— En ce cas, pourquoi ne pas être allé au château de Laeken demander à être reçu par la reine Élisabeth ? Vous portez un nom qui ouvre largement les portes et vous pourriez certainement obtenir la liste des personnes présentes à Bouchout au moment de la mort, sans oublier ce qui a peut-être été attribué aux nièces : l’archiduchesse Stéphanie et la princesse Clémentine Napoléon. Vous auriez la possibilité de les rencontrer ?
— J’y ai pensé mais je ne vous cache pas que cela me gêne. En particulier vis-à-vis de la reine. Elle ne s’occupe guère que de musique et du bien-être de ses sujets. Pas de bijoux, et je n’ai pas envie de jouer les boutiquiers auprès d’une femme d’une telle valeur !
Cette fois, Lair-Dubreuil ne put s’empêcher de rire :
— Vous voilà pris en flagrant délit d’amour-propre mal placé. Ah, ce n’est pas toujours facile d’être prince et commerçant ! Mais je vous comprends tout à fait. (Et, redevenant sérieux et baissant la voix :) Puis-je demander si votre recherche a un rapport avec la disparition inexplicable de notre ami Vauxbrun ?
— Exactement. Pardonnez-moi de ne pas vous en dire plus. Je me contenterai de vous avouer que je vis un vrai cauchemar…
— Je m’en doute. À ce propos, quand vous verrez le commissaire Langlois, dites-lui que jusqu’à présent je n’ai pas trouvé trace des tableaux et meubles enlevés de chez Vauxbrun. On a dû les embarquer pour une destination lointaine : les États-Unis par exemple. Ou alors les livrer à un collectionneur privé autant que discret dont ils sont en train de faire le bonheur. Cette histoire-là est à proprement parler insensée mais… pour en revenir à votre problème, je pense être à même de vous trouver au moins les noms de ceux qui ont formé le dernier entourage de l’impératrice.
Aldo ne retint pas un soupir de soulagement :
— Je vous en serai infiniment reconnaissant. Pour l’instant, je vous avoue ne plus savoir de quel côté me tourner…
Mme de Sommières recevant quelques contemporaines à déjeuner, Aldo s’en alla demander l’hospitalité à Adalbert. Non qu’il redoutât la compagnie des vieilles dames, Tante Amélie sachant choisir ses amies, mais dans l’état d’esprit où il se trouvait, il se voyait mal au centre d’une conversation mondaine. Question d’atmosphère ! Celle de l’archéologue lui semblait beaucoup plus reposante.
Elle le fut durant tout le repas mitonné par Théobald ; œufs brouillés aux truffes, carré d’agneau et riz à l’impératrice arrosés d’un remarquable volnay. Après quoi, retirés dans le confortable cabinet de travail d’Adalbert, les deux amis dégustaient un excellent « moka » accompagné d’un armagnac hors d’âge et venaient d’allumer deux cigares « Rey del Mundo » au parfum suave, quand on sonna à la porte. Un instant plus tard, Théobald vint annoncer que son frère Romuald était là.
— S’il est venu en personne, c’est qu’il s’est passé quelque chose d’important, s’écria Vidal-Pellicorne. Qu’il entre. Apporte une tasse et refais-nous du café ! Alors, Romuald ? Quoi de neuf ?
— Je suis venu annoncer à ces messieurs que ma mission rue de Lille vient de prendre fin ! déclara-t-il avec une solennité aussitôt traduite par Adalbert en langage populaire :
— On vous a fichu à la porte ?
— Non pas, Monsieur, non pas ! Nous avons été remerciés il y a deux heures environ.
— Vous employez le pluriel de majesté, maintenant ?
— Monsieur ne me comprend pas ! Don Pedro Olmedo de Quiroga a donné congé à tout le personnel de l’hôtel à la seule exception du concierge qui reste dans sa loge et de Gomez, le valet mexicain de Don Pedro.
— Tout le monde ? s’étonna Morosini. Y compris la cuisinière ?
— Oui ! Mme Vauxbrun et sa grand-mère sont parties hier pour le Pays basque. Don Pedro les a escortées au train. Selon lui, elles sont excédées « par le mouvement incessant des journalistes autour de la maison qu’ils s’obstinent à assiéger » et elles recherchent un calme plus propice à un deuil. Elles doivent d’abord se rendre à Biarritz…
— Bravo pour la tranquillité, remarqua Adalbert. La grande semaine de Pâques va bientôt commencer et on y retrouvera l’Europe entière !
— Monsieur ne m’a pas permis d’achever, remarqua Romuald. J’allais dire qu’elles vont y attendre que les travaux entrepris dans leur château d’Urgarrain soient terminés. J’ajoute que les serviteurs de l’hôtel ont été généreusement rétribués et que, personnellement, en tant que dernier arrivé, j’ai touché trois mois de paie. Les autres ont reçu l’équivalent de six mois…
— Admirable ! apprécia Morosini, sarcastique. Vous oubliez Lucien Servon ? Lui a eu droit à un plongeon dans la Seine avec un parpaing aux pieds !
— Je sais, Excellence ! J’ai lu les journaux. Quelles sont mes directives à présent ?
— A-t-on fait de nouveaux prélèvements au mobilier ? interrogea Adalbert.
— Un seul… mais de taille : un portrait peu connu de Marie-Antoinette par Mme Vigée-Lebrun qui se trouvait dans la chambre de Don… je veux dire de M. Vauxbrun. Il a disparu il y a trois jours, ou, pour être plus exact, trois nuits.
— Curieux, ce déménagement par petits morceaux et toujours de nuit ? remarqua Aldo.
— C’est facile à comprendre, expliqua Adalbert : la présence en plein jour de camions de transport exciterait la curiosité du quartier et ferait jaser.
— De toute façon, on jase, émit Romuald, et singulièrement à la boulangerie à l’heure des croissants du matin. Puis-je redemander à Monsieur s’il a encore besoin de mes services ? ajouta-t-il en s’adressant à Adalbert.
— Pour le moment, non, mon bon Romuald ! Vous allez pouvoir continuer à surveiller la croissance mélodieuse de vos asperges, mais ne quittez pas Argenteuil sans nous prévenir ! Vous pourriez encore nous être utile. En attendant, merci !
Un long moment, les deux hommes fumèrent en silence, enfoncés dans les Chesterfield en cuir noir, légèrement usagés mais tellement confortables. Même après que se fut fait entendre la joyeuse pétarade de la motocyclette de Romuald retourné bichonner son jardin. Finalement, abandonnant un mégot dans un cendrier, Aldo soupira :
— Toi, je ne sais pas mais moi, j’ai bien envie d’aller faire un tour rue de Lille… aux environs de minuit par exemple ?
— Et si je n’avais pas envie de t’accompagner ?
— Ça m’ennuierait fort… mais j’irais ! Tes talents de serrurier vont me manquer !
— Je plaisantais. Il faudrait m’assommer pour m’empêcher d’aller mettre mon nez là-dedans…
Il était un peu plus de minuit quand Aldo gara sa voiture de louage à quelques numéros de l’hôtel Vauxbrun. La rue était calme, silencieuse et presque obscure : le réverbère placé en face de l’ambassade d’Espagne devait avoir eu des problèmes car il ne fonctionnait pas. Ce qui laissait dans l’ombre la maison voisine. Pareillement habillés de noir et chaussés de souples souliers à semelles de crêpe, les deux hommes gagnèrent le portail dans l’intention de s’introduire par la porte piétonne. Adalbert s’apprêtait à extirper d’un sac son assortiment de clefs passées dans un anneau quand Aldo l’arrêta :
— Pas la peine, chuchota-t-il. Le portail n’est que poussé. Regarde !
Appuyant doucement sur le lourd vantail de chêne verni afin d’élargir leur champ de vision, ils purent constater que la cour était encombrée par deux gros camions de déménagement, des authentiques cette fois, autour desquels s’activait sans bruit une noria d’homme vêtus de sombre, transportant des caisses ou des meubles enveloppés de chiffons entre la porte béante de l’hôtel obscur et l’arrière ouvert des véhicules à peine éclairés par des lanternes…
— Ça y est, on embarque tout ! murmura Aldo. Pas étonnant que l’on ait renvoyé le personnel !
— Il doit rester le concierge ? Où est-il ?
— Dans son lit ? Acheté ou drogué ? Ces gens-là m’ont l’air d’en connaître long sur l’art d’abrutir leurs contemporains…
— Et nous ? Qu’est-ce qu’on fait ?
— On attend la fin… et on les suit. Ne serait-ce que pour voir où ils vont.
Ils regagnèrent leur voiture qu’Aldo avança discrètement pour mieux surveiller l’entrée de la maison, allumèrent l’un sa pipe, l’autre une cigarette et attendirent… Ce fut interminable.
— Je parie qu’ils emportent aussi les ustensiles de cuisine, grogna Morosini en tirant son briquet pour la sixième fois. Sans oublier la cave ? Vauxbrun en a une fameuse !
— Pourquoi pas ? ronchonna Adalbert dont les pieds commençaient à geler. Tu n’aurais pas dû en parler ! Je donnerais ma chemise pour un bol de vin chaud copieusement sucré à la cannelle et aux zestes d’orange !
— Courage ! La nuit ne sera pas éternelle et ils partiront sûrement avant l’aube.
— Tu sais à quelle heure se lève le jour en ce moment ?
Enfin, peu avant quatre heures, le premier camion franchissait le portail – au ralenti pour faire le moins de bruit possible ! – suivi par l’autre et, derrière eux, le double battant se referma comme de lui-même.
— C’est ce que je pensais, le concierge est de mèche ! ragea Morosini. Ils l’ont acheté !
— Essaie donc de voir les choses de façon plus objective. Cet homme a reçu un ordre, il exécute, un point c’est tout. N’oublie pas que maintenant ce sont eux ses patrons ! Alors tâche de rester calme quand on viendra l’interroger demain…
— Ah ! Parce qu’on viendra demain ?
— Tu ne le savais pas ? Sacrebleu, Aldo, réveille-toi !
Les feux rouges arrière permettaient de suivre d’autant plus aisément qu’il n’y avait guère de circulation. Ce n’était pas encore l’heure du laitier et des éboueurs… On rejoignit le boulevard Raspail que l’on remonta jusqu’au Lion de Belfort, puis l’avenue et la porte d’Orléans où les camions s’arrêtèrent à l’octroi. Un employé vérifia des papiers avant de les laisser filer avec un vague salut d’un doigt porté au képi.
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