Du coup, la comtesse n’avait plus faim. Occupée à picorer distraitement des champignons à la crème dans un plat, elle resta la fourchette en l’air.

— Mais on ne lui en demandait pas tant ! C’est peut-être pousser un peu loin la conscience professionnelle ? Alors... les lettres signées de la dague au lys rouge...

— ... Seraient de lui, comme la fausse lettre aux archiducs... et l’expédition du pseudo-Vitry pour récupérer mon époux. Et ne me demandez pas pourquoi : simplement par amour pour moi !

— Miséricorde!... Et il était à Verneuil quand vous avez reçu la dernière !

— J’avais tellement de peine à croire tout cela que je suis partie sans accepter de lui parler ! J’avais besoin de réfléchir dans le calme. Mais plus j’y pense et plus j’en viens à croire qu'elle a raison. Et dire que c’est moi qui l’ai envoyé à Bruxelles pour tenter d’obtenir la libération de notre Thomas et de ce pauvre Bois-Tracy ! C’est... c’est épouvantable ! Je... je vais le tuer !

Elle laissa alors tomber son visage dans ses deux mains, non pour cacher ses larmes mais pour calmer leur tremblement. Clarisse alors se leva, fit le tour de la table et, se penchant sur elle, entoura ses épaules d’un bras affectueux et logea la tête de Lorenza contre son giron, afin de la bercer comme un petit enfant.

— Non... Non, pas d’acte inconsidéré ! Je vous en conjure, Lorie, ne prenez pas de décision trop hâtive que vous pourriez regretter votre vie entière. Après tout, pourquoi devriez-vous prendre comme paroles d’Evangile ce que vous a déballé cette teigne ? Elle a peut-être un intérêt quelconque à vous écarter de tous ceux qui ont fait partie de votre vie passée...

— Un intérêt ? Lequel ?

— Est-ce que je sais ? Nul n’ignore, depuis que le couple est arrivé en France avec Marie de Médicis, que la Galigaï n’a que deux passions : la richesse et son mari, celui-ci d’ailleurs n’ayant été conquis qu’à cause de la fortune qu'elle amassait. Notre stupide Régente lui accorde tous les pouvoirs et elle peut obtenir ce qu'elle veut. Même l’impensable ! Savez-vous ce que m’a dit ce tantôt Mme d’Angoulême venue m’emprunter une once de l’élixir apaisant que m’envoient les dames bénédictines de Royancourt ? Qu’elle aurait obtenu pour son forban la dignité de maréchal de France laissée vacante par la mort de M. de Fervaques. Pas moins ! Le Connétable est à moitié fou de colère : il ne cesse de clamer que Concini va le faire assassiner pour se faire donner l’épée aux fleurs de lys ! Maréchal de France ! Ce pilier de tripots ? Ce parvenu immonde ? Toutes les échines vont se courber devant lui ! Et s’il a trempé dans la vilaine affaire de Bruxelles, ce n’est pas sa femme qui s’en vantera ! Elle a par conséquent tout intérêt à diriger vos soupçons sur un autre qui ne sera pas de force contre le couple ! Ecoutez-moi, par pitié pour vous-même, et ne bougez surtout pas avant qu’Hubert... soit de retour et...

Elle s’arrêta net cependant que Lorenza, soudain calmée, tournait vers elle un regard interrogateur.

— Vous pensez que je ne dois rien tenter sans son avis? demanda-t-elle doucement.

Clarisse, elle le sentait, venait de retomber dans le trouble qui l’agitait plus tôt dans la soirée.

— Cela est naturel, il me semble... Ne portez-vous pas notre nom ? Avant d’y imprimer une tache de sang, il a son mot à dire, non ? fit-elle nerveusement.

Aussitôt elle se ressaisit, se redressa mais sans s’éloigner de Lorenza, et garda une main sur son épaule...

— Que Giovanetti soit amoureux de vous ne fait aucun doute pour moi... Non, ne protestez pas ! Je ne suis plus jeune mais ma vue demeure excellente et il m’a suffi de remarquer la façon dont il vous regardait quand il est venu l’autre soir chez Mme d’Angoulême vous rendre compte de sa mission...

— Il serait vrai alors...

— ... Qu’il aurait tué votre fiancé, pourquoi pas ? Les vies des ambassadeurs et autres émissaires sont difficiles, voire délicates de nos jours. Ils sont parfois obligés d’employer d’étranges moyens pour satisfaire les exigences de leurs princes. Peut-être compte-t-il aussi à son actif la tentative avortée et le meurtre final de Sarrance ? Il devait mourir de peur de vous savoir aux mains de cette vieille brute concupiscente... mais la suite ne me convainc pas ! Jamais il ne prendrait un tel risque !

— Quel risque ?

— De vous rendre veuve, une fois de plus ! Et alors que vous adorez votre mari ! C’est facile à deviner : la réponse est dans les plis de votre jupe ! Trop de gens trempent dans cette sordide histoire à commencer par la Galigaï qu'il connaît parfaitement. Il aurait été mort d’inquiétude de vous voir le haïr au point de vouloir le tuer. Non, Lorenza, jamais il ne se hasarderait à s'en prendre à Thomas !

— J’aime à vous l’entendre dire encore que je vous trouve un peu péremptoire ! Car enfin, vous ne le connaissez qu’à peine...

— Mais à l’âge où je suis j’ai assez vécu pour acquérir quelque expérience des hommes. Celui-là possède la patience des chats. Il se contenterait du rôle de vieil ami et passerait sa vie à vos pieds si la guerre ou un duel vous privait de Thomas, mais jamais il ne se hasarderait à le frapper ou à le faire abattre !

Emportée par sa conviction, Clarisse parlait autant pour elle-même que pour Lorenza sans s’apercevoir que cette dernière la regardait avec de grands yeux étonnés. Quand la vieille dame se tut, elle murmura :

— Si je vous ai comprise, vous êtes certaine que Thomas n’est pas mort ?

A ce moment, on gratta à la porte et, aussitôt, Chauvin entra. Il tenait à la main une sorte de besace en cuir fatigué.

— Madame la comtesse, dit-il, Gratien a oublié ceci tout à l’heure. Dois-je envoyer un coureur ?...

— Non ! Fulmina Clarisse, hors d’elle. Emportez cet objet et sortez !

Mais le mal était fait. Lorenza s’écria :

— Gratien?... N’est-ce pas le nom du valet de Thomas que j’ai vu seulement le jour de nos noces et qui s’occupe normalement de son appartement parisien ?

— C’est cela, répondit Clarisse en détournant la tête.

Mais elle n’en avait pas encore fini avec Lorenza.

— Gratien qui accompagnait Thomas lorsqu’il est parti avec M. de Praslin ?... Ce qui signifie qu’il... qu’il est revenu ?

— Je ne peux plus prétendre le contraire, soupira Clarisse. Mais, par pitié, ne m’en demandez pas plus. J’ai juré!

— Quoi ? A qui ?

— A mon frère ! Evidemment !

— Dans ce cas, on va devoir oublier ce serment, dont je ne comprends nullement la nécessité. Et d’abord où se trouve-t-il, ce Gratien ?

— Reparti ! Il n’est revenu que pour chercher Hubert... et du renfort !

— Autrement dit, il sait où est Thomas ? Et par conséquent il est vivant ?... Mais pourquoi a-t-il mis tout ce temps à revenir ? Cela fait des mois et...

Surexcitée, elle hurlait presque. Clarisse couvrit ses oreilles de ses deux mains.

— Parce qu’il n’en avait pas la possibilité ! Il était blessé... et pour l’amour du Ciel, cessez de vociférer ! J’ai horreur de cela !

— Pardonnez-moi !... Et essayez de me comprendre ! Je ne vis plus depuis qu’il est parti. Alors une telle nouvelle!... S'il vous plaît, tante Clarisse, dites-moi au moins s’il est vivant!

— Oui, mais... il n’est plus le même, paraît-il, et, en arrivant ici, Gratien était grandement soulagé d’apprendre que vous étiez absente du château !

— Mais pourquoi ? Il est estropié, infirme, défiguré ? Vous n’imaginez tout de même pas que cela pourrait m’empêcher de l’aimer ? D’abord, pour quelle raison ne m’a-t-on pas attendue ? N’avais-je pas le droit, moi la première, d’accourir à son secours pour l’envelopper de mon amour ? Comment avez-vous pu me juger si mal ? ajouta-t-elle sans plus retenir ses larmes. Dites-moi où il est et je pars le rejoindre dans l’instant !

— Sur la mémoire de mon cher époux, je vous jure que je n’en sais rien ! Sinon je vous aurais attendue et nous serions en route toutes les deux. Pourtant, c’est de votre présence dont Hubert ne veut à aucun prix !

— Je n’en vois toujours pas la raison ! De quoi Thomas souffre-t-il ? De la peste ou de la lèpre ?

— N’exagérons rien ! En vérité je vous répète que je l’ignore !

Comment lui avouer, en effet, que son époux avait perdu la mémoire et allait peut-être se marier, si ce n’était déjà fait !

Chapitre X.

Colin ?

— C’est là ! dit Gratien en désignant des bâtiments de ferme si bas qu’ils semblaient des boursouflures de la terre dont ils avaient la couleur.

Suivant son conseil, ils avaient coupé par la forêt de Raisme avant d’arriver en vue de Condé quand ils s’étaient aperçus que la bannière du prince flottait sur la tour du château. L’époux de la belle Charlotte étant alors quasiment entré en révolte contre la Régente, mieux valait éviter d’aller discuter avec lui. Le baron, d’ailleurs, le considérait comme un trublion à moitié idiot à force de hargne. A présent, arrêtée à la lisière des bois, la petite troupe de cavaliers regardait le paysage plat et morne que la grisaille du jour n’embellissait pas.

Depuis que l’on avait relayé à Saint-Quentin, et Gratien se sentant assez reposé, le baron avait laissé son carrosse en garde à l’Hostellerie du Pot d’Etain, pour prendre des chevaux de selle, plus maniables et plus rapides que la lourde voiture.

Maintenant, debout sur ses étriers, le baron considérait la ferme et surtout, à quelque distance, un homme élancé qui, attelé à une charrue, traçait des sillons sous la direction d’un autre plus petit qui maintenait le soc et que l’on pouvait entendre vociférer des ordres sans que la distance permît de les comprendre... Soudain, Hubert devint tout rouge et prit feu.