— Vous voulez vraiment rencontrer cette femme dont vous n’ignorez pas qu’elle est votre ennemie ?
— Je n’ai jamais été la sienne. Si elle est aussi intelligente qu’on le dit, elle comprendra que ce qui se passe dans les palais royaux ne m’intéresse pas, que je n’ai aucune vue sur son époux parce que la seule chose au monde que je souhaite c’est retrouver le mien ! Mort ou vif !
En fin de matinée, le lendemain, l’un des carrosses du château mené par Aurélien, frère de Félicien et le meilleur cocher des Courcy, assisté, pour faire bonne mesure, du jeune Flagy - dont le baron Hubert avait découvert qu’il vouait une véritable dévotion à sa belle-fille ! -, pénétrait majestueusement dans la cour de l’hôtel Giovanetti. Celui-ci était accouru accueillir sa visiteuse au pied du perron les bras grands ouverts comme s’il allait l’étreindre, visiblement ravi.
— Donna Lorenza ! S’exclama-t-il. Mais quelle bonne surprise ! Vous allez dîner avec moi, j’espère ?
— Bonjour, ser Filippo ! Veuillez me pardonner une arrivée aussi impromptue mais il fallait que je vous parle... d’une chose d’importance ! Pour le dîner, nous verrons après...
— Allons dans mon cabinet ! fit-il, son large sourire remplacé par une ride soucieuse. Je vous précède...
Une fois assise en face de lui, il l’examina à son aise. Elle avait à peine esquissé un sourire en arrivant et, à présent, très droite dans ses vêtements de velours d’un vert sapin qui faisait chanter ses cheveux d’or fauve et son teint délicat, elle était plus ravissante encore qu’à leur dernière rencontre. Mais le jeune visage était sérieux à la limite de la gravité.
— Pardonnez mon enthousiasme d’il y a un instant mais je suis si heureux de vous revoir que j’en oublie que... vous ne l’êtes guère sans doute ?
— C’est le moins que l’on puisse dire et vous savez pourquoi.
— Pas vraiment !
— Pourquoi n'êtes-vous jamais venu encore jusqu’à Courcy ?
— Connaissant d’expérience l’effet produit par les nouvelles que j’étais allé chercher pour vous à Bruxelles, je ne voulais pas m’imposer !
— Un ami ne s’impose jamais !... Et vous n'étiez pas loin pourtant ! Que faisiez-vous chez Mme de Verneuil ces jours derniers ?
Il leva un sourcil surpris.
— On dirait que les nouvelles vont bon train dans le val d’Oise ! J’accompagnais Campo dont Mme d’Entragues réclamait les soins...
— Elle est souffrante ?
— Elle vieillit ! C’est la pire des maladies pour une femme ! Pour un homme aussi d’ailleurs ! conclut-il avec une grimace. Le cher Valeriano lui a... disons remonté le moral au moyen d’une de ses potions magiques, l’important selon lui étant de se sentir mieux dans sa peau !
— Et vous collaboriez à la cure ?
Le ton était presque accusateur. Giovanetti réagit :
— Madonna Santissima ! Ne me regardez pas comme si j’avais commis un crime ! En fait... il y en avait un au fond de ma pensée quand je m’y suis rendu avec Valeriano : celui dont a été victime le Roi Henri ! Je suis curieux de nature, vous le savez ?
— Comme tous les diplomates ! Ce qui vous vaut d’en savoir toujours davantage que le commun des mortels !
— Parce que nous nous donnons la peine de chercher ! D’aucuns diraient fouiner et c’était mon cas. Je voulais savoir comment les choses se passaient chez l’ancienne favorite maintenant que le Roi est mort et la pauvre d'Escoman ensevelie au fond d’un cachot.
— Et vous êtes satisfait ?
— Oui et non ! Oh, il ne fait aucun doute pour moi que la malheureuse a dit la vérité et qu’elle avait raison sur toute la ligne. Tous les invités de la marquise sont coupables ! Sans compter la Médicis qui savait et a laissé faire !
— Concini aussi ?
— Et au premier rang ! Il y a beau temps qu’il reçoit de l’argent d’Espagne !
— Quant à M. de Sarrance ?
Il la fixa plus attentivement.
— Vous savez qu’il y était aussi ? Vous êtes vraiment admirablement renseignée ! En ce qui le concerne, je n’ai aucune preuve mais j’en jurerais ! Il haïssait tellement le Roi ! Est-ce là tout ce que vous vouliez apprendre ?
Elle haussa les épaules et baissa la tête.
— Comme vous le dites : le Roi est mort ! Laissons à Dieu le châtiment ! En réalité... je voudrais voir Messer Campo. Il est resté à Verneuil... ou est-il rentré au Louvre ?
Cette fois, Giovanetti ne retint pas un éclat de rire.
— Décidément vous avez un service de renseignements très efficace.
— Vous savez aussi bien que moi qu’avec de l’or, on peut obtenir beaucoup de choses, et le baron de Courcy n’en manque pas ! Je suppose que la Galigaï est satisfaite du cher docteur ?
— Je le crois. Il aurait même supplanté le juif Montaldo. Toujours est-il qu’elle se sent mieux et lui en est reconnaissante.
— Voilà au moins une bonne nouvelle !
Elle garda le silence pendant un instant que Giovanetti employa à l’examiner avec encore plus d’attention. Ce fut lui, d’ailleurs, qui le rompit.
— Si vous me disiez ce que vous voulez ? Je n’ai jamais cessé d’être votre ami... Même lorsque je m’égare chez la Verneuil.
Elle rendit les armes et lui retourna son sourire.
— Je voudrais que Messer Campo m’obtienne une entrevue en tête à tête avec la Galigaï ! Rien d’autre !
— Vous chez elle ? Vous n’y pensez pas !
— Chez elle ou n’importe où ! Dans une église, sur le Pont-Neuf, à sa discrétion, mais il faut absolument que je lui parle !
— Elle ne vous aime guère. Vous êtes d’une beauté...
— Je connais la rengaine, rétorqua-t-elle, irritée. Et si j’évoque son époux, ce sera pour la rassurer. Moi c’est du mien dont je veux l’entretenir ! Elle est intelligente, que diable! Nous devrions nous entendre !
Ce fut au tour de l’ancien ambassadeur de garder le silence. A sa mine, il était difficile de déchiffrer ce qu’il pensait du projet. Lorenza poursuivit :
— Pour elle comme pour moi je préférerais un endroit discret ! Inutile que l’on clabaude et ce que j’ai à lui confier est trop grave !
— Cela va de soi ! Mais... peut-être devriez-vous prévoir... au cas où vous seriez satisfaite, un... remerciement quelconque ? Certes, il est de notoriété qu'elle s'entremet volontiers mais...
— A certaines conditions ? Oui, je suis au courant ! Je verrai avec mes beaux-parents ce que l’on pourrait lui offrir...
— Je vois que nous nous comprenons!... A ce sujet, une idée me vient : si elle en est d’accord pourquoi ne pas vous réunir ici ?
— Si elle y consent, pourquoi pas ? On est à Florence, chez vous ! Cela devrait lui convenir ?
— Je l’espère. Et à propos de Florence, savez-vous qu’une autre jeune fille de cette ville vient d’arriver pour prendre rang parmi les filles d’honneur ? Elle devrait vous être un brin cousine. Son nom est Chiara Albizzi.
— Mais quelle bonne nouvelle ! s’exclama Lorenza soudain ravie. Bien sûr que nous sommes cousines. En outre, aux Murate où nous étions ensemble, elle était ma meilleure amie ! Elle est plus jeune que moi de deux ans... mais je la croyais destinée à la vie religieuse ? Ce qui ne l’enchantait guère !
— Alors là, je n’en sais pas plus que vous ! Mais il doit y avoir une raison.
— Souhaitons qu’elle ne ressemble pas à celle qui m'a livrée à Sarrance père.
— Peut-être la Régente pense-t-elle à l'entourage de la future reine ?
Les mariages espagnols venaient en effet d'être conclus et la nouvelle avait été célébrée, bien que le peuple soit peu enclin à accueillir une infante et à voir une de ses princesses promise au futur roi d’Espagne. Une fête fantastique fut donnée dans le cadre de la place Royale. Un carrousel de trois jours avec joutes et illuminations où deux camps s’affrontaient galamment pour s'emparer du « château de la Félicité ». Elle rencontra un immense succès populaire. Les Guise et autres grands comme Conti y parurent. Seuls Condé et Soissons manquaient à l’appel. Lorenza et les Courcy en avaient eu des échos. Cependant, la jeune femme ne put cacher l’inquiétude qui lui venait.
— Si la Régente a fait appel à Chiara pour avoir une espionne auprès de sa belle-fille, elle se trompe lourdement. C’est une fille charmante mais elle n’acceptera jamais...
— Comme les mariages n’auront lieu qu'à la majorité du Roi, nous avons encore le temps d’y penser.
Quelques jours plus tard, Lorenza revenait rue Mauconseil vers le milieu de l’après-midi. Elle était arrivée à l’heure convenue mais pensait être la première, aucune autre voiture ne stationnant dans la cour... Giovanetti en personne vint l’accueillir. Aucun serviteur n’était visible.
— Entrez ! dit-il en lui offrant la main. Elle vous attend!
— Déjà ? Comment vous êtes-vous débrouillé ?
— Laissez-moi mes petits secrets. Je dois avouer que cela a été moins ardu que je ne le craignais...
Il ouvrit lui-même devant elle la porte de la pièce attenante à son cabinet mais qui n’évoquait en rien le monde des affaires : quelques fauteuils confortables recouverts de velours de Gênes, deux ou trois meubles légers, de jolis objets, un vase contenant des marguerites d’hiver dans les tons roux rappelant la teinte de la chevelure de la jeune femme qui, pour l'heure, était dissimulée sous une sévère résille en chenille gris foncé, assortie à ses vêtements, laquelle la maintenait dans son cou tandis que le bord étroit d’une toque de velours de même couleur relevée d’un brin d’autruche noir, ombrait à peine le front. Un bon feu dans lequel on avait dû jeter des pommes de pin pétillait.
La Galigaï se tenait assise non loin, tendant vers les flammes des mains blanches, assez fines d’ailleurs mais dont, à l’exception des pouces, chaque doigt portait une bague magnifique, diamant ou perle ou les deux accotés et une grosse émeraude gravée. Vêtue de noir, voilée de noir à son habitude, la mousseline qui enveloppait son buste était suffisamment transparente pour montrer, sous une fraise de dentelle, une chaîne de perles et de rubis d’où pendait une grande croix assortie.
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