— Le château familial de Bois-Tracy se situe quelque part entre Valenciennes et Avesnes. Un des hommes de la garnison de Condé l’a reconnu. Alors, son capitaine a envoyé un messager au colonel de Sainte-Foy pensant qu’il serait plus séant que ce fût lui qui prévienne la famille... Je ne pense pas d’ailleurs qu'elle soit nombreuse. Un frère marié ? Je n’en suis pas certain...

— Tant mieux pour la lignée mais cela ne nous révèle pas où est Thomas ! Il est peut-être...

L’angoisse du baron se traduisit par une explosion de colère.

— Ne répétez pas tout le temps la même chose ! Vous croyez que je ne m’en soucie pas ? Je ne suis rentré que pour vous mettre au fait et m’équiper pour la route car, bien entendu, je vais là-bas !

— Moi aussi ! s’écria Lorenza. Je vous accompagne !

— Il n’en est pas question ! Ceci est une affaire d’hommes dans laquelle il n’est pas de place pour une femme!

— Mais je suis sa femme ! Et j’ai le droit de savoir !

— Vous saurez... quand je rentrerai ! hurla-t-il. Si encore vous étiez une de ces créatures ternes et tellement quelconques qu’il ne viendrait jamais à l’idée de personne de leur prêter la moindre attention, mais regardez-vous dans la glace, sacrebleu ! Vous êtes un vrai danger public et je n’ai pas envie de traîner dans mon sillage une foule de mâles concupiscents qui pourraient montrer des velléités de vous mettre dans leur lit. Au besoin en supprimant votre époux... au cas où ce ne serait pas déjà lait !

— Je ne vous savais pas cruel, père ! murmura-t-elle, blessée.

— Tant pis si vous le prenez ainsi ! Mais c’est une preuve d’affection... Comprenez donc que, durant ces recherches, je vais avoir mon compte de soucis sans en ajouter à votre sujet ! Ici, vous êtes en sécurité. Il ne peut rien vous arriver...

— Et si nous étions assiégées, ironisa Clarisse, au cas où Condé serait l'auteur de ce traquenard ? Il a suffisamment d’hommes pour se le permettre.

— Ce n’est pas à vous que j’apprendrai comment on peut sortir de ce château sans éveiller l’attention d’une armée ! Vous n’aurez qu’à vous réfugier à Chantilly ! Et puis cessez de dire des bêtises !

— Habillée en garçon je n’attirerais l’attention de personne ! reprit Lorenza, têtue.

— C’est vous qui le dites et cela reste à prouver Non, Lorie ! Je ne veux pas de vous ! Restez ici avec Clarisse... qu’au moins il me reste une fille si, par malheur, j’en venais à perdre mon fils...

Sans ajouter un mot, il sortit rapidement, les yeux embués de larmes.

Le matin suivant, alors que le jour se levait à peine, il quittait le château, accompagné du seul Félicien, son valet de chambre, bien armé autant que son maître. Seule concession à la tranquillité de celles qu’il laissait derrière lui, Hubert avait accepté de revêtir sous son pourpoint la cotte de mailles qu’il n’avait guère abandonnée durant les guerres pour la reconquête du royaume. Avant son départ il avait eu un entretien avec le capitaine Sainclair qui, entouré d’une trentaine de gardes auxquels s’adjoindraient, si besoin était, les paysans du village proche, assurerait la défense du château. A sa sœur il remit les clefs de ses coffres. Lorenza les avait formellement refusées.

— Ce serait me reconnaître maîtresse ici, ce que je ne veux pas, lui dit-elle comme il s’en étonnait. Ce serait différent si je vous avais donné un héritier mais comme il n’en est rien, je ne suis dans cette maison que l’épouse de Thomas ! En outre, ma tante Clarisse s’y entend plus que moi. Il me suffira amplement de veiller sur l’orangerie où je me sens à l’aise pour accomplir cette tâche grâce à vous ! Le rassura-t-elle avec un demi-sourire.

— Là, je vous fais entière confiance ! fit-il en l’embrassant. Je sais qu’avec vous, mes chères fleurs seront dorlotées.

En dépit de la bonne humeur qu’il affichait et même s’il s’attachait à faire chaque chose posément, il eût fallu ne pas le connaître pour ne pas sentir l’angoisse qui l’habitait dans sa hâte de se mettre en chasse. Aussi les cœurs des deux femmes étaient-ils également serrés quand, debout sur le perron et le bras de l’une sur les épaules de l’autre, elles le regardèrent se mettre en selle avec l’aisance d’un cavalier confirmé et se diriger au petit trot vers la sortie de la cour, Félicien suivant à la queue de son cheval.

— Et maintenant, murmura Lorenza, qu’allons-nous faire ?

— Attendre, ma chère petite ! Depuis la nuit des temps, c’est le lot des femmes de soldats et singulièrement des châtelaines. Attendre... et prier ! Voulez-vous que nous allions à la chapelle ?

Elle accepta bien qu’elle n’en eût guère envie. Cette attente qui commençait l’irritait déjà. En pensée, elle galopait avec Hubert sur ces routes inconnues, talonnée par la peur de ce qui l’attendait là-haut, dans le Nord, dans ce pays où le charmant Bois-Tracy avait rencontré la mort. Y avait-il une chance que Thomas n'eût pas subi le même sort ?

Cependant, le moment passé au pied de l’autel la réconforta. Grâce à Dieu, le père Fremyet était rentré depuis bientôt trois semaines et Lorenza avait pu apprécier son inusable gaieté et la bonté dont son cœur débordait. Son traitement à Bourbon-l’Archambault lui avait été bénéfique et il avait repris ses activités aussi bien au château que dans la région pour la plus grande satisfaction de tous.

Avant le lever du jour, il avait célébré la messe à l'intention du baron Hubert et de Félicien après les avoir confessés. Un exercice auquel Courcy était le plus souvent réticent, n’ayant jamais compris par exemple pourquoi l’Eglise mettait au rang des péchés mortels la gourmandise, source de plaisirs si délicats. Le digne prêtre n’était pas loin de partager cette opinion et on effleurait à peine le sujet quand, chaque année, à Pâques - difficile d’y couper si l’on voulait communier au moins ce jour-là ! -, la population du château et celle du village se confessaient. Les fautes du baron ne variant guère, on expédiait la chose assez rondement mais, cette fois, le père allait poser la question cruciale quand il entendit :

— Autant vous prévenir tout de suite : si, par malheur, mon fils a lui aussi été assassiné, je traquerai le meurtrier et le tuerai sans l’ombre d’une hésitation !

— D’abord, nous n’en sommes pas là. Ensuite, vous pourriez vous en remettre à la justice du Roi ?

— Le Roi est trop jeune pour cet exercice et ceux qui en ont la charge de nos jours ne m’inspirent plus confiance. En outre, on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même !

— Sans doute, mais en cette occurrence... donnez-vous le temps de la réflexion. Vous ignorez ce que le sort vous réserve. Et, en admettant que vous le trouviez, rien ne dit que le Ciel ne retiendra pas votre bras.

— N’y comptez pas ! Si je débusque l’assassin, je le tue quel qu’il soit... après lui avoir posé quelques questions.

— Vous emploieriez... la torture ?

— Pour connaître le donneur d’ordre ? Sans hésiter ! Alors cette absolution ? Vous me la donnez ? Je suis pressé !

— Vous me mettez dans une situation impossible ! Rien ne s’y oppose pour vos péchés passés à condition que vous les regrettiez mais si vous partez avec la ferme intention de commettre un homicide...

— Non. De venger mon fils si...

— La vengeance appartient au Seigneur !

— Sans doute mais Dieu a tellement à faire à ce sujet de par le monde, qu’il faut bien l’aider un peu, non ? Cela dit : décidez-vous !

— Bon ! Etant donné que, dans cette aventure, vous allez risquer votre vie, je vous absous pour les fautes avouées ! Quant à la suite... nous aviserons !

Il fallut en passer par là ! Lorsque, une demi-heure après, Hubert de Courcy eut quitté son château, le digne prêtre accueillait de façon toute paternelle les « dames » de la maison. Elles entrèrent dans la chapelle appuyées l’une à l’autre, une telle angoisse peinte sur leur visage qu’il sentit son cœur fondre.

— Ne vous laissez pas envahir par la crainte, les conforta-t-il en les accompagnant à leurs places avant de dire pour elles une seconde messe. Il faut garder confiance en Dieu qui sait tout, qui voit tout et qui comprend tout ! Il ne peut qu’être sensible à la peine qui vous étreint !

Lorenza ne répondit pas, se contentant d’enfouir son visage dans ses mains, mais Clarisse soupira :

— Il est si grand... et nous sommes si petites ! En outre, il lui faut considérer des multitudes répandues sur la Terre et le nombre immense des prières qui montent vers lui au même instant !... Il ne peut pas s’occuper de tout de monde !

— Je refuse de croire que vous désespérez déjà. Vous, Madame la comtesse ? Mais où est votre foi ?

— Oh, elle est toujours là ! Mais on ne peut en venir qu’à faire la part des choses !

— Et vous, Madame la baronne, vous partagez cette opinion ?

— Absolument, mon père ! A ceci près que je redoute d’avoir apporté le malheur dans cette maison qui était plus heureuse sans moi !

— Mais il ne faut jamais dire pareille ineptie !

— Pourquoi, quand on la pense ? Depuis mon mariage, j’ai seulement vécu quinze jours avec mon époux que j’adore. Encore les avais-je volés puisque, la veille de notre union, j’avais reçu des menaces de mort le concernant ! Et voyez où nous en sommes maintenant ! J’ai peut-être perdu Thomas et je n’ai même pas d’enfant de lui ! Si je ne devais plus le revoir, je ne résisterais sans doute pas...

Cette fois, il se mit carrément en colère :

— Voulez-vous bien vous taire ! Et dans mon église par-dessus le marché !..., s’écria-t-il, sa bonne figure devenue toute rouge sous sa courte auréole de cheveux blancs.

— Et si c’est le fond de ma pensée ?