— Simple mais fichtrement moins amusant ! Un vrai gâchis alors que j’entends savourer chacune des minutes à venir !

Lentement, marche après marche, l’homme achevait de descendre l’escalier mais ne prit plus soin de déguiser sa voix. Ni sa personne… Aldo vit venir à lui, une main au fond d’une poche et l’autre tenant une cigarette allumée, un grand jeune homme – pas plus de vingt-cinq ans ! – dont les courts cheveux d’un blond presque blanc contrastaient avec des yeux qui ressemblaient à des diamants noirs profondément enfoncés sous des sourcils en surplomb. La bouche eût été belle sans le pli cruel qui en marquait le coin. De même, les traits fins et relativement agréables au repos perdaient leur charme dès que le visage s’animait, tant il exprimait un orgueil à la limite de la fatuité et un universel mépris pour le reste du genre humain. Un visage surprenant ! Pourtant Aldo aurait juré qu’il lui rappelait quelque chose… ou plutôt quelqu’un, mais qui ?

Lorsque l’inconnu eut achevé une descente d’escalier digne d’une prima donna et s’avança dans la lumière cependant flatteuse des chandelles, Aldo eut un instinctif mouvement de recul, comme si un serpent venait de surgir sur son chemin. Et cette fois le petit rire méchant frôla ses oreilles :

— Me feriez-vous l’honneur d’avoir peur de moi ?

— Disons que je suis… seulement surpris ! Vous n’avez rien d’un Mexicain.

— Devrais-je l’être ?

— Cela coulerait de source puisque durant ces semaines écoulées j’ai dû rechercher un joyau aztèque pour des indigènes du pays qui, après s’être emparés, au moyen d’une habile escroquerie au mariage, des biens de Gilles Vauxbrun, m’ont contraint à travailler à leur profit afin de récupérer des émeraudes séculaires volées chez eux depuis environ un demi-siècle. Quand nous nous sommes rencontrés au bois de Boulogne, j’ai pensé que vous étiez à leur solde mais, ne voyant aucun d’entre eux dans ce château qui cependant leur appartient, j’avoue qu’un doute m’effleure…

— Penseriez-vous que je n’ai travaillé que pour moi-même ?

— C’est un peu ça…

À ce moment, la porte de la salle s’ouvrit brusquement et un colosse typiquement yankee, depuis les santiags jusqu’au chewing-gum qu’il mâchait, propulsa aux pieds de son chef un homme recroquevillé, entre deux âges, dont les signes particuliers consistaient à n’en avoir aucun : c’était Monsieur Tout-le-Monde dans toute sa grisaille. L’inconnu n’en eut pas moins une exclamation de colère.

— Que signifie ? D’où le sors-tu ?

— De l’emplacement de la malle arrière sur la voiture. Ce type a dû s’y accrocher en profitant du brouillard quand on a chargé le prisonnier à Saint-Jean et il a essayé de se cacher dans le parc mais Slim l’a vu et l’a alpagué…

Les yeux trop brillants du malfrat tournèrent dans la direction d’Aldo :

— C’est à vous ? Ce… cet avorton ?

— Jamais vu ! lâcha celui-ci qui venait de noter au passage son statut de prisonnier.

— Comme c’est facile à croire !

Mais « l’avorton » était loin d’être à bout de ressources et se relevait en s’époussetant de son mieux :

— Monsieur Morosini dit la vérité : il ne m’a jamais vu. Ce qui est tout à mon honneur et prouve que je fais bien mon métier !

— Et c’est quoi, ce métier ?

— Je suis détective privé. Alcide Truchon, de l’agence « L’œil écoute », de Paris. Et aussi de Bruxelles où nous avons une succursale. Voyez plutôt !

Et, d’une poche de sa poitrine, Alcide Truchon tira deux cartes dont il tendit l’une à l’inconnu et l’autre à Morosini qui ne cachait pas sa stupéfaction.

— Puis-je savoir pour le compte de qui vous me suiviez depuis…

— … plus de deux mois… et il nous est interdit de révéler le nom de nos clients, précisa le détective en s’efforçant de retrouver sa dignité.

L’inconnu sortit un revolver de son veston et le braqua sur lui :

— Ou tu parles illico ou tu te tairas pour l’éternité ! fit-il d’un ton las.

— Bon. Le baron Waldhaus, de Vienne, a requis nos services pour surveiller les agissements du prince Morosini ici présent dont il soupçonnait la liaison avec sa femme, la baronne Agathe, née Timmermans.

— Encore cette histoire ! protesta Aldo. Mais je la croyais enterrée depuis ce duel ridicule auquel j’ai été contraint !

— Monsieur le baron ne la considérait pas comme une affaire enterrée. Il est plus persuadé que jamais, au contraire, qu’on lui a joué une habile comédie dont s’est mêlée sa belle-mère, Mme Timmermans. J’ai donc reçu des instructions pour m’attacher aux pas du prince et ne le perdre de vue que le moins possible. Ce que j’ai fait !

— Mais c’est de la démence ! s’emporta Aldo. Et si je rentrais chez moi, à Venise, vous seriez prêt à passer des semaines, des mois, voire des années à surveiller ma maison et les miens ?

— Uniquement vous mais le temps qu’il faudra !

— Est-ce qu’il ne serait pas plus aisé… et surtout moins onéreux de suivre la baronne Agathe ?

— Que croyez-vous ? Elle est surveillée, elle aussi ! Comme elle a demandé le divorce, le baron tient à rassembler le maximum de preuves pour avoir barre sur elle et, éventuellement, éviter une séparation qui lui est pénible !

— C’est une histoire de fous !

— Que ce soit ce que ça veut, coupa l’inconnu qui donnait des signes d’agacement depuis quelques instants, cela ne nous intéresse pas ! Désolé, Alcide Truchon de l’agence « L’œil écoute », mais vous allez être séparé de votre précieux gibier sans grand espoir de le revoir. Emmenez-le, ajouta-t-il à l’intention de ses hommes qui avaient apporté le détective.

— On en fait quoi ?

— Mettez-le avec les autres ! On s’occupera de lui après !

— Les autres ? Quels autres ? demanda Aldo qui pensait au jeune Faugier-Lassagne.

— Je ne pense pas que ce soit vos oignons ! Allez ! Emmenez-le ! Nous avons à traiter d’affaires plus importantes que ces sottises…

Il fallut pourtant patienter encore un moment : fort de son bon droit et de sa conscience pure, Alcide Truchon fournit une défense honorable qui réquisitionna trois hommes. On réussit finalement à l’emporter, mais tellement glapissant et fulminant qu’on dut en venir à le bâillonner. Tant qu’il se fit entendre, le chef se tint la tête comme si ces cris lui faisaient mal.

— Je ne supporte pas d’entendre hurler, admit-il quand l’organe perçant du détective se fut éteint. À présent, à nous deux ! Vous avez le collier ?

— Vous avez Gilles Vauxbrun ?

— Il n’est pas ici !

— Où est-il ?

— Je vous le dirai plus tard !

— Pourquoi, alors, ce rendez-vous à l’autre bout de la France quand nous étions convenus de Paris ?

— Rien n’était convenu…

— Sinon que l’on me remettrait Vauxbrun en échange des émeraudes. Je les ai ! Rendez-moi Vauxbrun !

— C’est impossible ! il n’a pas supporté sa captivité et…

— Enfermé dans une caisse au fond de sa propre cave, qui aurait survécu à pareil traitement ?

Les yeux de l’autre s’agrandirent :

— Vous le saviez ?

— C’est moi qui l’ai découvert.

— Vous le saviez et pourtant vous êtes venu avec le collier ? Ou est-ce un coup de bluff ?

— Ce n’est pas la première fois que je traite avec des gens malhonnêtes…

— Ce qui signifie que vous m’avez trompé, que vous n’avez pas les émeraudes et que vous espériez me prendre au piège…

— Enlevez-moi ces menottes, vous verrez bien !

Sur un signe impératif, l’un des sbires délivra les poignets d’Aldo qui sortit alors de la poche à fermeture Éclair ménagée dans la doublure de sa veste en whipcord le sachet de daim noir dont il fit glisser le contenu sur le brocart ancien recouvrant le guéridon voisin :

— Les voici !

Il y eut un silence total. Chacun des hommes présents retint son souffle. Sous les feux du chandelier à dix branches posé près d’elles, les émeraudes de Montezuma se mirent à irradier d’une incomparable lumière verte. Un instant, le bandit lui-même parut changé en statue tandis que se dilataient ses sombres prunelles. Et la main qu’il tendait vers les pierres tremblait d’excitation. Mais Aldo fut plus rapide : en un tournemain il escamota les joyaux puis recula jusqu’à s’appuyer à la cheminée.

— Un moment ! Elles ne sont pas faites pour des pattes sacrilèges. N’oubliez pas qu’il s’agit de pierres sacrées… Avant de poursuivre d’ailleurs et puisque vous avez tué Vauxbrun, je veux savoir quelque chose.

— Quoi ?

— Ce qui s’est exactement passé le jour du mariage et l’explication de l’incroyable comportement de Vauxbrun.

L’autre haussa les épaules :

— L’explication est facile dès l’instant où la drogue entre en jeu, et surtout avec un homme quasi prosterné devant sa fiancée. Quand on l’a rejoint, rue de Poitiers, il n’y a eu qu’à lui dire que Don Pedro acceptait, pour l’aider, de lui prêter le collier mais qu’il fallait passer le prendre au Ritz. On serait juste un peu en retard à l’église, mais il ferait patienter. Une fois en sa possession, nous avons exécuté notre plan et il s’est retrouvé prisonnier.

— Vous êtes de fieffés misérables ! Et la chaussure retrouvée près de la Mare-aux-Fées ?

— Un petit plus pour la police ! On avait d’ailleurs jeté la deuxième de l’autre côté de la route dans un buisson. Amusant, non ?

— Je ne trouve pas. Mais, pour en revenir aux émeraudes, sachez que vous n’êtes pour moi que de simples intermédiaires.

— D’où tenez-vous cette fable ?

— De ce que j’ai appris de la bouche du véritable propriétaire, Don Pedro Olmedo de Quiroga. Et comme cette maison appartient à sa tante Doña Luisa de Vargas y Villahermosa où je suppose qu’il se trouve en famille, je vous serais obligé d’aller le chercher. C’est à lui seul que j’entends remettre ces émeraudes…