L’impression revint en force quand on se retrouva le lendemain après-midi à la mairie du VIIe arrondissement pour le mariage civil… et en très petit comité : les deux fiancés et les quatre témoins. Pour Doña Isabel, son oncle et son cousin, et pour Gilles, qui n’avait aucune famille, son assistant et fondé de pouvoir Richard Bailey, un Anglais d’une soixantaine d’années dont Aldo appréciait la courtoisie parfaite, la culture et le sens de l’humour. Sa jaquette anthracite et son pantalon rayé – comme ceux d’Aldo lui-même ! – tranchaient sur le noir absolu arboré par les Mexicains. À l’identique de la mariée – longue pelisse de velours ourlée de renard noir et toque assortie, elle n’arborait d’autre couleur que le blanc laiteux des perles en poire de ses oreilles. Quant à Vauxbrun, naturellement, il s’était conformé à la majorité et semblait se fondre dans l’ensemble.

Cela constaté, Aldo ne s’y attarda pas, confondu par la rare beauté de la jeune fille devant laquelle son ami semblait en adoration perpétuelle. Plus qu’à un fiancé heureux, il ressemblait à un croyant devant la statue d’une sainte, figée elle-même dans une vie intérieure inaccessible au vulgaire.

Avec ses longs yeux noirs dont les paupières se relevaient rarement, le visage d’Isabel, que semblait tirer en arrière la masse d’une épaisse chevelure brillante coiffée en bandeaux et nouée en un épais chignon sur la nuque, évoquait quelque divinité féline par sa forme légèrement triangulaire. Le teint était d’ivoire, légèrement rosé aux pommettes, la bouche d’un beau corail clair était bien dessinée, pulpeuse juste ce qu’il fallait sous la noblesse fière d’un petit nez parfait, soulignée aux coins des lèvres d’un pli orgueilleux. Quant au sourire, impossible d’en juger : consciente peut-être de la gravité de l’instant, Doña Isabel ne l’offrit à personne. Ni à son fiancé, ni au témoin de celui-ci quand on le lui présenta. Elle se contenta de le regarder rapidement en se déclarant enchantée, sans qu’il soit possible de déchiffrer la moindre impression dans l’insondable profondeur du regard… Si insondable que l’on pouvait se demander s’il n’était pas vide.

Ses parents n’étaient pas plus récréatifs. Don Pedro Olmedo de Quiroga, l’oncle, ressemblait au portrait d’Olivares par Vélasquez. Quant à son fils, le cousin Miguel, il ressemblait à Isabel en plus viril. Son nez était carrément arrogant et sa lèvre méprisante. Seule concession à la festivité du jour dans leur vêture funèbre : les épingles de cravate. Don Pedro avait choisi un joli diamant et son fils un rubis. Manquait la grand-mère, Doña Luisa de Vargas y Villahermosa, qui n’avait pas jugé utile de venir se geler les pieds dans une mairie républicaine. L’église du lendemain lui suffirait.

Autre entorse à la tradition, aucune réunion, aucun partage du sel et du pain n’était prévu pour les deux familles, même s’il était d’usage, en France – et ailleurs ! – de faire suivre le mariage civil d’un déjeuner ou d’un dîner. Quant à l’habituel enterrement de vie de garçon, Vauxbrun n’en avait pas soufflé mot. C’eût été pourtant la moindre des choses pour les noces du plus brillant célibataire de Paris. Les fiancés dûment unis selon la loi, on se sépara en échangeant des saluts compassés. La colonie « mexicaine » augmentée de Vauxbrun regagna le Ritz. Richard Bailey n’étant pas d’un naturel bavard, Morosini n’essaya pas de lui demander ce qu’il pensait de l’événement. Il en sut assez quand le digne Anglais, en le saluant, leva les yeux au ciel avec un soupir. Il retournait veiller sur les destinées du magasin d’antiquités de la place Vendôme – à cinquante mètres du palace – et Aldo, de plus en plus perplexe, rallia la rue Alfred-de-Vigny.

— Jamais rien vu de pareil ! déclara-t-il, tandis que Cyprien, le vieux maître d’hôtel de la marquise, le débarrassait de son manteau, de son chapeau et de ses gants. Il faut vraiment que Gilles soit mordu pour se jeter tête baissée dans cet Escurial ambulant ! Tiens ? Tu es là, toi ?

L’apostrophe s’adressait à son ami et compagnon d’aventures habituel, Adalbert Vidal-Pellicorne, égyptologue de renom et, à l’occasion, agent secret et même cambrioleur mondain quand la nécessité s’en faisait sentir. Ce qui lui valait une place de choix dans l’amitié de la marquise de Sommières.

— À ton avis ? fit-il en dépliant sa longue silhouette pour atteindre la bouteille de champagne dans son rafraîchissoir et en verser une coupe à l’arrivant. Dis-nous plutôt comment est la demoiselle !

— Aucune de vous ne l’a encore jamais vue ? demanda-t-il tandis que son regard se posait sur les occupantes du jardin d’hiver où Tante Amélie aimait à tenir ses assises au milieu des plantes vertes, des fleurs et des meubles en rotin blanc à coussins de chintz.

Octogénaire depuis peu mais droite comme un I dans des robes princesse à guimpe baleinée sous une collection de sautoirs précieux, coiffée d’une couronne de beaux cheveux blancs où s’attardaient quelques mèches rousses, la marquise ne manquait ni de majesté jointe à une certaine grâce, ni d’une solide dose d’humour dont elle jouait pour déguiser ses sentiments intimes.

Auprès d’elle se tenait Marie-Angéline du Plan-Crépin, lectrice, cousine et âme damnée, si l’on pouvait ainsi qualifier une aussi pieuse personne assidue à la messe de six heures à l’église Saint-Augustin d’où elle tirait une foule de renseignements lui permettant de ne rien ignorer de ce qui se passait dans le quartier, voire plus loin. Sous une toison d’un blond terne qui lui donnait l’apparence d’un mouton monté en graine, la noble demoiselle – elle ne laissait ignorer à personne que ses ancêtres avaient « fait » les croisades – cachait une culture quasi encyclopédique, des talents surprenants, un cœur grand comme Saint-Pierre de Rome et une tendance marquée à se mêler de ce qui ne la regardait pas. Ce qui lui avait permis par le passé d’apporter une aide non négligeable à ses deux héros préférés, Aldo Morosini et Adalbert Vidal-Pellicorne.

— Où veux-tu que nous l’ayons vue ? fit la marquise en haussant les épaules. Elle vivait à Biarritz, si j’ai bien compris, et nous avons appris son existence en même temps que le mariage il n’y a pas trois semaines ! On a l’impression que cette passion est tombée sur le crâne de ce pauvre innocent de Vauxbrun comme une cheminée un jour de grand vent !

— Il y a de ça, approuva Aldo, songeur. Une chose est certaine : il n’est plus le même. Dieu sait que je l’ai déjà vu tomber amoureux, mais jamais à ce point ! C’est plus que de la dévotion ! On dirait qu’il vit prosterné devant elle. Il est vrai qu’elle est assez exceptionnelle !

— Ah, il était temps ! soupira Marie-Angéline. Avec toutes ces digressions, je me demandais si nous allions un jour en arriver là. Et si vous consentiez à être un peu plus explicite ?

— Que pourrais-je dire ? Évoquer les plus beaux Goya, les plus beaux Titien, les plus beaux Boldini ne servirait à rien parce qu’elle est différente. La beauté la plus pure avec une teinte d’exotisme…

Mme de Sommières fronça les sourcils :

— Eh bien ! Voilà de l’enthousiasme ! dit-elle d’un ton mécontent. Si je te comprends, elle représente un danger pour tous les hommes qui l’approchent ?

Devinant l’inquiétude qu’elle n’exprimait pas, Aldo lui sourit et se pencha pour poser un baiser sur sa joue poudrée :

— Pas pour moi !

— Et pourquoi, s’il te plaît ? Tu es si enthousiaste !

— Parce qu’elle n’a pas l’air de vivre…


On se retrouva devant Sainte-Clotilde le matin suivant et, comme Gilles Vauxbrun n’avait aucune famille à l’exception de lointains cousins qu’il ne voyait jamais, le maître de cérémonie conduisit le groupe au premier rang, côté droit de la nef, Adalbert comme les autres, bien que le fiancé et lui ne fussent pas liés par une grande amitié. Il y avait déjà affluence et le bedeau, armé d’un balai en paille de riz, s’activait à faire disparaître du beau tapis rouge les quelques traces de pas encore visibles. Assistance ô combien élégante ! Le célèbre antiquaire faisait partie du Tout-Paris et nombre de personnalités étaient présentes. Certaines venaient de Versailles et la famille Morosini retrouva avec plaisir ceux avec qui l’on avait vécu l’exposition de Trianon et les aventures des « larmes » de Marie-Antoinette. Il y avait là lady Mendl, Mme de La Begassière, le général de Vernois en grand uniforme, sa femme entortillée de chantilly chocolat et le couple Olivier et Clothilde de Malden, toujours aussi charmants. Cette réunion était un plaisir et on échangea quelques propos à voix contenue, tout en observant ceux qui arrivaient. Parmi eux, plusieurs figures nettement hispaniques que nul ne semblait connaître. Sur le côté gauche de l’église, les chaises et les prie-Dieu réservés à la famille de la mariée demeuraient vides.

— Dis-moi un peu, chuchota Vidal-Pellicorne à Morosini, c’est bien toi le premier témoin ?

— Exact.

— Comment se fait-il que tu sois avec nous ? Ne devrais-tu pas accompagner l’heureux époux ?

— Non. Il a préféré venir seul. Comme le déjeuner et la réception ont lieu chez lui, dans son hôtel de la rue de Lille, il voulait être seul pour donner les derniers ordres et le dernier coup d’œil. Tu sais à quel point il est minutieux, précis et…

— … et d’une exactitude d’horloge, acheva Adalbert en tirant sa montre. En ce cas, il devrait être en train de poser le pied sur le tapis rouge. Il est midi pile !

— Tiens, c’est vrai ! Mais voilà le cousin Miguel ! Je suppose que la douairière qu’il escorte est la grand-mère Doña Luisa ? Elle ne manque pas d’allure !

— À condition d’aimer l’art olmèque, elle est parfaite, chuchota la marquise. Elle me rappelle ces énormes têtes de pierre posées à même le sol que j’ai vues lors d’un voyage au Mexique il y a déjà pas mal d’années. C’était à…