— Et il avait bien reçu un coup de couteau dans le dos, l’œuvre d’un lâche ! Puis fut balancé dans l’eau qui l’a charrié sur une rive sans que l’on sache pourquoi ! Un tourbillon peut-être ?

— L’Escaut est un fleuve important qui va se perdre aux Pays-Bas mais, à Condé, il n’est pas très loin de sa source, ce n’est encore qu’une rivière. Un peu capricieuse peut-être parce que gonflée par les dernières pluies. Je l’ai suivie sur une longue distance mais sans succès. C’est d’autant plus inquiétant que... que Thomas nageait comme un poisson. Evidemment, s'il a été poignardé comme son ami..., conclut-il d’une voix qui se brisa.

Un moment ils restèrent ainsi, enlacés dans la même prostration, sans esquisser un geste, comme si le plus petit écart pouvait les briser, comme s’ils n’avaient qu’un seul souffle, un seul cœur...

Clarisse s’écroula la première. Elle si forte, d’habitude, glissa du bras de son frère pour s’effondrer, assise sur les talons et secouée de sanglots convulsifs. Epouvantée par cette douleur dont elle n’ignorait pas la cause, Lorenza la regarda un instant sans oser la toucher. Thomas, elle le comprenait trop bien, était l’enfant qu’elle n’avait jamais eu et elle lui avait donné tout son amour inemployé. Et maintenant, il ne lui restait que des larmes qui se répandaient à travers ses doigts comme si elle était seule au milieu de ruines. Quant au baron Hubert, il appuyait sa tête au dossier du fauteuil, son bras toujours posé sur l’épaule de sa belle-fille, et fermait les paupières peut-être pour retenir ses pleurs. Il y parvenait presque, encore que sa barbe grise fût légèrement humide...

Alors Lorenza se releva.

— Non ! affirma-t-elle d’une voix forte. Non, Thomas ne peut pas être mort ! Je le sentirais... et mon cœur serait brisé ! Je ne sais pas où il se trouve, je ne sais pas ce qui s’est passé, mais tant qu’on ne me montrera pas son corps sans vie, je n’y croirai pas ! Et je fatiguerai Dieu de mes prières jusqu’à ce qu’il me le rende !

Un murmure d’approbation la fit regarder vers les portes. Tous les gens du château étaient là, dame Benoîte et Chauvin au premier rang, visiblement bouleversés. Elle leur sourit.

— Nous prierons tous ensemble ! Et nous le chercherons !

Une main saisit la sienne et la serra : Hubert était près d'elle, soudain revigoré par une flamme d’orgueil.

— Par Dieu, petite dame, vous êtes devenue une vraie Courcy ! Oh que oui on va se battre ! Ne serait-ce que pour qu’il dorme chez lui de son dernier sommeil !

— Non ! Je ne veux pas entendre ça ! Il n’est pas mort... Parce que je ne le veux pas !

Dame Benoîte, cependant, relevait Clarisse pour l’obliger à s’asseoir dans un fauteuil et bassinait son visage d’eau de rose tandis que Lorenza, installée sur un tabouret, lui réchauffait les mains qu’elle avait prises entre les siennes.

— Père ! dit-elle au baron qui allait et venait à travers la pièce, je crois que c’est le moment d’avoir recours à la prune du Connétable !

Tous en burent. Quant à Lorenza, si forte était sa conviction qu’elle réussit cette nuit-là à trouver le sommeil.

Au matin, le château avait repris son aspect coutumier. Même le baron Hubert était retourné dans son orangerie bien-aimée où il prétendait réfléchir mieux que partout ailleurs. Dans l’immédiat, il n’avait rien à faire à Paris où, avant de rentrer, il avait déposé, conjointement au frère d’Henri de Bois-Tracy et au colonel de Sainte-Foy, une plainte au Parlement exigeant la recherche et l’arrestation des assassins des deux jeunes gens. Il avait d’ailleurs offert une récompense substantielle à qui permettrait de les remettre à la justice. Il ne restait plus qu'à attendre un résultat quelconque !

Lorenza partageait son temps entre le frère et la sœur, reprenant ses leçons d’horticulture sous l’égide d’Hubert ou lisant pour Clarisse dont la vue faiblissait à cause de trop de larmes dans le silence de ses nuits. Toutes deux passaient aussi plus de temps à la chapelle mais seule la comtesse y puisait un réel réconfort. Dans le cœur de la jeune femme, il y avait trop de révolte pour qu’elle s’abandonnât sans renâcler à la volonté divine. Ainsi, elle avait refusé fermement - soutenue par son beau-père -qu’une messe de requiem soit dite à la mémoire de son époux. Pour la première fois, le brave abbé Fremyet l’avait vue sortir ses griffes.

— Je ne vous empêche pas d’en dire autant que vous voudrez pour votre conscience mais sachez que vous ne m’y verrez pas !

— Mais les gens du village, Madame ? Ils ne vont pas comprendre...

— Quoi ? Qu’il est hors de question de prier pour son âme tant que je n’ai pas vu, de mes yeux vu, son corps sans vie ? Je le leur expliquerai et j’espère qu’ils comprendront. Quant à vous, faites des prières pour que Dieu daigne veiller sur lui et nous le rende un jour ! J’y viendrai à quelque heure de la journée que ce fût !

— Et si c’est la volonté de Dieu, mon enfant ?

— Dieu ne peut pas avoir voulu qu’il disparaisse sans laisser de traces ! Je sais, je sens qu’il vit quelque part !

Elle y mettait tant de force, tant de certitude, tant de passion même, encouragée en cela par le baron Hubert, qu’elle réussissait à rallier tous ceux de son entourage jusques et y compris le vieux prêtre.

— Après tout, l’espérance est une vertu cardinale, confia-t-il à Clarisse. Et prier pour le retour de quelqu’un n’a jamais fait mourir personne !

Il n’y avait rien à ajouter à cela et tout Courcy entra dans l’attente comme on entre en religion.

Pourtant, environ un mois après le retour du baron, une lettre arriva pour la jeune baronne, une lettre délivrée de la même façon que le sinistre message reçu la veille de ses noces. A la seule différence qu'au lieu de pénétrer au galop dans la cour et de la lancer sur le perron, le messager - craignant peut-être que, cette fois, on l’empêchât de ressortir -l’expédia entre les sentinelles de garde sur le pont-levis avant de repartir au triple galop vers l’épais rempart de forêt qui enfermait le domaine...

Lorenza était seule au château à ce moment. Son beau-père s’était rendu à Chantilly, appelé par le Connétable qu’une nouvelle crise de goutte clouait dans son fauteuil d’où il répandait généreusement sur son monde coups de canne et malédictions... Sachant que la duchesse Diane y résidait aussi, Clarisse l’avait accompagné.

Assise dans la librairie, la jeune femme répondait à une lettre de la princesse de Conti qui, loin de l’abandonner à son chagrin, faisait de son mieux pour la distraire en la tenant au courant des potins de la Cour. Elle jeta alors un coup d’œil sur le billet scellé de rouge qu’un valet, visiblement peu rassuré, lui apportait sur un plateau. Elle reconnut d'emblée l’écriture, le papier, et sentit sa gorge se serrer mais n'hésita qu’une seconde avant de le prendre. Cependant, elle ne l’ouvrit pas.

— Merci, Gontran ! dit-elle avec un sourire devant le visage inquiet du serviteur. Vous pouvez me laisser !

Elle attendit qu’il soit sorti pour faire sauter le cachet d’une main qu’elle ne pouvait empêcher de trembler... Comme la première fois, le texte en était court... et signé de l’image de la dague au lys rouge :

« Je t’avais avertie qu’il mourrait s’il osait t’épouser et tu as eu grand tort de ne pas me croire. Il ne te reste plus qu’à pleurer... mais pas trop longtemps ! J’ai déjà beaucoup attendu et tu es plus belle que jamais... »

Les oreilles bourdonnantes, elle se laissa aller contre le dossier de sa chaise jusqu’à ce que les battements désordonnés de son cœur qu’elle comprimait sous sa main s’apaisent. Abandonné sur le petit bureau, l’affreux message qu’un courant d’air faisait osciller comme s’il était doté d’une vie propre attirait son regard chargé de dégoût. Le misérable ! Il avait l’impudence de se manifester encore, avouant implicitement son crime ! Cette fois, cependant, elle avait encaissé, la conscience endurcie sans doute par tout ce qu'elle avait déjà subi, protégée peut-être aussi par cette foi dans l’existence de son époux qu’elle se refusait à abandonner.

Elle resta là un long moment jusqu'à se sentir complètement apaisée. Alors seulement, elle se redressa, chercha dans un tiroir une paire de ciseaux, et reprit la lettre. Elle coupa le morceau sur lequel était reproduite l’arme puis plia le reste qu’elle glissa dans sa poche. Alors elle monta dans sa chambre prendre un manteau qu’elle jeta simplement sur ses épaules : elle n’allait pas loin.

A l’opposé de l’orangerie, derrière les grandes écuries, il y avait ce que l’on pourrait appeler les dépendances telles que la forge ou le four à pain. Lorenza se rendit chez l’armurier qu’elle trouva en train de ciseler une garde d’épée. Elle le connaissait peu, n’ayant jamais eu l’occasion de faire appel à son talent, mais assez pour savoir que c’était un véritable artiste, le baron Hubert, comme tous les Courcy, ne se satisfaisant que du meilleur en toutes choses. C’était un Savoyard plutôt taciturne sauf quand il avait forcé, ce qui était rare, sur certain petit vin de Loire qu’il affectionnait et que l’on faisait venir pour lui.

L’entrée en coup de vent de Lorenza le surprit tellement qu’il sursauta et lâcha son ouvrage pour se lever.

— Madame la baronne ? Ici ?

— Je vous donne le bon jour, maître Servoz, et vous demande excuses si je vous ai surpris mais il se trouve que j’ai besoin de vos compétences... Je voudrais que vous me confectionniez cette dague, expliqua-t-elle en posant le fragment de papier devant lui. Je peux vous indiquer la taille approximative.

Il rechaussa les lunettes qu’il avait laissées tomber en se levant.

— Si le dessin est fidèle et autant que je puisse en juger, c’est la manière de Milan, encore que le lys rouge évoque plutôt Florence d’où vous êtes originaire, Madame !