Cependant, quelqu’un avait assisté à ce sacre ainsi qu'au calvaire de Corbeny. C’était un jeune ecclésiastique de vingt-cinq ans appartenant par naissance à la haute noblesse poitevine (son père, mort trop jeune, avait été Grand Prévôt de France sous Henri III) et à la bourgeoisie parlementaire. Par héritage, il avait reçu l’évêché de Luçon dont on disait qu’il était « le plus crotté » de France. Beau et élégant, il possédait une intelligence aiguë, une sorte de génie même, et était habité par une vision et une ambition politiques exceptionnelles. Pendant des heures, il avait observé l’incroyable courage de cet enfant de dix ans sur lequel on faisait courir déjà d’étranges bruits. On le disait mou et à la limite de l’imbécillité ! Allons donc ! Et le jeune évêque s’était dit que pour réaliser ses grands desseins à lui dont l’ampleur, parfois, lui faisait peur, il serait bon d’être son mentor tout en servant le royaume. Timide sans aucun doute et encore sous le choc de la mort brutale d’un père qu’il adorait, sans trouver chez sa mère indifférente dont la bêtise et la vanité n’étaient plus à démontrer, inféodée en outre à sa clique florentine, le moindre réconfort, l’enfant Roi abordait l’adolescence sans armes pour se défendre... Quel que soit le résultat, demeurerait la vaillance et il devrait mériter d’être servi. Mais, pour l'approcher, le chemin, même s’il déplaisait à son orgueil, passait par la Médicis et ceux qui la tenaient sous leur coupe. Ce jeune évêque s’appelait Armand-Jean du Plessis de Richelieu...

Ce soir, il y avait concert chez la Reine. Bien que les fastes du couronnement eussent mis fin au deuil, elle n’avait pas encore donné libre cours à sa passion pour les ballets et la danse, suivant en cela le conseil de la Galigaï. Il était plus sage, pour un moment encore, qu’on la crût trop absorbée par les soucis du gouvernement pour ordonner des distractions aussi frivoles. Alignée sagement dans la Grande Galerie par ordre de préséance, la Cour écoutait donc gravement un groupe de musiciens et de chanteurs italiens venus de Bergame doués de voix superbes - il y avait même une haute-contre particulièrement angélique -, mais leur programme, sublime d’ailleurs, et plus religieux que profane, distillait une sorte de torpeur insidieuse surtout chez ceux qui étaient assis. Marie de Médicis, elle, semblait en extase et ses proches s’efforçaient de copier son expression au cas où son regard tomberait sur eux. Seuls quelques-uns - comme Mme de Guercheville qui bâillait derrière son éventail - avaient le courage de leurs opinions. Les plus jeunes gentilshommes et les filles d’honneur, eux, échangeaient coups d’œil et demi-sourires.

Assise auprès de la maréchale de La Châtre qui, vaincue par l’âge, ronflait en mineur le nez dans son giron, Lorenza, bien que fervente de musique, n'écoutait pas. Elle ne pouvait détacher son esprit de l’époux dont elle n’avait toujours pas de nouvelles. Filippo Giovanetti, parti depuis trois longues semaines, tardait à rentrer et à mesure que le temps passait, elle s'en inquiétait davantage. Où, dans quelle geôle du fin fond des Pays-Bas était-il retenu prisonnier ?

Le motet s’achevait, déchaînant des applaudissements aussi nourris que peu sincères mais imitant ceux, enthousiastes, de la Reine...

— En avons-nous fini ? demanda Mme de La Châtre réveillée en sursaut par le bruit.

— Non, Madame. Il y a encore trois morceaux...

— Mon Dieu !

Elle s’apprêtait à reprendre son somme quand il se produisit un événement. Concini, qui se tenait debout, bras croisés, non loin du fauteuil de la Reine, s’en approcha.

— Madame, fit-il dans leur langue maternelle, ne pourrait-on remettre à demain... ou à plus tard, la fin du concert ?

— Pourquoi ? N’est-ce pas divin ?

— Sans doute, sans doute... mais tellement triste ! On se croirait à des funérailles et Votre Majesté est trop jeune... trop belle aussi, pour se confiner dans une tristesse qui ne peut que lui être malsaine ! Il est temps... grand temps même, qu’elle fasse trêve à une douleur qui est sans conteste un exemple pour l’Europe entière mais qui finira par nuire à sa santé ! La vie doit reprendre ses droits, Madame !

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr ! Remerciez les artistes, dites-leur d’aller se reposer et allons faire media noche ! Il y a Conseil demain matin. Quelques pâtisseries et un verre de bon vin vous feront du bien, Madame... Vous êtes un peu pâle!

— C’est vrai que je me sens lasse ! Faites le nécessaire!

On leva donc le camp à la satisfaction générale ? Et l’on se dirigea vers la salle où le couvert était dressé. Lorenza qui n’avait aucune envie de participer aux agapes allait déjà vers Mme de Guercheville pour s’excuser, quand elle vit soudain Concini se matérialiser auprès d’elle, tout sourire.

— Madame la baronne ! Vous ne vous apprêtez pas à nous quitter, j’espère ?

— Oh si ! Je suis épuisée... marquis ! fit-elle en se souvenant à temps de ce titre flambant neuf qu’elle-même jugeait scandaleux. Et je souhaite rentrer chez moi !

— Vous m’en voyez navré ! Alors, au moins, ne rentrez pas seule !

— Mais je ne suis pas seule. Il y a suffisamment de valets autour de mon carrosse pour que je n’aie rien à redouter des mauvaises rencontres !

— Sans doute, sans doute! Pourtant... il y a là quelqu’un qui désire instamment vous raccompagner !

S’effaçant habilement, il céda la place à Antoine de Sarrance qui s'inclinait devant elle.

— Rien n’est plus vrai, Madame la baronne. Nous avons, je crois, bien des choses à nous dire !

Suffoquée d’abord et n’en croyant pas ses yeux, elle le regarda comme s’il venait d’un autre monde mais se reprit vite.

— Vous ici, Monsieur ? C’est pour le moins inattendu !

— Pourquoi donc ? C’est le Roi qui m’avait chassé. Or, le Roi n’est plus... et Sa Majesté la Reine Régente n’a aucune raison de faire siennes les anciennes querelles de son époux !

— Querelles ? Quand vous aviez insulté votre Roi !

— A tout péché miséricorde ! répliqua-t-il avec un sourire moqueur qui choqua la jeune femme.

— Cela la regarde ! dit-elle froidement. En ce qui me concerne, je ne me sens pas la moindre envie d’oublier qu’il n’y a pas si longtemps vous réclamiez ma tête avec insistance et me teniez pour criminelle en dépit de toutes les preuves que l’on avançait !

— J’étais aveuglé par la colère, la douleur aussi ! Comprenez qu’il s’agissait de mon père !

— Et maintenant ?

— Maintenant ?...

Il la regardait sans paraître comprendre sa question et une brusque envie de rire la saisit. Ces points d’interrogation que contenait ce regard, cet air d’innocence qu’il affichait lui parurent du plus haut comique. Elle eut soudain l’impression d’avoir en face d’elle un comédien jouant un rôle qu’il n’avait pas très bien appris.

— J’entends par là : que voulez-vous ? demanda-t-elle, d’un ton sec et impatient.

— Mon ami Concino vient de vous le dire : avoir l’honneur de vous raccompagner chez vous...

— Et pourquoi, je vous prie ?

Il aspira à pleins poumons comme s’il allait se jeter à l’eau.

— Vous me forcez dans mes retranchements, Madame. Ce n’est pas séant... Comprenez-moi ! Voilà des jours que je souhaite avec vous un entretien privé, ce qui est quasiment impossible dans ce palais. Quant à me présenter à l’hôtel d’Angoulême...

— Je ne vous le conseille pas. Il m’étonnerait fort que vous y soyez reçu ! La duchesse Diane, en effet...

— Pour quelle raison me refuserait-elle l’entrée de sa maison ? Elle ne me connaît même pas !

— C’est possible. En revanche, elle aime beaucoup le baron Hubert de Courcy, mon beau-père, et n’a pas apprécié, mais pas apprécié du tout, que vous ayez eu l’impudence inqualifiable de vous en moquer en prenant soin de vous assurer qu’il était seul et vous, solidement appuyé par Monsieur, dit-elle en désignant Concini tout proche d’un mouvement de tête, sans compter une valetaille à laquelle vous avez permis de rire d’un gentilhomme dont vous savez parfaitement qu’il est non seulement plus âgé mais plus noble que vous ! Il est vrai que vous avez fui quand il a dégainé !

— Oh ! Coupa Concini qui donnait tous les signes de la désolation, nous ne savions pas ce que nous faisions... nous étions un peu éméchés, voyez-vous !

— Vraiment ? En ce cas, les convenances eussent voulu que vous présentiez des excuses ! Ceci ajouté à cela, vous devez comprendre, Monsieur de Sarrance, que je ne souhaite aucunement votre présence. Ni maintenant ni plus tard !

Antoine blêmit, ses narines se pincèrent et une lueur mauvaise traversa son regard.

— Ce nom de Sarrance que vous semblez dédaigner, vous oubliez que vous l'avez porté ?

— Pas pour mon salut et fort peu de temps au surplus car j’ai toujours refusé d’en user. Que voulez-vous, il me faisait horreur. A présent, Messieurs, je vous serais reconnaissante de me livrer passage ! Le souper d’ailleurs vous attend !

Mais ils ne s’écartèrent pas.

— Et si moi, s’entêta Antoine, j’avais décidé de vous raccompagner, que cela vous plaise ou non ?

Il tendit une main pour saisir le poignet de Lorenza mais un couple venait d’apparaître.

— Tenterait-on de vous faire violence, ma chère ? Intervint la voix hautaine de la princesse de Conti.

— Auquel cas c’est à moi qu’il appartiendrait de vous en demander raison fit, en écho, celle, tranquille, de Bassompierre. Nous sommes tous deux des amis de Mme de Courcy, ajouta-t-il en caressant sa moustache blonde avec un sourire féroce.

— Inutile d’aller jusque-là ! fit suavement la princesse en passant son bras sous celui de Lorenza tandis que Concini s’éclipsait comme par enchantement. Laissons Monsieur de Sarrance aller collationner ! En ce qui me concerne, je n’en ai nulle envie ! Cette musique m’a endormie et je rentre chez moi après avoir ramené Mme de Courcy chez elle... Messieurs!