— Elle n’est plus jalouse ?

— Si, hélas ! Mais à force de soins, je suis si bien entré dans les bonnes grâces de Sa Majesté que je pense avoir désormais plus d’influence sur elle...

— Je vous en félicite !

Il se fit alors si triste que la jeune femme se demanda s’il n’allait pas se mettre à pleurer.

— Je vois bien que vous refusez de m’entendre !

— Encore faudrait-il que je sache ce que, justement, je dois entendre.

— Que je suis en passe de devenir... tout-puissant, et que je ne désire rien d’autre que mettre cette puissance à votre service et conquérir au moins votre amitié !

L’apparition inopinée d’une femme voilée de noir qui ne pouvait être que la signora Concini dispensa Lorenza de répondre. En effet, sans dire un mot, elle fondit sur eux, salua la jeune femme d’un signe de tête et prenant son époux par la manche, lui déclara qu'elle avait à lui parler de choses sérieuses avant de repartir d’où elle était venue en l’entraînant derrière elle...

Il y eut un moment de silence puis un éclat de rire fusa.

A sa grande surprise, Lorenza vit la princesse de Conti qui, jusqu’à présent, ne lui avait jamais accordé plus d’attention que si elle appartenait au mobilier de la Reine et non au cercle de ses dames... Elle était avec sa mère, la duchesse de Guise, et Mme de Montpensier, l’une des trois amies de Marie de Médicis. Aussi intelligente que belle et aussi maligne qu’intelligente, elle avait eu jadis l’idée géniale de faire le voyage de Marseille pour aller accueillir la nouvelle Reine sur la fastueuse galère qui l’avait amenée en France, ce dont Marie lui était d’autant plus reconnaissante que son esprit, pas toujours bienveillant, en faisait une compagne amusante. Mariée depuis cinq ans au prince de Conti qui était sourd et tellement bègue qu’il en était à peine compréhensible, mais qui lui apportait le titre d’Altesse royale - elle était ainsi la cousine du Roi -, elle ne s’était occupée de lui que le temps de lui faire une fille qui n’avait pas vécu et, depuis, s’offrait de multiples coups de cœur. Bassompierre qui devait demeurer l’amour de toute sa vie était l’un d’eux. Ce sentiment profond, caché même, était payé de retour : il accumulait les maîtresses, comme elle les amants, mais le lien demeurait solide10. Leur goût commun pour les arts, les lettres et la culture - Bassompierre parlait cinq langues dont le latin et le grec et Louise-Marguerite protégeait les poètes - faisait qu’après l’amour, ils abordassent d’autres sujets que la pluie et le beau temps. Enfin Henri IV avait eu un faible pour elle au point de songer au mariage mais on avait assez vite abandonné la question : l’union de la fille d’Henri de Guise - le Balafré, chef de la Ligue ! - avec le successeur d’Henri III, qui l’avait fait occire à Blois mais s’était fait ensuite assassiner par un de ses séides, risquait de n’être pas appréciée du petit peuple !

Telle était celle qui venait de rire. Lorenza, qui n’ignorait pas son esprit mordant, crut qu’elle se moquait d’elle et se raidit.

— Puis-je savoir ce qui vous amuse tellement, Madame la princesse de Conti ? demanda-t-elle sur la défensive.

— Pas vous, n’ayez crainte ! J’aurais plutôt tendance à admirer votre courage. En revanche, j’ai apprécié les préliminaires de la scène de ménage dont la Galigaï va gratifier son sémillant époux. Heureusement que les murs de ce palais ne manquent pas d’épaisseur !

— Une scène pour m’avoir adressé quelques paroles... que je n’ai nullement appréciées ? Le fait que nous soyons nés, lui et moi, à Florence ne l’autorise pas à cette espèce de... familiarité plutôt déplaisante !

— Le contraire m’aurait étonnée. Vous êtes de trop bonne race ! Mais...

Redevenue sérieuse, elle se rapprocha.

— Croyez-moi et évitez-le le plus possible ! La mort de notre bon Roi va lui permettre de laisser libre cours à toutes ses ambitions et il a les dents d’autant plus longues que la Reine le voit... avec plaisir, si ce n’est davantage !

— J’ai l’impression pourtant que sa femme le tient en lisière !

— Elle en est folle, donc jalouse en proportion. La seule chose qu’elle accepterait... peut-être, c’est une aventure avec la Reine dont je ne crains pas d’avancer qu'elle est son âme damnée, la conseillère indispensable et redoutable parce qu’elle agit dans l’ombre. En fait, c’est elle la plus dangereuse. Si ce cuistre s'avisait de vous faire la cour, il faudrait vous garder de tous les côtés.

— Soyez sans crainte, j’aurai vite fait de le décourager!

— N’en soyez pas si sûre ! Repartit la princesse soudain grave. Tant que le Roi vivait c’était tâche facile mais, à présent, la sottise de la Reine et l’habileté de sa femme vont le rendre omnipotent ! Alors, prenez garde ! Il est de ceux dont on peut craindre le pire !

— Merci, Madame la princesse, murmura Lorenza, touchée. Merci de tout mon cœur mais, pourquoi cette sollicitude ?

— Parce que j’aime le courage. Jusqu’à nouvel ordre, nous ne changerons rien à nos relations mais, si vous aviez besoin d’aide, sachez que j’habite, près de Saint-Germain-des-Prés, une partie de l’ancien palais parce que mon époux perçoit les revenus de l’abbaye. Ce qui nous vaut une certaine autonomie. Au cas où vous vous trouveriez dans une situation inquiétante, vous y seriez accueillie. Et dites mon amitié à Mme de Royancourt ! Il se trouve que je l’aime beaucoup.

Sans attendre d’autres remerciements, Louise de Conti adressa un sourire d’encouragement à la jeune femme et quitta l’appartement royal. Lorenza en eût volontiers fait autant mais la Reine, que les affaires de l’Etat n’intéressaient guère, y revint peu après, ramenant dans son sillage le duc d’Epernon avec qui elle discutait de la peine qu’il convenait d’appliquer au régicide.

— La loi veut qu’il soit écartelé, Madame ! Ce n’est déjà pas si mal !

— Ce n’est pas suffisant ! Songez que sa mort brise mon cœur, ce qui aggrave sa faute ! Je voudrais qu’il souffre mille morts. Par exemple, on pourrait l’écorcher vif ? proposa-t-elle du ton avec lequel elle eût offert un verre de vin. Cela plairait à mon peuple, je crois ! Et je verrais cela avec plaisir !

Lorenza, qui avait noté le possessif au passage, eut une grimace de dégoût. Elle savait cette femme méchante mais ne lui connaissait pas cette cruauté. Epernon pas davantage, peut-être, car il se hâta de formuler une réserve, à savoir que le supplice lui semblait déjà « satisfaisant » compte tenu du fait qu’il serait précédé de la « question préalable » - sans doute les brodequins qui brisaient les jambes ! - destinée à obtenir les noms des éventuels complices.

— Dois-je comprendre qu’il ne sera pas torturé pendant le procès ?

— Non. Ce que l’on appelle la « question préparatoire » est inutile dans ce cas puisque l’assassin a été pris en flagrant délit !

— Oh ! Que c’est dommage !

Incapable d’en entendre plus, Lorenza sortit discrètement de l’appartement et descendit respirer un peu l’air au jardin. Elle étouffait !

Elle y resta un moment, après quoi, contrainte et forcée, elle se dirigeait vers le Grand Degré quand elle vit Sully en train de discuter avec le colonel de Sainte-Foy commandant les chevau-légers et visiblement très mécontent !

— Mettez-vous à ma place, Monsieur le grand maître ! On m’emprunte mes meilleurs officiers pour les joindre à M. de Praslin envoyé à Bruxelles en « mission spéciale » et je ne les vois pas revenir ! Le jour du sacre, celui-ci m’a répondu qu’ils devaient attendre l’arrivée du Roi mais le Roi est mort et personne ne semble savoir ce que sont devenus MM. de Courcy et de Bois-Tracy ! C’est insupportable !

— Savez-vous quelque chose de cette mission ?

— En gros, ils devaient préparer la fuite de Madame la princesse de Condé quand le Roi approcherait afin de la mettre aussitôt sous sa protection ! Je suppose que l’on sait là-bas que le Roi ne viendra jamais ?...

— Oh oui ! Les échos que j’en ai parlent d’enthousiasme général, de fêtes et de remerciements adressés au Ciel pour avoir abattu l'Antéchrist ! On ne se gêne pas pour célébrer l’événement et la bière coule à flots ! fit le ministre avec amertume. Savez-vous que la Reine veut faire entrer au Conseil le nonce du pape et l’ambassadeur d’Espagne ?

— Elle est devenue folle ?

— Oh non ! Pas vraiment ! Ce qu’elle souhaite obtenir au plus vite c’est le mariage de notre petit Roi Louis avec l’infante et celui de sa fille Elisabeth avec le prince des Asturies ! Elle clame qu’il faut réconcilier tout le monde pour la plus grande gloire de Dieu sans imaginer un seul instant que l’Espagne va régner sur l’Europe et que toute l’œuvre de notre regretté Roi s’en va à vau-l’eau !

— Alors qu’il n’a pas encore été porté à Saint- Denis ? Quelle honte !

— Dites-vous bien qu’au Conseil, c’est elle qui parle mais c’est la voix des Concini que l’on entend !

— Je ne vais tout de même pas aller demander des nouvelles de mes deux gentilshommes à ce... ce...

— Vous ne trouverez jamais le terme convenable ! Le consola Sully avec un triste sourire. En attendant, vous avez eu raison de me parler ! Je vais m’enquérir de ces messieurs auprès de Villeroy... C’est sa partie et il est toujours en faveur. Ce qui n’est pas mon cas ! Seulement ne manquez pas de me tenir au courant si vous apprenez quelque chose de votre côté ! conclut-il avec amertume.

Voyant s'éloigner l’officier supérieur qu’elle ne connaissait pas, Lorenza, qui n’avait pas osé s’approcher pour entendre ce que les deux hommes se disaient, se hâta de rejoindre le ministre tandis que, le pas alourdi par la douleur autant que par la colère, il s'approchait de sa voiture. Au contraire de ce que sa mine laissait craindre, il eut pour elle un sourire.