnalité propre, mais il sait toujours lire, compter, écrire, manier une épée, monter à cheval ! Oh, Clarisse, si vous l'aviez vu quand on lui a donné une monture ! Sa joie, son aisance aussi ! En dépit de ses pieds nus et du fait qu’il n’est pas en bonne santé, il s’est enlevé sur ses étriers comme s'il montait au ciel et il est parti ventre à terre ! C’est seulement après que j’ai découvert que, malgré les soins du père Athanase, il était malade...
La voix d’Hubert se brisa sur ces mots en même temps que sa volonté de cacher sa détresse morale. Enfouissant son visage dans ses deux mains, il éclata en sanglots si durs qu’ils lui déchiraient la gorge. Pétrifiée par la violence de cette douleur - la pire qu’elle lui ait jamais connue -, Clarisse resta muette, ne sachant que faire. Pas même oser s'approcher de lui. Elle se contenta de le regarder comme on regarde une catastrophe avec un affreux sentiment d’impuissance...
Elle ne vit pas s’entrouvrir la porte ni s’approcher Lorenza et ne s’aperçut de sa présence que lorsque celle-ci posa une main sur l’épaule de son beau-père, si doucement qu’il ne la sentit même pas.
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