— Veuillez m’excuser si je ne me lève pas pour vous saluer mais je souffre de vives douleurs dans les jambes lorsque je bouge !... Ce qui vous dispense vous aussi de saluer.

Sa voix sourde, un peu rauque, n’était pas sans charme et ce n’était pas la première fois que Lorenza le remarquait. On aurait même dit qu’elle possédait un pouvoir envoûtant lorsqu’il lui arrivait de chanter en s’accompagnant à la guitare...

— Je ne vous en suis que plus reconnaissante de vous être déplacée jusqu’ici pour me rencontrer, donna Leonora !

— Cela tient à ma curiosité, donna Lorenza ! Nous n’avons guère de points communs - sinon la naissance florentine ! - et moins encore à nous dire, il me semble ? Si c’est une faveur que vous briguez, vous pourriez vous adresser au marquis d'Ancre, mon époux ! Je sais que vous le voyez !

Le ton était sec, à la limite du mépris. En d'autres circonstances, Lorenza eût usé du même mais il était important qu'elle se montrât patiente.

— Le marquis est venu, en effet, chez nous - et elle appuya sur le nous à trois reprises. La première fois il était accompagné de M. de Sarrance que je me suis refusée à recevoir. Il a bien voulu comprendre mes raisons et l'a prié de sortir, après quoi nous avons reçu le marquis comme l’exigeaient les convenances.

— Nous ?

— Mme de Royancourt, ma tante par mariage, et moi. Les deux autres fois, il s’est intéressé surtout à la grande orangerie du château qui, il faut l’admettre, mérite largement une visite !

— Sans plus ?

— Sans plus ! Et je ne l’ai jamais reçu seule !... Donna Leonora, je ne vous ai pas demandé une entrevue pour parler d’un époux dont je comprends sans peine qu’il vous soit cher... mais du mien que j’aime au moins autant que vous aimez le vôtre et dont, depuis des mois, je n’ai d’autres nouvelles que désastreuses. Les dernières étant qu’enlevé de Bruxelles par une troupe inconnue menée par un imposteur ayant eu l’impudeur d’usurper le nom de M. de Vitry, il a disparu aux environ de Condé-sur l’Escaut où l’on a retrouvé le corps sans vie de son ami et compagnon de captivité, le chevalier Henri de Bois-Tracy !

— Où a-t-on retrouvé ce corps ?

— Au bord de la rivière, non loin du château des princes de Condé !

— En dehors de l’identité du faux capitaine de Vitry, je ne vois là aucun mystère. Le corps de M. de Courcy a dû être emporté par le courant.

— On aurait au moins dû le retrouver. Mon beau-père s’y est rendu et a cherché, cherché sans résultat. Pas la moindre trace !

— Le flot ne rend pas toujours ce qu’il emporte...

— Je sais tout cela...

— Alors, j’ai de plus en plus de mal à comprendre ce que vous espérez de moi. Je n'ai pas le pouvoir de ressusciter les morts !

— Non, mais vous avez d’autres pouvoirs... plus puissants que ceux de la Reine puisqu’elle ne fait rien sans votre conseil. Comprenez-moi ! Quelque chose en moi se refuse à accepter le trépas de l’homme que j’aime... peut-être parce qu’il ne m’a pas été donné de pleurer sur sa dépouille, de lui rendre tous les soins que l’on peut attendre d’une épouse au désespoir et de le remettre à la terre de ses ancêtres sans l’avoir tenu une dernière fois dans mes bras... Quoi qu’il en soit, si je dois renoncer à ce triste bonheur - et c’est là ce que j’espère de vous -, je veux au moins le venger. Je veux connaître un assassin d’autant plus méprisable qu’il a agi sous le nom d’un homme d’honneur ! Je veux le tuer de ma main ! Vous qui êtes florentine comme moi, vous devriez comprendre cela ! Que feriez-vous à ma place ?

A la soudaine sauvagerie du ton, la statue voilée de noir eut un frémissement.

— Vous voulez que je vous aide à le retrouver ?

— Plus exactement je vous en... supplie, donna Leonora ! Que ce malfaisant paie son double forfait et je me retirerai à Courcy pour y vivre dans le souvenir et une douleur qui ne sera plus empoisonnée par une soif de vengeance inassouvie.

Un silence s’installa que Galigaï rompit en murmurant :

— Je ne quitte pratiquement plus mon appartement du Louvre. Qu’est-ce qui vous fait penser que je puisse démasquer cet homme ?

— Le fait qu’il ait présenté aux archiducs une lettre de la main de la Reine, qui lui a été montrée d’ailleurs et qu’elle a nié avoir écrite. Pourtant l’écriture était à s’y méprendre !

— Les faussaires existent, soupira-t-elle. Vous devriez savoir cela... mais je reconnais que c’est assez troublant. Retirez-vous à présent, donna Lorenza ! Je vous promets de faire de mon mieux pour trouver la clef de cette énigme...

— Ma reconnaissance sera aussi profonde que mon soulagement !...

— Nous verrons cela! Mais... ceci est affaire d’hommes! Pourquoi n’en avez-vous pas parlé au marquis, mon époux ?

— Justement parce qu’il est un homme... et que ses pareils ne comprennent pas grand-chose à la douleur des femmes. En outre... vous êtes beaucoup plus fine et intelligente que lui !

Le voile étouffa ce que Lorenza crut bien être un léger éclat de rire mais la voix était calme quand elle s’éleva à nouveau :

— Que ferez-vous si vous apprenez le nom de celui qui a tué votre mari ? Le dénoncerez-vous ?

— Moi, le dénoncer ? Pour qui me prenez-vous, donna Leonora ? Je le tuerai et de ma main ! Voyez-vous, je n’ai aucune confiance dans la justice de ce pays !

— Elle ne vous en poursuivra pas moins. Il vous faudra fuir encore !

— Peut-être!... Ou peut-être pas. Sans mon époux, la vie ne m’intéresse plus ! Il est vrai aussi que... je serais contente de revoir Florence, ajouta-t-elle sur une note mélancolique.

Elle entendit alors, non sans surprise :

— Moi aussi !... Il y a des moments où le désir de rentrer chez nous pour jouir en paix de notre fortune m’empêche de dormir... mais mon époux ne le veut pas !

Persuadée que la Galigaï parlait pour elle-même, Lorenza ne releva pas le propos. Son intuition lui disait qu’on ne lui en saurait aucun gré. Elle se levait d’ailleurs pour prendre congé quand la voix, plus sourde cette fois, reprit :

— Savez-vous qui a commandité l’assassinat de Vittorio Strozzi, votre fiancé ?

La jeune femme ne s’attendait pas à cette question et se raidit, hésitante.

— Le même, je suppose, qui a égorgé le marquis de Sarrance ?

— Non. La tentative que la cotte de mailles a fait avorter, oui, mais non le meurtre !

— Vous savez cela aussi ? fit Lorenza d’une voix que la colère naissante faisait trembler. Et pourtant, vous m'avez laissé condamner...

La forme noire haussa les épaules.

— Qu’avais-je à me soucier de vous ? N’étiez-vous pas une coupable tout à fait convenable ?

— C’est trop juste ! C’est donc ce Bruno Bertini qui a frappé ? Pas pour son propre compte, je présume ? Et d’abord me révélerez-vous le nom de celui qui a tué mon fiancé ?

— Notre ami Giovanetti, voyons ! (Et comme Lorenza étouffait sous sa main un cri d’horreur, elle poursuivit :) Pas pour son plaisir, croyez-le ! Mais essayez de comprendre : il accourait à Florence pour ramener en France la plus riche héritière de la ville afin d’éviter une répudiation à la reine Marie. Et pour apprendre quoi ? Qu'elle est fiancée et doit se marier dans les prochains jours. Il fallait bien parer au plus pressé. C’est un diplomate, que voulez-vous !

— Curieuse façon de pratiquer la diplomatie ! Et, selon vous, il a tenté de recommencer à Paris ? Mais pourquoi ?

— Par remords, peut-être ? Le mariage qu’on vous avait promis devait vous rendre heureuse, or il tournait au cauchemar...

— C’est donc pour lui que travaillait Bruno Bertini ? Il a achevé la besogne ?

— Là, je ne saurais vous répondre ! Je n’en sais pas plus !

— Ce serait logique pourtant et j’y voie la raison pour laquelle Giovanetti a voulu m’emmener quand il a dû quitter Paris précipitamment !

— Pourquoi pas, en effet ? Il était lui-même chassé et ne pouvait plus revenir pour vous porter secours.

— Avant d’être reconduit aux frontières, il pouvait écrire, tout de même ? Faire une tentative pour me sauver ?

— Je vous ai dit ce que je sais. Pour le reste... interrogez-le.

Lorenza cependant n’écoutait plus. Les coudes sur les bras de son fauteuil, le visage appuyé sur ses mains jointes, elle réfléchissait.

— Mais alors la seconde lettre...

— Quelle lettre ?

— Celle reçue à Courcy la veille de mon mariage et qui... Se pourrait-il qu’il soit l’assassin que je cherche ? Pourtant, il n’est revenu en France que peu avant la mort du Roi !...

— A cela je n’ai pas de réponse à vous donner puisque c’est ce que vous m’avez demandé d’éclaircir. Le souhaitez-vous toujours ou bien...

— Plus que jamais, s’exclama-t-elle. Il faut que je sache... A tout prix !... Pourquoi... mais pourquoi aurait-il fait cela ?

— Peut-être pour la plus élémentaire des raisons. Il ne vous est pas venu à l’esprit que cet homme était amoureux de vous ?

— Giovanetti ? Amoureux de moi ? Mais il pourrait être mon père !

— Et je vous croyais intelligente ! Le vieux Sarrance aussi pouvait l’être... sinon plus et pourtant il s’est pris pour vous d’une passion sénile aussi furieuse que dévastatrice !

Elle avait cent fois raison ! Saisie soudain d’une douleur insidieuse, Lorenza murmura :

— Pas son fils tout de même ?...

— On dirait que cela vous chagrine ? Constata l’autre, implacable. Vous tenez toujours à ce que je vous donne une réponse à votre question de tout à l’heure ?

Lorenza alors se redressa, puis se leva. Les yeux secs et la voix tranchante, elle lança à ce fantôme noir dont elle pouvait voir briller le regard sous la mousseline funèbre :