N’ayant que le minimum de bagages, il eût par beau temps parcouru à pied la distance entre la gare et le Dam pour respirer l’air chargé d’iode de la mer du Nord en se mêlant aux nombreux passants, mais certes pas sous cette pluie désespérante. Aussitôt arrivé, il fila au bar boire un grog brûlant puis, nanti d’une chambre où l’acajou s’harmonisait avec les cuivres étincelants et le velours vert foncé, il se fit couler un bain bouillant, en ressortit rouge comme un homard, s’enveloppa d’un peignoir en épais tissu éponge et, pour finir, fit monter pour son dîner la traditionnelle soupe aux pois cassés – plat des plus complets avec ses saucisses, ses pieds de porc, son lard et ses divers légumes –, suivie de minces tranches d’édam, d’un café et d’un vieux genièvre. Après quoi, il avala deux comprimés d’aspirine et se mit au lit en compagnie du livre qu’Angelo Pisani lui avait apporté la veille avec une lettre de Guy Buteau l’assurant qu’au Palais Morosini il n’y avait rien à signaler, qu’aucun visiteur suspect ne s’était présenté, que la maison était un peu vide depuis le départ des enfants, de leur mère, de la fidèle Trudi et de la nourrice qui, après quelques mois, avait relayé Lisa pour nourrir le bébé Marco, au grand soulagement d’un père fort soucieux de la perfection du corps de sa femme… Enfin, Guy rendait compte de plusieurs transactions couronnées de succès…
Cette épître, en replongeant Aldo dans l’atmosphère de sa vie familiale, lui avait été bénéfique. Il l’avait placée en guise de signet à la page du livre représentant les émeraudes devenues son souci permanent mais évita de les contempler trop longtemps, conscient de la difficulté que rencontrerait l’artiste pour les recopier parfaitement et surtout dans le délai imparti… Finalement la fatigue l’emporta et il s’endormit d’un seul coup, oubliant même d’éteindre sa lampe de chevet.
Il n’avait pas davantage fermé rideaux et volets, et ce fut un rayon de soleil qui le réveilla : comme il avait bien dormi, il se sentait ragaillardi. Surtout quand il eut constaté que l’inquiétude pour ses bronches n’était plus fondée. Deux heures après, son livre sous le bras, il se dirigeait au pas de promenade vers le Judenbuurt – le quartier des Juifs – où habitait évidemment Jacob Meisel, le magicien en pierres précieuses.
À Amsterdam, l’appellation Judenbuurt n’impliquait nullement l’idée de ghetto ou d’un quelconque monde à part. Les gens de la « Venise du Nord » – un surnom qui agaçait Morosini ! – ayant toujours été totalement étrangers aux préjugés religieux, il ne leur était pas apparu utile de recourir à des circonlocutions hypocrites. De même, les juifs n’avaient jamais cherché à s’identifier ou à éviter de le faire. La question ne se posait pas, tout simplement. Ils étaient venus jadis d’Espagne ou du Portugal, chassés par l’Inquisition, et avaient apporté avec eux leur savoir-faire et leur art du négoce. Ils contribuèrent avec succès aux entreprises commerciales avec les Indes, fondèrent des librairies dont les ouvrages en hébreu se répandirent dans toute l’Europe et furent suivis d’autres en différentes langues, éditant des livres passés en contrebande parce que interdits ailleurs. Enfin l’industrie du diamant constituait un autre secteur juif et la fameuse maison Asscher, qui eut l’honneur de tailler le plus gros diamant du monde, le Cullinan, dont la partie la plus importante brille sur le sceptre des rois d’Angleterre, occupait une sorte de château féodal en briques rouges avec créneaux et merlons se situant à la lisière du Judenbuurt. Ses ouvriers logeaient aux alentours, dans des rues aux noms évocateurs : rue de l’Émeraude, du Saphir, de la Topaze, du Rubis. La ségrégation était à ce point inexistante que Rembrandt habita le quartier, juste en face de la maison du rabbin, durant quelques années, ainsi qu’en témoigne La fiancée juive, l’une de ses plus belles toiles(17).
Jacob Meisel habitait, dans la Judenbreestraat, une belle vieille maison à pignon « en cloche » et la porte fut ouverte au visiteur par une jeune fille aux joues roses dont le bonnet et le tablier blanc soigneusement amidonné semblaient nés en même temps que le logis. En réponse à son sourire, à son regard interrogateur, Aldo, qui ne parlait pas le néerlandais, usa de l’anglais pour demander si le maître de maison acceptait de le recevoir et tendit une de ses cartes de visite sur laquelle il avait spécifié qu’il était envoyé par Louis de Rothschild. Il fut aussitôt introduit dans un long couloir pavé de carreaux blancs et noirs, étincelants de propreté, qui filait jusqu’à une haute fenêtre dont on avait l’impression qu’elle était au moins à un kilomètre. C’était typique des anciennes maisons, accolées les unes aux autres, qui rattrapaient en profondeur leur peu de largeur. L’impression d’entrer dans un Vermeer.
La jeune fille s’esquiva mais revint rapidement, invita Morosini à la suivre, le menant presque au bout du couloir, et l’introduisit dans une pièce dont la large fenêtre à petits carreaux donnait sur un jardin. Les massifs meubles anciens, les faïences de Delft et les tentures tissées qui avaient fait, jadis, le voyage de Sumatra accentuaient l’impression de retour au passé. Fugitive, parce qu’un homme déjà âgé dont le front dégarni s’entourait de rares cheveux gris s’était levé de sa table à écrire pour venir à sa rencontre :
— Soyez le très bien venu, Monsieur le prince ! Les amis du baron Louis sont chez eux dans ma maison et je suis heureux de connaître celui qui a si souvent risqué sa vie pour reconstituer le Grand Pectoral…
— L’un de ceux, corrigea Aldo en serrant la main qu’on lui tendait. Sans Adalbert Vidal-Pellicorne… et sans vos pierres si merveilleusement imitées, je n’en serais jamais venu à bout.
— Qui peut savoir ? Mais prenez place, s’il vous plaît, et dites-moi ce qui me vaut une si heureuse visite… Puis-je vous offrir du thé, du café, du chocolat ?
— Votre choix sera le mien, murmura Aldo en s’asseyant sur un siège d’ébène garni de coussins jaunes… et en luttant désespérément contre une soudaine envie de pleurer parce qu’il venait de s’apercevoir que la manche gauche du vêtement de laine brune de Jacob Meisel pendait à son côté. Vide !…
Cet homme souriant au visage affable, aux doux yeux gris, à la voix chaleureuse, était manchot. Jamais plus il ne pourrait réaliser l’exploit qu’il s’apprêtait à lui demander !
En dépit de son habituel empire sur lui-même, sa déception dut transparaître sur sa figure car, en reprenant sa place, Meisel dit :
— L’accident qui m’a privé de ce bras est relativement récent. Le baron Louis n’est pas au courant…
— Que vous est-il arrivé ?
— Une affaire stupide, il y a six mois… Sur les quais, une voiture de livraison m’est passée dessus : il a fallu m’amputer mais j’espère pouvoir porter, bientôt, une prothèse… Vous êtes très désappointé, n’est-ce pas ?
— Je suis surtout désolé, comme le sera le baron, qu’un sort malheureux vous ait infligé cette épreuve !
— Oh, il y a pire ! Je ne suis plus jeune et ma femme, mes enfants ne savent que faire pour m’aider… Voulez-vous un peu de genièvre dans votre café ? Quelque chose me dit que vous en avez besoin ?
Devant la petite flamme d’humour qui pétillait dans les yeux du lapidaire, Aldo ne put s’empêcher de rire :
— Vous lisez en moi comme dans un livre ! Ce sera avec plaisir…
Le café était bon et l’alcool ajouta à son parfum. Ils en burent deux tasses puis Meisel reprit :
— Votre cas n’est peut-être pas désespéré ! Dites-moi ce qui vous amène ?
— Ainsi que vous le savez, j’ai eu en main certaines des pierres que vous avez copiées si magistralement. À commencer par l’Étoile bleue, le saphir wisigoth qui a jadis coûté la vie à ma mère, et, sur le conseil de Rothschild, je voulais vous demander de réaliser pour moi cinq émeraudes bien particulières que je croyais disparues depuis le XVIe siècle et qui viennent de reparaître de la façon la plus désastreuse qui soit…
— Lesquelles ?
Morosini ouvrit sa serviette, en tira le livre dont la vue fit sourire Meisel :
— Ah ! Le Harper ! Je l’ai aussi ! Simon Aronov m’en avait trouvé un exemplaire…
— Encore un de ses exploits ! Selon moi, il ne doit en rester que cinq ou six au monde !
— Mais de quoi n’était-il pas capable ? Une sorte de génie l’habitait. Et puis il a disparu un jour sans que je puisse réussir à savoir ce qui lui était arrivé…
— Moi, je peux vous le dire puisque c’est moi qui ai mis fin à ses souffrances…
Et en quelques phrases simples Aldo raconta ce qu’avaient été les derniers moments du Boiteux de Varsovie, à la suite de quoi tous deux gardèrent un silence plein de respect.
— Ainsi, conclut Meisel avec tristesse, me voilà désormais assuré de ne plus le revoir. Je le redoutais mais je gardais espoir.
— Je suis navré de vous avoir ôté cette illusion parce que je sais combien cela peut être apaisant…
— La vérité est toujours préférable… (Puis, revenant au livre ouvert par Morosini à la bonne page :) Avant l’accident, il m’aurait plu de tenter la réalisation de ce travail… mais maintenant… ajouta-t-il avec un regard sur sa manche.
Aldo cependant se refusait à renoncer :
— N’y a-t-il personne à qui vous ayez pu transmettre votre savoir ? Vous avez des enfants ! Des fils peut-être ?
— J’en ai un, effectivement, mais les pierres ne l’intéressent pas. Il a choisi de servir le Seigneur et je ne peux que m’en réjouir. C’est une bénédiction pour une famille…
Il n’empêchait que l’ombre d’un regret perçait dans sa voix et son visiteur ne voulut pas y ajouter en évoquant la possibilité d’un élève. On le lui aurait déjà conseillé. Il referma le livre, le remit dans sa serviette et se leva :
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