— Non. Ce faisant, vous nous mentez à tous les deux, vous et moi... sans compter le Seigneur !
— Je mens ?
— Involontairement peut-être. Vous avez dit : « Si je ne devais plus revoir Thomas. » Cela signifie qu’au fond de vous-même vous êtes certaine de le retrouver un jour... et pas au Paradis ! Et c’est très bien ainsi ! Vous avez été élevée dans un couvent, paraît-il ?
— Aux Murate à Florence !
— On a dû vous y apprendre à accepter les volontés de Dieu mais aussi à mettre votre confiance en lui ? Alors souvenez-vous-en et priez, sacrebleu !...
Epouvanté de ce qu’il venait de se laisser aller à proférer, il plaqua une main sur sa bouche et courut se jeter au pied de l’autel où il se prosterna. Lorenza vint s’agenouiller auprès de lui, presque amusée.
— C’est moi qui dois demander pardon, mon père. Je vous ai fait sortir de vos gonds et j’en ai honte à présent. C’est vous qui avez raison !
Et ce fut d’une âme plus sereine qu’elle suivit la messe au côté de Mme de Royancourt... Quand ce fut fini, elle laissa Clarisse regagner le logis seigneurial, prétextant qu'elle désirait se rendre aux cuisines.
— Quelle idée ! s'étonna celle-ci. On va vous servir votre petit déjeuner dans cinq minutes !
— Je n'ai pas faim. Mais je voudrais m’entretenir avec Bibiena. Depuis que nous sommes rentrées, je ne l’ai pratiquement pas vue ! C’est tout de même étrange ! C’est comme si j’avais cessé d’exister.
— Oui, je l’avais remarqué mais j’hésitais à vous en parler. J’ai l’impression que, par le truchement du petit Nicolas qu’on lui a confié, votre Bibiena vient de découvrir les joies de la maternité !
— Vraiment ?
— Cela ne fait aucun doute. Allons constater le phénomène ensemble ! Je vous accompagne !
En effet, quand elles pénétrèrent au sous-sol dans la vaste cuisine aux lourdes ogives où, autour de deux cheminées gigantesques, s’affairait un monde de servantes et de marmitons aux ordres du chef Valentin, juché sur un siège surélevé et armé d’une longue baguette avec laquelle il désignait ce qui convenait pour tel ou tel mets, Bibiena, assise près d’une des deux tables en chêne massif, tenait sur ses genoux un petit garçon à qui elle faisait manger une bouillie composée de lait, de pain et de miel, ouvrant la bouche en même temps que lui. Et, en vérité, le tableau était charmant. La frimousse ronde de l’enfant que Lorenza n’avait pas vu depuis son sauvetage avait perdu son aspect souffreteux et montrait à présent des joues roses dans lesquelles ses yeux bruns - les mêmes que ceux de sa mère ! -brillaient de contentement sous une forêt de courtes boucles châtaines. Sous l’ample serviette nouée autour de son cou, il était vêtu d’une sorte de sarrau en laine bleue bien épaisse, terminé par un petit col blanc, et, entre chaque cuillérée, il souriait à Bibiena qui le couvait d’un regard attendri.
— Je ne crois pas qu’il faille lui chercher une famille d’adoption, constata Clarisse. Si on le lui enlevait maintenant, la pauvre femme en aurait une peine immense !
— Dire qu’elle était furieuse quand on lui a demandé de s’occuper de lui. Ne la dérangeons pas ! Je la verrai plus tard ! Il faut avouer qu’il est tout à fait mignon, ce gamin, et je ne vous remercierai jamais assez de les avoir accueillis si généreusement, ma Bibiena et lui.
— Voilà des paroles hors de propos ! Quand donc vous mettrez-vous dans la tête que vous êtes ici chez vous ?
Tandis qu’elles se retiraient, Lorenza se pencha pour poser un baiser sur la joue poudrée de la comtesse. Le spectacle qu’elles venaient de contempler lui laissait une bizarre émotion et surtout un regret : celui de ne pas leur avoir encore donné d’enfant. Il lui arrivait même de s’en inquiéter. Comment se faisait-il que la lune de miel passionnée vécue dans les bras de Thomas n’ait pas porté ses fruits ? S’étaient-ils aimés avec trop d’ardeur, trop d’insatiable passion, ou le temps n’était-il pas encore venu pour elle de procréer ? Elle savait qu’il arrivait à Dieu de bénir à retardement certaines unions mais elle avait peine à s’arracher à la crainte de n’être qu’une belle terre sans fertilité. Et à présent qu’elle avait tout à redouter du sort de son époux, cette inquiétude devenait angoisse. Le traitement sauvage que lui avait infligé Hector de Sarrance et qui, même s’il ne l’avait pas déflorée, l’avait menée aux portes de la mort, avait-il brisé en elle quelque chose ? Elle n’avait aucun moyen de le savoir. Si encore Valeriano Campo, l’habile médecin de Giovanetti qui l’avait sauvée alors, était revenu, elle n’aurait pas hésité à lui soumettre la question, mais elle ignorait si elle le reverrait un jour... et le douloureux point d’interrogation demeurerait sans réponse. A moins que...
L’arrivée de la duchesse Diane mit un terme à ses pensées moroses. Exaspérée par les criailleries continuelles du Connétable qui était certainement le plus mauvais malade que l’on puisse trouver et ne se satisfaisait jamais de rien, elle venait demander à ses amies de partager avec elle un moment de tranquillité agrémenté d’un dîner qui n’aurait pas de difficulté à être meilleur que ceux, spartiates et mesquins, qu’élaboraient les cuisines de Chantilly.
— Nous n’aurons bientôt plus que la peau sur les os ! Soupira-t-elle. Je ne lui souhaite pas le pire, naturellement, parce que je l’aime bien malgré tout, mais je prie tous les jours pour qu’il guérisse vite et s’en aille voir dans son gouvernement du Languedoc si l’herbe y pousse plus verte...
— Mais, observa Clarisse, je croyais que la charge était reportée depuis longtemps déjà sur le jeune duc Henri ?
— Il est encore trop jeune, voyons, et d’ailleurs n’a guère envie de s’exiler au bout de la France. La vie de Paris lui convient pleinement.
— Et Charlotte ? Que devient-elle ?
— La pauvre ! Elle se morfond dans l’hôtel que la Régente a donné à son époux et d’où elle n’a pas le droit de sortir ! Surtout pas pour aller à Chantilly ! Quant à moi, on me défend de la voir. Décidément, l’air est plus respirable chez vous !
— Pourquoi ne pas y séjourner quelques jours ? Lorie et moi aimerions vous rendre un peu de votre hospitalité à l’hôtel d’Angoulême...
— J’adorerais mais le vieux sacripant ferait un bruit de tous les diables ! Nous sommes contemporains et je lui rappelle sa jeunesse... J’ai la vertu de me laisser battre aux échecs avec infiniment de constance ! Mais, au fait, où est ce cher baron ?
— Comment ? Vous n’avez pas appris...
— Quoi donc ? On est coupés de tout dans nos forêts.
On l’éclaira et immédiatement son aimable visage se voilà de tristesse et elle alla prendre Lorenza dans ses bras.
— Mes pauvres amies ! Comme vous devez vous tourmenter ! Et moi qui viens vous encombrer de mes récriminations ! Oh, je m’en veux !
— Pas d’être venue tout de même ? Hubert n’est parti que de ce matin et déjà nous errons comme des âmes en peine sans trop savoir que faire de nous !
— Si c’est cela, je reste ! Je vais envoyer ma voiture chercher ma femme de chambre, quelques hardes et j’attends avec vous le retour du voyageur !
C’était incontestablement une bonne nouvelle. En dépit de son âge, la duchesse possédait le don précieux - et fort peu répandu ! - de savoir remonter le moral le plus défaillant. Clarisse n’en était pas dépourvue non plus mais s’agissant de son neveu qu'elle aimait comme s’il était son propre fils, elle éprouvait plus de peine à afficher un optimisme qu’elle devinait peu convaincant. Cependant, entre ces deux femmes au grand cœur, Lorenza retrouvait une sorte de confiance.
Elle en constata la qualité quand, une dizaine de jours après le départ d’Hubert, elle dut affronter la plus étonnante des visites.
Comme chaque fois qu’il faisait beau, elles se promenaient toutes les trois au bord de l’étang. Le temps venait subitement de changer après une semaine d’une pluie rageuse et froide apportée par un vent du nord. C’était l’une de ces magnifiques journées où le printemps semble prendre à charge de faire oublier ses accès de mauvaise humeur en faisant appel aux couleurs les plus séduisantes de sa palette. L’herbe repoussait et les arbres fruitiers s’étaient couverts, d’un seul coup, d’une mousse de fleurs neigeuses au milieu desquelles une colonie de mésanges chantait, encouragées par un soleil encore tiède.
Au retour d’une assez longue promenade, elles étaient parvenues aux abords du château quand Clarisse s’écria, une main en auvent au-dessus de ses yeux.
— Qu’est-ce qui nous arrive là ?
En effet, un carrosse, entouré d’une demi-douzaine de cavaliers, venait de sortir des bois pour longer l’étang.
— C’est encore trop loin pour pouvoir lire les armoiries...
—... mais comme cet équipage ne me dit rien qui vaille, hâtons-nous de rentrer, décida la duchesse. Que font-ils donc ?
Curieusement, le brillant équipage venait de s’arrêter et deux hommes en sortirent qui s’approchèrent de l’eau. Ils étaient trop loin pour que l’on pût distinguer leurs visages sous l’ombre des chapeaux emplumés, mais ils portaient de riches vêtements. Les dames purent voir l’un d’eux faire d’amples gestes en désignant le château puis l’ensemble des jardins et des dépendances.
— Qui sont ces olibrius ? grogna Mme de Royancourt. Ils se comportent comme si le domaine était à vendre et comme si l’un en vantait les charmes à l’autre !
— Je n’aime pas ça non plus, acquiesça Lorenza. Rentrons ! S’ils viennent jusqu’au château, refusons de les recevoir et s'ils se contentent d’admirer le paysage, envoyons des gardes les prier de quitter les lieux !
Ce que l’on fit... Mais à peine avaient-elles regagné leur pièce préférée, située dans une des tours, que Chauvin, le majordome, accourait, débarrassé pour une fois de son allure compassée.
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