— Je ne désire que cela... mais j’exige une certitude !

Et amassant ses robes, elle ouvrit la porte et s’enfuit en courant jusqu’à sa voiture dont un valet eut juste le temps de baisser le marchepied.

— Au château ! ordonna-t-elle. Nous rentrons !

Mais le temps que l’on ouvre le portail, elle vit surgir à la portière la tête de Giovanetti :

— Pourquoi partir si vite... et sans même me dire un mot ?

Il voulut ouvrir mais elle avait verrouillé :

— Que vous ai-je fait ?... Répondez-moi, Lorenza !

D’un geste vif, elle baissa le mantelet de cuir sans répondre. A ce moment, le cocher enleva ses chevaux et le carrosse franchit le seuil en déclenchant un bruit d’apocalypse avant de se lancer dans la rue heureusement déserte et que le crépuscule emplissait de grisaille.

Une fois certaine d’être bien seule, Lorenza se laissa aller dans les coussins et éclata en sanglots... Elle était venue chercher un rayon d’espoir auprès de cette femme en piétinant son orgueil. Elle ne remportait qu’une blessure supplémentaire. Giovanetti ! L’ami sur qui elle pensait pouvoir s’appuyer en toutes circonstances ! Un meurtrier ! Qu’il eût agi pour quelque raison que ce fût ne changeait rien à sa déception... même si elle pouvait lui être reconnaissante de l’avoir débarrassée de l’abominable Sarrance. Mais Vittorio! Ce charmant garçon qui avait ouvert pour elle les portes du bonheur ?... Elle savait trop, depuis son arrivée en France, que les pires forfaits pouvaient être perpétrés au nom de la politique puisque l’on venait d’y assassiner un roi afin de détruire son œuvre et qu’on s’était servi pour cela de rancunes et d’appétits sordides. Mais qu’un personnage tel que l’ambassadeur eût décidé froidement d’abattre un beau jeune homme pour remplir sa mission, elle ne pouvait l’admettre. Quelle qu’ait pu être l’urgence !

Et maintenant, Thomas ?...

Plus elle y réfléchissait et plus la certitude s’ancrait ! Les éléments s’imbriquaient à la perfection, et c’était elle-même - suprême dérision - qui, en demandant à Giovanetti d’aller à Bruxelles, l’avait lâché comme un vautour sur son époux bien-aimé. Trouver une dizaine de mercenaires et mettre à leur tête quelque reître désargenté en l’affublant du nom de Vitry n’avaient pas dû poser de problèmes insolubles, d’autant que le physique du capitaine était plutôt brutal. L’ex-ambassadeur ne manquait pas d’or et qui en possédait assez était capable de mettre la terre sens dessus dessous. Même la lettre de Marie de Médicis n’avait pas dû créer de difficultés : il connaissait si bien son écriture ! Et, ainsi que l’avait souligné la Galigaï, dénicher un habile faussaire n’avait rien d’impossible en admettant qu’il ne l’ait pas rédigée lui-même !

Oui, tout s’enchaînait trop bien, surtout si l’on tenait compte de sa présence à Verneuil quand elle avait reçu la dernière lettre. Mais vers qui se tourner à présent ?

En changeant de position dans la voiture, sa jambe rencontra la raideur de la dague glissée dans une poche de sa jupe. Elle la sortit, la dégaina et contempla un moment la lame effilée. La tentation était grande d’ordonner au cocher de faire demi-tour et de la ramener rue Mauconseil pour en finir une bonne fois.

Elle se penchait déjà pour se faire entendre quand une pensée, imprécise et qu’elle ne put définir, la retint. L’instinct peut-être mais c’était comme une main invisible soudain posée sur son épaule et elle se rejeta au fond des coussins. Au point où elle en était, mieux valait se garder de ses impulsions. La sagesse - un mot qu’elle n’aimait pas beaucoup - commandait d’attendre au moins la réponse de la Galigaï. Simple courtoisie ou simple prudence mais il fallait jouer le jeu jusqu’au bout ! En outre, aller seule attaquer Giovanetti dans sa maison - où la femme de Concini se serait peut-être attardée - relevait de la folie pure. Même s’il l'aimait, il était capable de la tuer. Non, il fallait patienter encore... voir venir ! Et le carrosse poursuivit son chemin, franchissant au galop les portes de Paris alors qu’on les fermait, ce qui provoqua des cris de protestation qui s’élevèrent derrière eux.

Ce mince incident rappela à Lorenza ce fameux soir où, après l’avoir pour ainsi dire enlevée de chez Mme de Verneuil, Giovanetti avait tenté de lui faire reprendre la route de Florence. Cette fois, les portes étaient restées closes devant eux. Arrêtée par le guet, elle avait fini la nuit dans une geôle du Grand Châtelet. Giovanetti avait vraiment tenté de la sauver alors, et sa douleur de devoir poursuivre son chemin sans elle n’était pas feinte. La Galigaï voyait peut-être juste en affirmant qu’il l’aimait ?

De cette idée naquit une autre : devait-elle accorder une confiance totale à cette femme qui n’avait aucune raison de la porter dans son cœur, même si l’enchaînement des faits tels qu’elle les lui avait rapportés et qui s’ajoutait à ce que savait la jeune femme était d’une redoutable logique.

Décidément, le plus sage était d’attendre !

Le temps s’était mis à la pluie. La nuit était fort avancée lorsque l’on fut à Courcy où l’on trouva Mme de Royancourt dans une agitation extrême.

— Dieu que vous avez tardé ! s’écria-t-elle. J’étais dans la dernière inquiétude et je n’ai cessé de me reprocher de ne pas vous avoir accompagnée !

— Que pouviez-vous redouter ? J’allais chez... un ami.

Toujours si perspicace d’habitude, Clarisse ne remarqua pas la légère hésitation de sa nièce avant de prononcer le dernier mot.

— Certes ! Mais pas pour rencontrer une amie ! L’avez-vous vue au moins ?

— Oh oui ! Elle m’a promis d’essayer d’apprendre la vérité sur le faux capitaine de Vitry.

— Vous a-t-elle parlé à visage découvert ?

— Non, mais le voile - une simple mousseline ! - était moins opaque que de coutume et je distinguais nettement ses traits, l’expression de ses yeux surtout ! C’est une femme étonnante, vous savez ?

— Je n’ai jamais prétendu le contraire... mais ne venez pas me dire qu’elle vous a séduite !

— Non. De ce côté-là, rien à craindre !

— Vous a-t-elle laissé entrevoir ce que ses services allaient vous coûter ? fit-elle avec une nuance de dédain.

— Non. Lorsque j’ai évoqué la question, elle l’a éludée... Au fait, ne devriez-vous pas être en train de souper à cette heure ? Où est père ?

— D’abord, nous ne nous serions jamais mis à table sans vous. Et certes pas dans l’incertitude causée par votre retard ! Ensuite, il n’est pas là !

Lorenza, qui s’était installée près de la cheminée pour se réchauffer et se frottait les mains, la regarda avec étonnement. Quelle curieuse tournure de phrase...

— Est-ce indiscret de vous demander... où il est ?

— Je... je n’en sais rien ! Esquiva Clarisse, à nouveau saisie par l’agitation qu’elle avait montrée au moment du retour de sa nièce, mais elle reprit : Vous étiez sortie depuis peu quand... quelqu'un est arrivé... et ils ont disparu !... Et ne me demandez pas qui est ce quelqu’un, je ne peux vous le dire! Ah, Chauvin ! ajouta-t-elle en voyant apparaître le maître d’hôtel. Nous passons à table ?

— Si Madame la comtesse et Madame la baronne le veulent bien !

— Nous y allons !

Et glissant son bras sous celui de Lorenza, Clarisse voulut l’entraîner. De plus en plus surprise, celle-ci résista doucement.

— Est-ce que nous ne nous lavons plus les mains ?

Portées par deux laquais, les bassines et les serviettes arrivaient en effet. Clarisse qui prenait toujours de ses mains un soin extrême expédia ce qui, ce soir, semblait être pour elle une sorte de formalité, et fila vers la table. Lorenza suivit non sans avoir jeté au passage à Chauvin un coup d’œil interrogateur auquel le vieux serviteur répondit par un haussement de sourcils traduisant l’ignorance ! Décidément, il s’était produit quelque chose en son absence ! Quelque chose que l’on n’avait pas l’intention de lui communiquer. Mais quoi?

Un fait était certain. Clarisse comme son frère, justement fiers de la cuisine du château, prenaient à table un plaisir délicat, savourant chaque bouchée sans perdre pour autant le fil d’une conversation généralement alerte. Or, cette fois, elle engloutit un premier potage, tâta d’un autre qu’elle avala sans respirer et, finalement, posa ses coudes sur la table pour regarder Lorenza d’un air engageant.

— Et si vous me disiez ce que vous a raconté la dame Concini ?

Lorenza avait bonne envie de riposter en demandant qui l’on avait reçu à Courcy en son absence mais elle aimait trop sa tante pour l’embarrasser en l’obligeant à mentir.

— Je vous le répète : elle a promis de s’intéresser au sort de Thomas mais elle aurait tendance à penser que l’auteur de tous nos maux n’est autre que Filippo Giovanetti !

— Quoi ? Cet homme charmant, votre meilleur ami, il me semble ! Elle est folle ?... Ou alors elle a l’intention de vous mener en bateau. Ne retournez pas la voir !

— Difficile à croire d’emblée, n'est-ce pas ? Pourtant il y a beaucoup d’éléments troublants. Par exemple, elle assure que c’est lui qui a fait assassiner Vittorio Strozzi, mon fiancé !

— Et pour quelle raison ?

— Remplir la mission dont il était chargé qui consistait à nous ramener, ma dot et moi, en France, afin de gagner Sarrance à la cause de la Reine. Or j’étais prête à me marier : il a paré au plus pressé !

— Doux Jésus ! Si tous les ambassadeurs se mettaient à trucider les gens qui entravent leurs missions, on assisterait à une hécatombe ! C’est tout ?

— Non. L’attaque subie par M. de Sarrance serait aussi son œuvre...

— Après tout, pourquoi pas ? Au point où il en était !

— Sans doute, mais la cotte de mailles ayant empêché la mort de faire son œuvre, il aurait poussé Bertini à l’achever en égorgeant le vieux satyre... après quoi il aurait fait supprimer Bertini afin d’être bien certain qu’il se tairait définitivement !