— ... Naillac... Draillac !... Seigneur ! J’ai oublié ! fit-elle, confuse. C’est trop bête !

— Ça vous reviendra ! Décrivez-le-moi en attendant !

Cela était plus facile. Elle n’avait qu’à fermer les yeux pour le revoir : une sorte de géant roux, une barbe en broussaille, un pourpoint de grosse laine verte fatigué, un regard bizarre d’illuminé.

— Il a dit que M. d’Epernon l’envoyait ?

— Oui. Et si j’ai bien compris ce n’était pas la première fois...

— Comme cet homme venait d’Angoulême et qu’Epernon en est gouverneur, ce n’est pas surprenant. Ce qui l’est davantage, c’est l’entente que cela suppose entre Epernon et la Verneuil. Quand vous étiez chez elle, l’aviez-vous déjà vu ?... Vous le connaissez au moins ?

— Non...

— Bon ! Regardez là-bas près du Vénitien. Ce petit homme mince et sec à la mine dolente, au nez droit, à la barbe pointue, à l’air arrogant ! Il était beau jadis, au temps où il avait gagné le cœur du roi Henri III. La cinquantaine atteinte, il ne l’est plus guère avec son front dégarni mais il se comporte comme s'il l’était toujours ! Il hait le Roi mais s'arrange pour que l’on croie le contraire. Extrêmement riche, couvert de charges et d’honneurs, il a des faiblesses de parvenu et se rend la plupart du temps odieux à force de hauteur !

— Eh bien, fit en souriant Lorenza. Quel portrait ! Vous ne l’aimez guère, on dirait ?

— C’est peu de le dire ! Je l’exècre parce que je suis persuadé que notre Roi n’a pas de pire ennemi que ce petit serpent aussi cruel que vindicatif !

— Je ne l’ai jamais vu. En revanche, il m’est arrivé d’apercevoir Mlle du Tillet au temps de ma claustration et j’en ai été surprise étant donné l’état des relations de la Reine et de la favorite l’an passé !

— Voilà qui clôt le débat ! Elle est la maîtresse d’Epernon depuis des années ! Quant à la dariolette, savez-vous comment elle s’appelle ?

— Jacqueline d’Escoman. Elle faisait tous ses efforts pour renvoyer ce... ce Ravaillac... oui, oui... Ravaillac, voilà le nom !... d’où il venait !

— Je demanderai à ma sœur de tenter d’apprendre ce qu'elle est devenue... Quant à vous, mon enfant, et puisque vous faites partie désormais de ce monde aussi dangereux qu’un sable mouvant sous le brouillard, je vous conjure de faire attention où vous poserez les pieds !

Elle se pencha pour poser un baiser sur sa joue.

— Soyez sans crainte, je me garderai ! Sinon regarder, assister à toutes les étapes de la journée royale en ne parlant que si l’on s'adressait à vous, en saluant à qui mieux mieux et en rendant de menus services tels que passer un mouchoir. Il fallait éviter la moindre initiative. Un rôle muet, figé, moins important que celui d’une des nombreuses tapisseries de l’appartement royal : elles, au moins, combattaient les courants d'air alors que Lorenza devait se contenter de lutter contre l’ennui.

D’abord il fallait être là dès 8 heures du matin, heure à laquelle on ouvrait les rideaux du lit où reposait le couple royal et où l’on apportait le bouillon qui servait de petit déjeuner. Cela, c’était en principe la règle... sauf pour les jours de Conseil où Henri se levait à 7 heures et ceux où son épouse, qui se couchait tard - et donc aimait dormir tard ! -, refusait de se réveiller. Cela amusait Henri et l’agaçait en même temps : il n’hésitait pas, lorsque le programme de la journée l’exigeait, à pousser Madame la Reine hors du lit sans plus de façons, ce qui le faisait rire mais la mettait, elle, de mauvaise humeur jusqu’au soir.

Le Roi disparu, venait le moment des femmes de chambre, Catherine Forzoni et Catherine Salvagia, qui ne venaient pas du dehors puisqu’elles couchaient dans la chambre même, chose qui exaspérait le Roi car il les détestait. Elles passaient alors à la Reine sa chemise de jour, en soie ou en toile fine brodée d’or, ainsi que ses bas - en soie jaune et bleue ! - puis l’un des nombreux jupons qu’elle mettait un temps fou à choisir. Vêtue d’une veste d’intérieur, elle donnait audience aux gens de sa maison : l’intendant et le trésorier prêts à prendre ses ordres.

Venait ensuite la toilette : la Reine barbotait quelques instants avec une grosse éponge dans une cuvette de cristal. Une fois sèche, le visage et les mains enduits d’une crème destinée à conserver leur blancheur, la signora Concini entrait en scène. C’était à elle qu’appartenait le privilège de coiffer la Reine, de choisir la robe qu’elle allait mettre - et Dieu sait s’il y en avait ! - puis les bijoux dont elle possédait une véritable collection sans cesse augmentée, de la parfumer, ce qui demandait mûre réflexion avant que soient aspergés les cheveux, la gorge et l’intérieur des gants. Après quoi, il ne restait plus qu’à fixer la collerette, le plus souvent en point de Venise, et à chausser Sa Majesté.

Etant la seule à qui la Reine n’adressait pas la parole alors qu’elle bavardait parfois avec les autres dames mais, surtout, avec l’indispensable Leonora, Lorenza trouvait à se distraire en observant l’alignement des filles d’honneur toutes vêtues des mêmes robes de toile d’argent ou d’or avec des nœuds de rubans assortis fichés au sommet de la tête et qui, visiblement, s’ennuyaient à mourir.

Ensuite la règle voulait que la Reine rejoigne son cabinet pour les audiences du matin. Cela accompli, on allait entendre la messe à Saint-Germain-l’Auxerrois avant le déjeuner en tête à tête avec le Roi devant un grand concours de peuple et au son de la musique. Enfin... quand il n’y avait pas de brouille dans le ménage ! Ce qui était de plus en plus fréquent.

Au bout d’une semaine, Lorenza n’en pouvait déjà plus tant elle se sentait étouffer.

— Je ne crois pas que je tiendrai encore longtemps, confia-t-elle à la duchesse Diane en rentrant un soir à l’hôtel d’Angoulême.

— Elle est si désagréable que cela ? fit celle-ci qui, depuis que le Roi avait pris feu pour sa nièce, n’était guère la bienvenue chez la Reine.

— Non. En dehors du fait qu’elle n’a pas l’air de me voir - c’est un peu comme si j’étais devenue transparente ! -, elle aurait même tendance à déborder de gaieté. On ne parle chez elle que du sacre, encore le sacre et toujours le sacre ! Et on passe des heures avec tous les fournisseurs dont le talent est désormais voué à magnifier Sa Majesté sur toutes les coutures. En revanche, le Roi, lui, est lugubre !

— Cela peut se comprendre ! Il doit déjà se mordre les doigts d’avoir enfin accepté et, en outre, cette aberration va coûter une fortune au Trésor. Mais vous dites que personne ne vous parle ?

— Parfois Mlle du Tillet, mais sur un tel ton que j’ai l’impression qu’elle se moque de moi !

— Eh bien, tournez-lui le dos ! Mais vous m’étonnez pour Mme de Guercheville ! C’est une femme charmante !

— Il est vrai qu’elle m’adresse parfois un sourire mais elle n’a pas une minute à elle tant on l’accable sous les responsabilités !

— Et la Galigaï ?

— Elle ne parle à personne en dehors des ordres à donner à tous ceux et celles qui dépendent de sa charge de dame d’atour. Sa tâche achevée, elle regagne son appartement et n'en sort que si on la rappelle. On murmure qu’elle a de longs conciliabules avec la Reine... mais la nuit !

— Et du côté des hommes ? Vous tient-on aussi en ostracisme ?

— Non. J’ai reçu la bénédiction du Grand Aumônier, Mgr de Bonzi, qui est florentin lui aussi, et de quelques autres prêtres. Vous n’ignorez pas, bien sûr, que la maison religieuse de Sa Majesté est nombreuse. On me presse d’ailleurs de prendre un confesseur, Jésuite de préférence et j’avoue...

— ... Que vous vous méfiez ? Vous avez raison. Je ne suis pas certaine que tous respectent le secret de la confession. Non que je redoute la révélation des noirceurs de votre âme, mon enfant, ajouta-t-elle en riant, mais laissez-moi ce soin ! Je me charge de vous trouver l’oiseau rare : à la fois honnête, bienveillant et inattaquable. Avez-vous vu le Roi ?

— Chaque jour, comme le reste de la Cour. Il me gratifie d’un mot en passant avec un bon sourire mais ne s’attarde pas. En dehors des heures réglementées par le protocole, on le voit moins chez la Reine. Même le soir où il s’enferme avec ses proches pour travailler à préparer sa guerre. On raconte même que la date du départ est choisie. Ce sera le 19 de mai...

— Alors que la Reine sera couronnée le 13... Ainsi la décision est prise ! J’avoue que je n’y croyais pas vraiment. D’autant moins que le marquis de Praslin, Courcy et Bois-Tracy sont encore à Bruxelles...

— Ils sont peut-être sur le chemin du retour ? Oh, Madame la duchesse, je ne vous cache pas que je suis inquiète. Cette ambassade me paraît étrangement longue !

— Parce que votre Thomas vous manque ?

— Oh oui ! D'autant plus s'il ne revient que pour repartir guerroyer...

Elle en avait les larmes aux yeux... Mme d’Angoulême se pencha pour lui tapoter la joue.

— Décidément la Cour ne vous réussit pas ! Il s'en faut de deux mois et ils ont le temps de rentrer. D'ailleurs l'archiduc Albert a trop le sens du pouvoir pour en abuser en retenant contre son gré un ambassadeur dûment accrédité ! Rassurez-vous sur ce point ! Rien d'autre à m'apprendre ?

— Ah si ! Se souvint la jeune femme dont le visage s'éclaira. J'ai eu l'honneur de rencontrer Monseigneur le Dauphin, qui vient chaque matin saluer sa mère flanqué de son gouverneur, M. de Souvré, mais aujourd’hui il m’a parlé.

Depuis le début de l’année, en effet, le Dauphin Louis, qui allait sur ses neuf ans, avait quitté la pouponnière du château de Saint-Germain où l’on élevait pêle-mêle les enfants de la Reine et les rejetons des diverses favorites afin d'entamer son éducation de futur roi, ce qui l’avait empli de joie. S’il avait de l’affection pour ses cinq frères et sœurs, Elisabeth, Christine, Nicolas, Gaston et Henriette-Marie - cette dernière âgée seulement de cinq mois ! -, il détestait d’instinct et méprisait ouvertement les bâtards de Gabrielle d’Estrées, les jeunes Vendôme dont l’aîné s’était marié l’année précédente ! -, ceux d’Henriette d’Entragues, de Jacqueline de Moret et d’une certaine Charlotte des Essarts qui n’avait guère compté.