Et là-dessus le baron Hubert souffla la chandelle et s'endormit enfin.
Quand on fut à Saint-Quentin, le baron récupéra son carrosse, au grand désappointement de son fils.
— Dois-je vraiment abandonner mon cheval pour monter là-dedans ? dit-il d’un air si navré qu’Hubert ne put s'empêcher de rire.
— Je reconnais que tu n'as jamais aimé ce moyen de transport...
— C'est vrai ?
— On ne peut plus vrai ! Tu disais qu'il fallait être une femme ou un malade à l'agonie pour s’installer dans des coussins - de velours sans doute ! -, mais où l’on est secoué comme un prunier pour aller beaucoup moins vite qu’à cheval! Et je te donne raison...
— Ah ! fit le jeune homme avec satisfaction.
— Mais nous devons passer par Paris où je voudrais consulter un médecin... certainement le meilleur qui soit. Or, tu es connu dans la ville et je n’ai pas envie que l’on apprenne ton retour tant que tu seras...
— Absent ? C’est le mot que vous cherchez ?
— Oui ! Autant te le dire tout de suite : une menace pèse sur toi depuis ton mariage. Une menace que tu as acceptée d’ailleurs mais qui torture Lorenza. C'est une longue histoire que je dois t’apprendre avant que tu ne la revoies. Te laisser dans l'ignorance pourrait déchaîner une véritable catastrophe.
— A ce point ?
— Juge toi-même. En gros, et avant de l'épouser, tu as sauvé par deux fois la vie de Lorenza : de la noyade d'abord... et ensuite de l'épée du bourreau ! Et si j'ajoute que ce drame est plus ou moins lié à la mort du roi Henri IV...
— Le Roi a été assassiné ?
Hubert de Courcy considéra son héritier un moment en silence puis, posant une main sur son épaule.
— Je dois t'enseigner à nouveau l’histoire de France en même temps que la nôtre, cela vaut, je crois, que tu te laisses secouer dans ce carrosse pendant quelques dizaine de lieues ! Quand nous serons de retour chez nous, tu pourras galoper autant que tu voudras !
— Bien sûr !
Et sans plus protester, Thomas monta dans le carrosse.
A Courcy, cependant, Clarisse ne savait plus à quel saint se vouer ni surtout comment combattre la nervosité de Lorie, Celle-ci ne comprenait pas pourquoi on ne voulait pas lui dire ce qui était arrivé à son époux et de quoi il souffrait. Bien entendu, elle avait tenté un harcèlement discret mais n’avait réussi qu’à mettre l’aimable femme en colère.
— Pour l’amour du Ciel, Lorenza, cessez de me tourmenter ! Cela devient insupportable ! On vous a dit que Thomas est vivant, contentez-vous-en, sacrebleu ! Cela devrait tout de même être suffisant pour vous calmer ?
— Je sais... et je vous supplie de me pardonner, mais je voudrais tant savoir ce qui lui est advenu et de quoi il souffre !
— Moi aussi, figurez-vous ! Et comme on ne m’en a pas appris davantage, je ne peux tout de même pas inventer je ne sais quelle fable pour vous faire tenir tranquille et avoir la paix !
Ni l’une ni l’autre n’étant rancunières, on s’en était tenu là mais, à mesure que les jours s’écoulaient, l’humeur de la jeune femme s’assombrissait. D’autant plus qu’elle n’avait reçu aucune nouvelle de la marquise d’Ancre. Jusqu’à ce que lui parvienne une lettre de Louise de Conti.
« Toute la Cour - les heureux élus tout au moins ! - se prépare à prendre la route pour Bordeaux où notre jeune Roi va épouser l’infante Ana, après que la princesse Elisabeth eut été escortée jusqu’à la frontière espagnole où elle sera remise au prince des Asturies pour coiffer la couronne d’Espagne quand Dieu aura rappelé à Lui le roi Philippe III. Je ne vous cache pas que je ne suis guère tentée par ce voyage. Je connais trop les mauvaises surprises des grands chemins et plus encore celles que réservent les mauvais lieux qui nous accueilleront la nuit. Ma seule consolation est que la Reine - ou la Régente, on ne sait trop comment l’appeler depuis que le Roi a atteint sa majorité ou, bientôt, Reine mère après le mariage, ce qui lui déplaît fort !... - est encore plus contrariée que moi car elle va devoir laisser la Galigaï au Louvre. Les crises l’ont reprise au cours desquelles on dit qu’elle se tord dans son lit, étouffée par une boule qui lui remonte des entrailles. Elle aurait des migraines épouvantables que l’on calmerait en répandant sur son crâne les entrailles d’un coq, en la nourrissant des crêtes d’autres malheureux gallinacés et de rognons de bélier. Elle ne boirait que du lait sucé directement au sein d’une nourrice... En résumé, l’horreur totale ! Tout cela viendrait de ce que son époux ne veut plus coucher avec elle et là on peut le comprendre ! Naturellement, le bruit court qu'elle est possédée du démon auquel elle aurait fait allégeance bien que des moines augustins soient venus tenter de la sauver avec des scapulaires et des talismans bénis. On sait aussi qu’elle a fait appel au médecin juif Montaldo et aussi à ce Florentin qui vous a soignée, ainsi que Mme d’Entragues laquelle ne jure plus que par lui. Toujours est-il qu’on ne peut l’emmener au-devant d’une princesse chez qui sévit l’Inquisition. On l’enverrait au bûcher tout droit sans lui laisser le temps de respirer !
« Cela dit, votre absence laisse bien des regrets. Parfois inattendus comme chez notre petit Roi qui, avant-hier, demandait pourquoi on ne vous voyait plus. C’est cette chère vieille La Châtre qui, entre deux reniflements, un éternuement et trois raclements de gorge, lui a dit qu’ayant perdu une fois de plus un époux - ce qui semblerait être chez vous une habitude ! - vous n’aviez vraiment rien à faire à la Cour. Ce qui a fait rire jusqu’à ce que Sa petite Majesté déclare qu'elle ne voyait pas ce qui pouvait être amusant dans les malheurs répétés d’une jeune et belle dame. Toujours gracieuse, sa mère lui a conseillé de se mêler de ce qui le regardait et, à la surprise générale, il a répondu que, devant épouser prochainement l’infante, il était naturel qu’il se préoccupât de son entourage futur ! Etonnant, non ? Il y a aussi mon frère, Joinville, qui se montre fort désireux de visiter Courcy. Il me harcèle pour que je vous l’amène et j’ai dû le lui promettre mais seulement après le mariage, c'est-à-dire dans quelques mois... »
Incontestablement distrayantes, les lettres de Mme de Conti enchantaient habituellement Lorenza. Celle-ci l’accabla. Même si elle avait eu réellement l’intention de faire la recherche qu’elle lui avait demandée, la Galigaï devait en être tout à fait incapable dans l'état de santé où elle se trouvait.
Naturellement, si Thomas vivait toujours, le nom du faux Vitry perdait un peu de son importance mais rien qu’un peu ! Celui qui avait assassiné Henri de Bois-Tracy devait le croire mort et s’il apprenait que son coup était manqué, il n’aurait de cesse de renouveler sa tentative meurtrière.
Ce fut également l’avis de Clarisse lorsqu’elle lui donna la lettre.
— Si mon frère nous ramène Thomas, et dans quelque état qu’il soit, il faudra le cacher jusqu’à ce que l’on sache qui est le meurtrier. Même à nos plus chers amis comme les Montmorency et la duchesse Diane. La moindre indiscrétion y compris tout à fait involontaire pourrait être fatale ! S’il doit garder le lit, ce sera facile ici où, pour l’atteindre, il faudrait prendre le château d’assaut... et encore ! Mais s’il est sur ses pieds ?...
— C’est positivement lamentable d’en arriver à le redouter ! Ragea Lorenza. En attendant, il faut que je fasse quelque chose...
— Quoi ?
— M’expliquer une bonne fois avec Giovanetti ! J’ai eu le plus grand tort de refuser de lui parler l’autre jour et je vais y aller ! Si vraiment la Galigaï a raison, s’il est amoureux de moi, il parlera !
— Je n’aime pas cela ! Comme tout bon diplomate, il doit être retors ! Ce qu’à Dieu ne plaise vous n’êtes pas !
— Je sais. En outre, il est florentin... mais moi aussi ! Je vais faire dire au jeune Flagy de faire seller Viviane et de se préparer à m’accompagner !
Cette fois, Clarisse leva l’étendard de la révolte.
— Il n’en est pas question ! Je ne vous laisserai pas y aller seule !
— Il ne dira rien devant vous !
— Je resterai dans la voiture ! Alors, Flagy d’accord mais notre carrosse le plus léger et Aurélien sur le siège avec deux laquais !
— Pour une visite incognito, ce sera réussi !
— Qui parle d’incognito ? Nous allons voir un ami, sans plus !
Au fond, elle n’avait pas tout à fait tort. A sa place, Lorenza aurait réagi de la même façon...
Quand elles arrivèrent rue Mauconseil, Flagy eut quelque peine à obtenir qu’on laissât entrer le carrosse : Messer Giovanetti venait de rentrer fatigué et avait donné l’ordre qu’on ne le dérange sous aucun prétexte.
— Je ne suis pas un prétexte, déclara Lorenza en descendant de voiture, presque sur les pieds d’un majordome qu’elle ne connaissait d’ailleurs pas. Dites à ser Filippo que je suis la baronne de Courcy et que je ne bougerai de ces lieux avant de l’avoir vu malade ou pas, à l’article de la mort même si besoin est. Il vaudrait donc mieux permettre à mes gens d’entrer dans la cour.
Sa voix avait dû porter loin : Giovanetti en personne apparut à l’entrée de l’hôtel. Tout de suite, il s’empressa.
— Madonna Lorenza ! Quelle joie de vous recevoir ! La dernière fois, vous êtes partie si vite ! Et vous sembliez si mécontente !
— Je le suis encore, ne vous en déplaise ! C’est une explication franche et nette que je viens... demander (elle avait hésité un instant à employer le terme exiger, mais un peu de diplomatie lui paraissait préférable).
— Quelle que soit la raison, vous êtes et serez toujours la bienvenue... Mais est-ce que Mme de Royancourt ne descend pas ?
— Non. C’est seul à seule que nous devons parler... Et puis, elle a la migraine ! ajouta-t-elle tandis que Clarisse, un rien crispée, répondait de la tête et d’un vague sourire au salut qu’on lui adressait.
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