— Qu’en avait-elle fait ?

— Elle en a donné, dont celui que je vous montrerai dans un instant – mais je refuse de le vendre. Cela doit rester bien entendu entre nous ?

— Je le déplore naturellement mais ce n’en sera pas moins, pour moi, un privilège ! fit Aldo cachant sa déception sous un sourire. Que sont devenus les autres ?

— Vous voulez parler de la collection ou des derniers ?

— Commençons par la collection. Nous finirons comme il se doit par les derniers !

— On lui en a volé dans les débuts de son mal où elle était autant dire captive des Autrichiens dans une dépendance du château de Miramar. D’autres ont disparu lors de l’incendie qui a détruit le château de Tervueren où la reine Marie-Henriette l’avait installée après l’avoir ramenée en Belgique. Elle en a elle-même brisé plusieurs au cours des terribles crises qui la retranchaient du monde.

— Elles étaient fréquentes, ces crises ?

— Davantage vers la fin, bien sûr ! Et parfois très pénibles. Elle devenait un animal furieux, griffant et mordant les téméraires qui l’approchaient. Et pourtant, dans ses périodes de rémission, c’était une dame charmante, s’intéressant aux arts et aux fleurs de son jardin. Toujours tirée à quatre épingles et soucieuse de son aspect. Vous devez savoir qu’elle est morte octogénaire, mais elle avait conservé une fraîcheur qui faisait notre admiration. Elle avait été très belle et le restait.

Il y avait une tendresse dans la voix de cette femme, qui, cependant, avait eu à pâtir des fameuses crises. La mince cicatrice qu’elle portait à la joue gauche en était sans doute la preuve mais il se garda de poser la question, se contentant de remarquer :

— Comme toutes les princesses belles et malheureuses, elle a maintenant ses dévots, presque sa légende. J’ai pu m’en rendre compte au château de Bouchout où j’étais récemment. Ce qui m’a permis de contempler, dans la maison du gardien, l’un des éventails que ces braves gens exposent comme un objet de piété. Est-ce l’un des derniers dont vous parliez, Madame ?

— Non, celui-là, Sa Majesté l’avait donné à Mme Labens peu après ma prise de service… Voulez-vous patienter deux minutes ?

Sans attendre la réponse, elle se leva – il en fit autant ainsi que le voulait la bienséance ! – et s’éclipsa. En revenant, elle tenait en main l’une de ces fameuses boîtes de cuir qu’elle posa sur une table. En sortit un bel éventail d’ivoire gravé d’or dont la feuille était de dentelle blanche légèrement jaunie par le temps.

— Il est joli, n’est-ce pas ? C’était l’un de ceux qu’elle préférait.

— En effet… et d’autant plus émouvant ! Ah, le coffret est semblable à celui de Mme Labens, ajouta-t-il en le prenant sans hésiter.

— Ils étaient tous semblables, quoique de tailles différentes.

Après l’avoir ouvert, Morosini le reposa presque aussitôt. Celui-là aussi était sans secret.

— Puis-je demander à présent ce que vous savez des derniers ?

— C’étaient les plus beaux. Ses sœurs et sa belle-sœur se les sont partagés. La princesse Clémentine Napoléon en a eu un, la princesse de Lonyai, ex-archiduchesse Stéphanie, un autre, un troisième a été envoyé à la fille de la princesse Louise décédée en 1924, un autre encore à Sa Majesté la reine Élisabeth et le dernier… Au fait, je ne me souviens pas à qui on l’a offert. On a dû en décider après mon départ.

— Une princesse de la famille d’Orléans peut-être ?

— Elles ne sont que cousines, et puis laquelle choisir ? Voilà ! Je ne peux pas vous en apprendre davantage. Vous voyez que votre parent devra renoncer à son projet et se contenter de ce qu’il a. Croyez que j’en suis désolée !

L’entretien se prolongea, à bâtons rompus, autour de l’incontournable tasse de café. Aldo rejoignit sa voiture et reprit la route de Paris, non sans avoir hésité à remonter plus au nord, mais il y renonça par découragement et c’était bien la première fois qu’il éprouvait cette sensation désagréable de donner des coups d’épée dans l’eau. Où chercher désormais ?

Il se voyait mal priant une souveraine régnante et trois princesses de le laisser fouiller leurs souvenirs de famille et, moins encore, en cas de succès, trouver un moyen de les délester. Et le temps s’écoulait, un jour après un autre jour… Les trois mois seraient vite usés.

La solution de facilité serait, sans chercher plus loin, de faire passer l’annonce dans la presse et d’aller au rendez-vous qu’on lui fixerait, les mains vides évidemment, mais suivi discrètement par les hommes de Langlois. Une folie ! Ce serait sous-estimer un ennemi qui, sans doute, y avait pensé avant lui, auquel cas, l’entrevue pourrait se transformer en catastrophe. Il risquait d’être tué ou, pis encore, capturé afin de l’obliger à assister au supplice d’un être cher, quel qu’il soit. Le souvenir du petit rire cruel n’était pas près de s’effacer…

C’est alors qu’une autre idée lui vint, tandis que s’étiraient interminablement devant lui les deux cents kilomètres séparant Valenciennes de Paris. Vauxbrun avait été piégé par une copie du collier sacré. Copie que le ravisseur lui-même estimait grossière mais il était peut-être possible d’en faire exécuter une capable de tromper un expert et même plusieurs. Pour cela il fallait retrouver l’artiste que Simon Aronov avait chargé de reproduire les gemmes manquant au Pectoral du Grand Prêtre(15). Aldo n’avait jamais su qui il était ni où il vivait mais en posant les bonnes questions aux bons endroits, il serait plus facile de découvrir sa retraite que de continuer cette course à l’éventail qui avait quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent de ne mener à rien. Et d’abord interroger Adalbert, qui avait travaillé pour le boiteux bien avant leur rencontre…

Revigoré, il appuya sur l’accélérateur et dévora l’espace sans s’arrêter, sauf pour se ravitailler en essence et boire un café.

À huit heures du soir, il stoppait son moteur rue Jouffroy devant le luxueux et sévère immeuble où habitait son complice habituel. La nuit était venue mais un coup d’œil à la fenêtre éclairée du bureau lui apprit qu’il était au logis. Dédaignant l’ascenseur, il escalada en quelques enjambées l’étage sur entresol dont la porte vernie aux cuivres étincelants s’ouvrit devant lui sous la main d’un Théobald visiblement enchanté :

— Oh ! Monsieur le prince ! Monsieur allait passer à table mais j’ajoute tout de suite un couvert !

En veste d’intérieur à brandebourgs en velours usagé et « charentaises » à carreaux, ses cheveux blonds en désordre pour ne pas changer, Adalbert apparut aussitôt et, prenant Aldo par le bras, l’entraîna dans son cabinet de travail :

— Alors, que rapportes-tu ?

— Une déception de plus mais aussi une idée. D’abord, donne-moi quelque chose à boire ! À part deux cafés dans un bistrot de campagne, je n’ai rien avalé depuis ce matin…

Connaissant les goûts de son ami, Adalbert le nantit d’une fine à l’eau puis l’emmena à la salle à manger où Théobald venait d’ajouter le couvert annoncé.

— Ce n’est que du pot-au-feu, ce soir, s’excusa celui-ci.

— À merveille ! Juste ce qu’il convient quand on vient de faire une longue route ! D’autant plus que le vôtre n’est pas celui de n’importe qui !

Tout en savourant le délicieux consommé aux croûtons et les différentes viandes escortées de légumes dont le valet cuisinier composait une sorte de chef-d’œuvre, Morosini relata son voyage éclair et ce qu’il en résultait.

— C’est encore pis que je ne le pensais, conclut l’égyptologue. Ça revient à chercher une aiguille dans une botte de foin ! Voyons ton idée maintenant !

— Saurais-tu par hasard où et par qui notre ami Simon avait fait exécuter, entre autres, les copies parfaites de l’Étoile bleue et du diamant du Téméraire ?

— Il ne me l’a jamais confié ! Tu songerais à faire reproduire ce fichu collier ?

— À l’identique absolu, oui !

— Pas idiot ! Encore faudrait-il savoir à quoi il ressemblait ? Cinq grosses émeraudes, d’accord, mais taillées de façons différentes et séparées par des ornements d’or. Avoue que c’est vague !

— Pas pour moi. J’ai dans ma bibliothèque, à Venise, un vieux bouquin traitant des joyaux disparus et qui est l’une de mes bibles. Il y a tout ! Même les côtes et les nuances des pierres… Je n’ai qu’à aller le chercher.

— Pour le porter à qui ? Je te répète que je ne sais rien de ce véritable artiste qui nous a été d’un si grand secours. Et je ne vois pas qui pourrait nous renseigner. Ceux qui composaient l’entourage immédiat d’Aronov ont été tués.

— Pourquoi celui-là serait-il mort puisque personne n’a jamais rien su de lui !

— Il n’empêche que ton idée débouche malheureusement sur une impasse, philosopha Adalbert en allumant sa pipe dont il tira quelques bouffées, avant d’ajouter : Tu veux un cigare ?

— Plus tard…

— Tu as tort : ça aide à réfléchir…

— Alors, fumes-en un, au lieu de ta pipe de grenadier ! Et, s’il te plaît, tais-toi pendant une ou deux minutes…

Il ne les utilisa pas. Trente seconde à peu près s’écoulèrent avant qu’il n’émette, pensant à voix haute :

— S’il existe quelqu’un sur terre qui peut nous aider, ce ne peut être qu’un seul homme. Celui qui était son meilleur ami, l’unique dépositaire d’au moins une partie de ses secrets…

— À qui penses-tu ?

— Le baron Louis, voyons !

— Rothschild ?

— Évidemment. Souviens-toi ! C’est lui qui m’a permis de rencontrer à Prague le maître du Golem et dont le yacht nous a conduits à Jaffa pour rapporter le pectoral reconstitué.

— Difficile d’oublier son hospitalité. Tu sais où le trouver ?

— Normalement dans son palais de la Prinz Eugenstrasse à Vienne, mais il possède d’autres domaines et il voyage beaucoup…