— Par les tripes du pape ! Mais c’est lui ! En avant !

Menant son monde à un train d’enfer, il fut sur le passage de la charrue en quelques secondes. Arrivé là, il retint son cheval, sauta à terre et courut vers l’homme attelé qu’il prit dans ses bras en clamant :

— Thomas ! Thomas, mon fils ! C’est bien toi ! Enfin je te retrouve !

Et de l’embrasser sans se soucier de sa crasse et de ses méchants habits - un sarrau et une culotte trop courte. Le garçon, cependant, ne lui rendit pas son accolade.

— Je vous demande pardon, Monsieur, mais est-ce que nous nous connaissons ?

Sa joie retombée d’un seul coup, Hubert l’écarta et le tint à bout de bras.

— Thomas ! Tu ne me reconnais pas ? Moi, ton père ? fit-il en dévisageant avec angoisse cette figure métamorphosée.

— Je vous avais prévenu, Monsieur le baron, intervint Gratien qui les avait rejoints. Moi non plus, il ne m’a pas reconnu. J’espérais pourtant que vous...

Le paysan déjà s’interposait, l’œil mauvais.

— Hé là, mes gaillards ! Qu’est-ce que vous lui voulez à mon Colin ?

C’était un petit homme râblé, aussi large que haut, avec, sous un chaume gris couvert d’un bonnet crasseux, une figure où rien n’avait l’air à sa place. Il avait une grande bouche qui devait savoir rire mais qui, dans l’instant présent, ressemblait surtout à celle d’un brochet qui voit filer sous son nez le goujon dont il comptait faire son déjeuner. Et son œil jaunâtre n’avait rien de rassurant. Cependant, le baron choisit de se montrer conciliant.

— Votre Colin? Il doit y avoir erreur quelque part. Je sais qu’il a perdu la mémoire mais pas moi et j’affirme qu’il est mon fils !

— Vous r’semble guère, rétorqua l’autre, goguenard.

—En effet, il ressemble davantage à son aïeul Enguerrand de Courcy ! Et il n’en demeure pas moins que je suis, moi, le baron Hubert de Courcy, et que celui-là s’appelle Thomas de Courcy !

— Et si, moi, j’aime mieux l’appeler Colin ?

Hubert avait usé toutes ses bonnes résolutions et aussi sa patience.

— Il pourrait t’en cuire, bonhomme !

Il avait mis l’épée à la main et l’autre poussa des cris d’orfraie en se réfugiant derrière le soi-disant Colin, mais le baron se contenta de lancer l’arme au jeune homme qui l’attrapa au vol d’un geste machinal.

— Voyons si tu as oublié ça aussi ! Une rapière, compagnons, ajouta-t-il en tendant une main vers ses hommes sans bouger davantage. En garde ! Tonna-t-il, et Thomas, par réflexe, prit la position mais, aussitôt, l’abandonna.

— Si vous dites que vous êtes mon père, Monsieur le baron, je ne peux croiser le fer avec vous !

— Ne fait pas l’idiot, Colin ! Allonge-lui un bon coup ! Tu sais que tu es mon neveu et que...

— Je ne sais rien du tout. Je ne me souviens ni de mon nom, ni de ma vie" passée. C’est vous qui m’avez appris que j’étais votre neveu et que je m’appelais Colin !

— Bizarre tout de même, bonhomme, ironisa Hubert. Un paysan qui vouvoie son oncle et qui lui donne du Monsieur? Une vraie rareté !...

— Peut-être mais ça ne change rien à la chose. C’est bien l’fils de mon frère Aubin... En plus, j’ai besoin de lui !

— Pour traîner une charrue comme un bestiau, lui qui est lieutenant aux chevau-légers de Sa Majesté le roi Louis, treizième du nom ? Désolé mais je l’emmène ! Ceci devrait te consoler, conclut-il en lançant quelques pièces d’or aux pieds du paysan... qui se hâta de les ramasser mais se mit à hurler :

— Nous, on appartient à M’sieur l’prince de Condé et vot’roi on en a rien à faire ! Parc’que bientôt ça s’ra Monsieur le Prince notre roi ! A moi, manants !

Du bois voisin et de la campagne surgirent des gens armés de bâtons, de faux ou de serpes. Ils avaient l’air d’émerger de cette terre noirâtre comme eux.

— Monsieur le baron, souffla Gratien, s’il en vient de partout on sera peut-être un brin juste !

A ce moment, sortit de la ferme une paysanne qui se précipita vers Thomas pour l’envelopper de ses bras. Elle était jeune, pas vilaine et semblait vigoureuse.

— J’vous laisserai pas m’enlever mon Colin ! s’indigna-t-elle. On doit s’épouser à la Saint-Jean prochaine...

— C’est vrai, cette histoire ? demanda le baron.

— Oui, répondit Thomas-Colin. L’oncle Blaise a tout arrangé pour que nous puissions avoir son bien après lui ! expliqua-t-il calmement.

— Et... tu l’aimes ?

— Jeannette ?... Je l’aime bien !

Si solide qu’il soit, Courcy sentit le sol se dérober sous ses pieds. C’était comme un mauvais rêve... mais qui menaçait de s'aggraver. La meute de paysans se rapprochait, visiblement animée d’intentions hostiles. L’un d’eux aboya :

— Tiens bon, Firmin, j’ai envoyé l’Omer prévenir à Condé !

La situation allait tourner au drame. Hubert, alors, lança :

— Si tu dois t’en servir contre moi, Thomas, rends-moi cette épée et va prendre un bâton comme tes croquants... Au fait, mes bonnes gens, ajouta-t-il, le jour du mariage il serait peut-être utile de vous souvenir que Thomas est dûment marié... C’est la damnation qui t’attend, mon garçon, si tu choisis ce camp-là !

— Mais je ne veux pas choisir ! Je ne peux pas ! Je ne me souviens de rien... de rien ! Et vous dites que je suis marié?

— Devant Dieu, je le jure ! Elle s’appelle Lorenza !

— Lorenza !... Le joli nom !...

— Et plus jolie femme encore ! Thomas, par pitié, reviens à toi ! Ecoute-moi avant qu’il ne soit trop tard !

— Non ! Glapit la fille en s’accrochant au malheureux amnésique. Il est à moi !

Doucement mais fermement, Thomas la détacha de lui.

— Non je ne suis à personne puisque j’ai tout oublié ! Et je ne veux pas que le sang coule pour moi ! Alors je vais partir !

— Où ?... Où veux-tu aller ? Je te suivrai...

— Non. Puisqu’il semble que je sois un soldat, je vais aller me battre quelque part !

— Rien à faire ! Gronda Biaise. Tu resteras ici !... De toute façon, on va v’nir de Condé où est Monsieur le Prince. Si y faut on port ’ra l’affaire devant lui et on verra c’qu’il dira!

— Ça, c’est une idée ! commenta le baron qui n’aimait pourtant guère la perspective d’avoir affaire à quelqu’un d’aussi imprévisible. Lui, au moins, me connaît ! J’étais à son mariage...

Il n’était pas certain du tout qu’en appeler à ce triste sire fût une bonne solution. Thomas n’avait-il pas fait partie du projet d’enlèvement de sa femme ? D’un autre côté, il se sentait de plus en plus isolé. A chaque instant, un paysan surgissait de ce qu’il avait cru une campagne déserte, il y avait même des charbonniers issus des entrailles de la terre... et il n’avait, pour les affronter, qu’une dizaine d’hommes. Cette masse qui augmentait au fur et à mesure avançait lentement, lentement mais le cercle ne s’en refermait pas moins...

— Tu d’vrais rentrer, Colin ! Conseilla Blaise Jeannette va te ramener !

Elle essayait de l’entraîner mais il résista.

— Non, oncle Blaise ! Si vous essayez de faire un mauvais sort à ce gentilhomme, je le défendrai !

J’ignore qui je suis mais je ne suis pas un assassin... et je ne veux pas croire que vous en soyez un !

— Alors, dis-lui de décamper!... et d’jamais revenir !

— On peut pas l’laisser s’tirer ! protesta un des charbonniers. Y r’viendrait avec une armée ! Faut les bousiller! Tous !

— Moi aussi alors ! fit Thomas. Qu’on me donne une épée !

Le baron Hubert eût voulu lui rendre la sienne mais Jeannette la repoussa et s’accrocha au jeune homme qu’elle s'acharnait encore à ramener au logis, hoquetant au milieu de ses sanglots :

— T’as pas le droit ! T’es mon promis et t'es qu’un péquenaud comme nous !...

Le tumulte n’avait pas permis de remarquer la maigre silhouette d’un homme barbu, pieds nus, chevelu et vêtu d’une robe de bure en haillons, sur laquelle pendait un rosaire à grains gros comme des noix. Sa main poilue empoigna la fille à l’épaule et l’éloigna de Thomas sans le moindre effort apparent et elle se retrouva assise par terre à une toise du jeune homme.

— Tu sais bien que ce n’est pas vrai... et toi aussi, Blaise, tu le sais ! On était ensemble quand on l’a sorti de l’eau !

— Vous mêlez pas d’ça, père Athanase ! Gronda l’autre. Sûr qu’il était tombé à l’eau mais l’avait fait un faux pas... et c’est mon Colin, sûr de sûr !

— Et ses blessures ? Où les avait-il reçues ?... Et ses habits ? Qu’en as-tu fait ? Le sauver était une action louable. Pourquoi veux-tu la changer en une mauvaise ? Dieu te regarde, Blaise !...

— Il n’a qu’à tourner la tête d’un autre côté ! Grinça ledit Blaise...

Il venait de commettre une sottise. Autour de lui, les paysans se signaient, le bonnet à la main. L’un d’eux émit :

— On sait que vous dites que la vérité, père Athanase, mais puisque le gars sait même plus qui il est, qu'est-ce que ça pouvait faire que Blaise l’appelle Colin et en fasse son n'veu ?

— Sans doute... tant que cela ne portait tort à personne mais voici un gentilhomme qui le réclame comme son fils, qui assure qu’il est un officier du Roi et, plus grave, qu’il est marié devant Dieu ! Il a des enfants peut-être ?

— Non ! dit le baron.

Et, soudain, il mit genou à terre, prit la croix du rosaire et la baisa avec dévotion en disant :

— Dieu soit béni qui vous amène ici, mon père ! Que puis-je pour vous remercier de votre aide ?

— Faites tout le bien que vous pourrez et si vous êtes grand seigneur, proche de la Régente, car le Roi est loin d’avoir atteint sa majorité, essayez d’obtenir que revienne la paix. Le maître de ces terres pousse ces gens à la révolte en proclamant que le défunt Roi Henri était l’Antéchrist et que sa race doit disparaître !