Et puis M. de Courcy était arrivé et « Colin » l’avait suivi avec joie même si son visage lui était aussi étranger que celui de Gratien. Mais il lui avait donné un cheval et l’amnésique avait senti avec bonheur se décoller la boue qui lui tenait aux pieds. En même temps, il avait l’impression que le brouillard dans lequel il se mouvait se détachait de lui... Et c’était bon !

Tout en galopant derrière lui, Hubert mâchait sa moustache sans parvenir à retenir ses larmes. Gratien, seul, était à ses côtés et pleurait lui aussi. Jamais tant de sentiments contradictoires ne s’étaient mélangés en lui. Certes, le baron était heureux de ramener chez lui son fils vivant, mais en quel état ! Il savait qu’il aurait des difficultés à oublier la première image qu’il en avait eu : ce grand corps maigre, sale et haillonneux, attelé à une charrue comme une bête de somme ou un esclave ! Et ce paysan au faciès brutal, à la bouche mauvaise, qui le réclamait comme sien !

A l’aller, Gratien lui avait expliqué clairement ce qu’il avait découvert, son horreur devant l’état où se trouvait réduit le maître qu’il aimait, sa douleur en constatant qu’il n’était plus qu’un corps déserté par son âme et sa colère aussi, d’autant plus amère qu’elle se doublait d’impuissance. N’était-il pas lui-même à bout de forces et de ressources ? Alors, il était reparti à petites journées, mendiant son pain la plupart du temps. Depuis belle lurette, l’argent que lui avait laissé Thomas quand on l’avait arrêté à Bruxelles avec M. de Bois-Tracy avait fondu.

Pour l’économiser, il s’était placé comme valet dans une auberge, en face de l’antique donjon qui abritait les prisons pour voir ce qui allait se passer. Il s’était même fait un ami parmi les gardes qui lui avaient appris comment les captifs étaient traités. Il aurait bien voulu rentrer en France prévenir le baron mais il ne pouvait se résoudre à s’éloigner de Thomas. Si, en son absence, on l’exécutait ?...

Il ne se passa rien de tel et Gratien songeait sérieusement à retourner à Courcy quand, un jour, il vit entrer des cavaliers entourant un carrosse fermé et commandés par un officier fort barbu et moustachu. Tous portaient les couleurs du roi de France. Par son ami le garde, il avait appris que la Régente réclamait les prisonniers. Alors, désertant là son auberge, il avait suivi, en courant d’abord - le lourd véhicule n’allait pas vite - et en essayant de ne pas se faire remarquer. Et puis il avait volé un cheval auquel il ne devait pas être sympathique parce que l'animal s’était débarrassé de lui dans un fourré. Résultat, il était parvenu à Condé juste à temps pour apprendre que l’on avait trouvé le cadavre de Bois-Tracy dans les roseaux du fleuve mais aucune trace de son compagnon qui avait dû être emporté par le courant.

Il avait refusé d’y croire, sachant que son maître nageait comme un poisson. Et il avait cherché, cherché...

— Comment se fait-il que je ne t’aie pas rencontré ? objecta le baron quand le pauvre garçon en fut à ce point de son récit. Moi aussi j’ai sillonné la région...

— Ce devait être à l’époque où j’étais chez l’ermite. Il m’avait ramassé dans la forêt à moitié mort de faim et de misère. Il m’a remis debout et m’a dit ce qu’il était advenu de Monsieur Thomas, et où le trouver. Je suis allé chez le paysan pour le résultat que Monsieur le baron connaît, alors je suis reparti prévenir à Courcy. Le père Athanase m’avait donné des fruits secs, un rayon de miel sauvage et du pain. Les gens du pays qui viennent souvent lui demander de les soigner lui apportent un peu de ce qu’ils ont... et c’est comme ça que j’ai réussi à rentrer.

Hubert l’avait questionné longuement sur le faux Vitry mais Gratien, n’ayant jamais vu le vrai, manquait de points de comparaison. Tout ce qu’il avait pu faire c’était décrire l’homme encore et encore sans rien pouvoir préciser...

— Un quelconque aventurier, avait fini par conclure le baron, comme on en trouve partout à notre époque. Ce qu’il faudrait savoir c’est de qui il tenait ses ordres...

« De toute façon, c'est pas ça le plus important, pensait le brave garçon en suivant la chevauchée de Thomas à travers la campagne picarde. Ce qui compte, c’est qu’on l’ait avec nous! Quand il sera rentré chez lui, qu’il reverra son château, tous ces gens qui le connaissent si bien... et surtout sa belle dame, ça s’rait tout de même le diable si la mémoire ne lui revenait pas ! Au moins quelques bribes ! Mais faudrait peut-être lui rendre d’abord son aspect d’autrefois... ou, presque ! Sinon, la tante Clarisse et la belle Lorenza vont s’évanouir en le revoyant ! »

Le baron ne pensait pas autrement. Pour parer au plus pressé, quand on fut à Valenciennes, on chercha la meilleure auberge où, évidemment, l’entrée de Thomas ne passa pas inaperçue, mais son père avait sa façon de donner des ordres et il obtint sans peine qu’on lui monte un baquet à lessive, de l’eau chaude et du savon. On s’empressa de récurer le rescapé. Pendant ce temps-là, Gratien courait à la recherche de linge et de vêtements convenables et surtout de bottes. Lui seul connaissait par cœur les mensurations de son maître et, quand on apporta le souper, le jeune homme avait retrouvé meilleure figure. Un barbier était venu le raser et raccourcir ses cheveux trop longs. Mais quand on lui tendit un miroir, il hocha la tête d’un air désolé.

— Ainsi c’est là mon visage ? murmura-t-il.

— Tu ne te reconnais pas ?

— Non et cela me déçoit : je ne suis vraiment pas beau!

— Comment veux-tu qu’il en soit autrement ? Tu as une mine épouvantable et tu es maigre comme un clou mais tu redeviendras vite...

— Vous dites que je suis marié et... que ma... femme est belle ?

— Très belle... et très amoureuse de toi !

— Si j’ai tellement changé, j’ai grand peur qu’elle ne soit horrifiée. Peut-être devrais-je attendre quelque temps avant de me montrer à elle ?

— Tu ne la connais pas. Elle n’est pas de celles qui s’arrêtent à ces détails. Elle sait que le temps vous transformera encore, que vous vieillirez, que tu pourras être de nouveau blessé dans une guerre, au pire défiguré, pourtant je réponds sur mon âme de son amour... Depuis que tu as disparu, elle souffre...

— Vous avez dit tout à l’heure que j’étais un soldat ?

— Tu es lieutenant aux chevau-légers du roi Louis XIII qui n’est encore qu’un enfant. Ton colonel est le comte de Sainte-Foy, un grand chef qui sera un jour maréchal de France comme l’était ton grand-père.

— Et pas vous ?

Quoiqu’il n’en eût guère envie jusque-là, Hubert se mit à rire.

— Je vais te porter peine mais non, je n’ai jamais eu la fibre militaire. Oh, certes, j’ai fait ma part auprès du feu roi Henri IV - que Dieu bénisse ! - lorsqu’il combattait pour conquérir son royaume et j’ai reçu de menues estafilades mais, la paix revenue, je suis rentré dans notre beau Courcy où je cultive des fleurs ! Avec l’aide de ta femme pour ne rien te cacher !

— Parlez-moi d’elle ! Elle s’appelle...

— Lorenza mais tu l’as rebaptisée Lorie. Elle est née à Florence qui est une ville...

— Je sais où est Florence !

— Tu sais ? Mais alors...

— C’est vrai... ma mémoire n’est pas entièrement détruite. Je crois toujours en Dieu et n’ai pas oublié les prières qu’on lui doit. Je me souviens de la lecture, de l’écriture, du calcul, du maniement de l’épée, de la monte à cheval...

— J’ai vu !

— Ce que j’ai oublié, c’est moi... qui je suis, ce qui concerne mon enfance, ma famille, qui j’aimais et n’aimais pas...

— Ta tante Clarisse par exemple ?

— J’ai une tante Clarisse ?

— Elle va être très malheureuse si tu ne la reconnais pas. Après la mort de ta mère, c’est elle qui s’est occupée de toi. Elle est veuve depuis très longtemps et vit à Courcy où tout le monde l’aime... à commencer par moi et ta jeune épouse... Ta tante a parfois la dent dure mais elle est très bonne au fond et, surtout, elle a un grand sens de l’humour... On rit souvent avec elle.

— On dirait que j’ai énormément de chance... pour un homme qui se croyait un paysan nommé Colin !

— Celui-là, il va falloir l’oublier ! Ecoute, c’est suffisant pour ce soir. Tu as besoin de repos... et moi aussi. En outre, il me vient des idées que je dois examiner ! Alors, bonne nuit, Thomas !

— Bonne nuit... Père ! Et encore merci !

— Tu n’as pas à dire merci ! N’es-tu pas mon seul enfant ?

En dépit de sa fatigue, Hubert resta éveillé tard dans la nuit. En découvrant que certaines connaissances subsistaient dans le cerveau de son fils, il avait conçu un espoir : celui que, peut-être, tout n’était pas perdu et qu’avec des soins, les zones enténébrées pourraient s’éclaircir. Cela, seul un médecin de talent pourrait être capable de le déceler. Sauf que les médecins valables étaient rares, quantité de ceux qui se paraient du titre n’étant guère que des charlatans. Il en existait un, pourtant, ce Valeriano Campo qui avait jadis sauvé la vie de Lorenza mais dont on disait que la Galigaï s’était emparé. Et si ce docteur-là était celui qui lui convenait ? Donc, avant de rentrer à Courcy, on allait faire halte rue Mauconseil ! Et pourquoi pas pour plusieurs jours !

D’autre part, il fallait éviter à ses « femmes » un choc trop brutal. Il aurait donc tout loisir de les décrire minutieusement, d’apprendre à Thomas ce qu’il devait savoir : comment s'adresser à elles, leurs habitudes et leurs comportements...

Arrivé à ce point de ses cogitations, il se permit une plaisanterie avec lui-même : si Thomas n’avait rien oublié de sa culture civile ou militaire, on pouvait espérer qu'il savait toujours faire l’amour!...

Pourquoi, même, ne se retrouverait-il pas lui-même dans les bras de Lorenza ? Sa féminité chaleureuse aurait réveillé un mort et, avec elle, le désir était une affaire sûre ! Pour sa part personnelle... bon ! Il était temps de quitter le sentier des évocations dangereuses. Donc, première urgence : faire examiner Thomas par le médecin florentin ! Ensuite on aviserait !