Les yeux allumés, Alderte voulut passer outre mais, brutalement, Cortés lui ordonna de se tenir tranquille :
— Si elles doivent aller à notre empereur, c’est à moi qu’appartient l’honneur de les lui remettre !
— De toute façon, grogna Alderte, cela ne saurait constituer la totalité du trésor de Montezuma ! Active ton feu, bourreau ! Nous allons reprendre…
— Non. C’est terminé. Pour ce soir, du moins… Ce ne sera peut-être plus nécessaire. En menaçant cette femme de brûler son époux à petit feu, on aura une chance qu’elle nous indique où est le reste.
Cependant, la petite princesse s’était traînée sur les genoux jusqu’à Cuauhtémoc devant lequel elle était à présent prosternée, murmurant d’incompréhensibles paroles au milieu de ses sanglots. De toute évidence, elle implorait son pardon. Suivi de Marina, Cortés s’approcha. Le visage de granit aux yeux clos du jeune empereur ressemblait à un gisant de cathédrale mais, soudain, il s’anima :
— Tu as obtenu d’une faible femme ce que tu n’aurais jamais obtenu de moi. Mais ne te réjouis pas. Un crime t’a mis en possession des pierres sacrées. Avant toi, l’empire d’Anahuac était heureux et puissant. À toi et à ceux qui s’en empareront par force, les émeraudes de Quetzalcóatl n’apporteront désormais que la ruine et la mort. Au nom de tous les miens, je les maudis et te maudis avec elles… Seul le retour aux dieux pourrait faire cesser la malédiction. À présent, écartez-vous ! Je veux parler à Tahena.
On lui obéit et, pendant de brèves minutes, ils purent s’entretenir à voix basse mais c’était surtout Cuauhtémoc qui parlait. Penchée sur lui, Tahena ne pleurait plus. Elle avait pris la main de son époux et la tenait appuyée sur ses lèvres et si jamais visage avait exprimé l’amour, c’était bien le sien. Celui de Cuauhtémoc fut empreint un instant d’une étrange douceur. Puis il referma les yeux et reprit son immobilité de statue tandis que Doña Marina emmenait la jeune femme dont les larmes coulaient encore sur un visage que maintenant une lumière intérieure pacifiait…
Quelques jours plus tard, après avoir demandé en vain de mourir sur la pierre des sacrifices, son cœur arraché offert au dieu solaire, le jeune empereur était vilainement pendu à la face de son peuple… Tahena vite baptisée Isabel était donnée en mariage à un familier de Cortés qui la convoitait. Quant au trésor de Montezuma, son père, il fut enfin retrouvé dans le petit lac du palais où sa fille avait connu un court bonheur…
PREMIÈRE PARTIE
CINQ SIÈCLES PLUS TARD…
1
UN BEAU MARIAGE
La basilique Sainte-Clotilde, rue Las-Cases, n’était pas – et de loin – la plus réussie de Paris. Un assez mauvais pastiche du style ogival tardif, bâtie par Ballu sur les instances de la reine Marie-Amélie qui, si elle avait posé la première pierre, ne devait jamais voir sceller la dernière en 1857. Cette église avait un petit quelque chose d’à la fois frivole et protocolaire dû, sans doute, à ce qu’elle était l’une des plus mondaines de la capitale, battant d’une courte tête ses voisines, Saint-Germain-des-Prés et Saint-Sulpice, ainsi que la Madeleine, Saint-Philippe-du-Roule ou Saint-Honoré-d’Eylau, la cathédrale Notre-Dame se situant naturellement au-dessus de la mêlée. Pour ceux que l’on y enterrait, c’était le dernier salon où l’on cause, et pour ceux que l’on y unissait, l’antichambre d’une existence de faste et d’élégance. Elle voisinait avec l’Archevêché et ses organistes, de César Franck à Charles Tournemire, étaient de ceux que l’on écoute avec dévotion.
Ce matin d’hiver, Sainte-Clotilde avait revêtu ses atours de fête en l’honneur d’un grand mariage. Un dais blanc protégeait les marches d’entrée et le tapis rouge coulait jusqu’au ruisseau.
Peu avant midi, de longues voitures brillantes déversèrent aux pieds de deux suisses rouge et or, coiffés de bicornes à plumes et armés de lourdes hallebardes, belles dames et messieurs rivalisant d’élégance. Un festival de fourrures précieuses, de robes de couturiers en vogue, de jaquettes coupées par des artistes, de chapeaux huit-reflets et de bijoux plus ou moins vrais peut-être mais tous magnifiques. On se saluait, on échangeait paroles et sourires avant d’entrer avec solennité dans l’église brasillant de mille cierges allumés et fleurie comme pour la Fête-Dieu. Ce mariage était l’événement de ce mois de février et y assister représentait une sorte de privilège, les invités ayant été triés sur le volet, donc moins nombreux qu’on ne s’y attendait. D’où un agréable sentiment d’importance. Sous le dais, un maître de cérémonie se faisait montrer les invitations. Quant à la presse, elle était parquée avec le menu peuple derrière les grilles protégeant la façade de l’église. Il faisait un froid de gueux mais l’air était sec et un soleil pâlot faisait ce qu’il pouvait.
La dernière voiture à déposer son monde fut une antique mais superbe Panhard & Levassor brillant de tous ses cuivres et de sa carrosserie qui semblait faite de laque noire. Un chauffeur âgé mais d’une tenue admirable la conduisait en majesté. Le valet de pied commis à cet effet se précipita pour ouvrir la portière mais déjà l’un des trois occupants avait sauté à terre et se retournait pour aider ses compagnes à descendre. Il y eut un frémissement chez les journalistes :
— Tiens ! fit l’un d’eux. Voilà Aldo Morosini !
— Le prince expert en joyaux anciens ? Tu es sûr ? s’exclama, excitée, une très jeune femme qui accomplissait son premier stage au Matin sous la houlette de Jacques Mathieu.
— C’est lui, le témoin, la renseigna celui-ci, et si tu veux tout savoir c’est parce qu’il est là que l’on est en train de se geler les pieds. Loin de dire que là où il passe l’herbe ne repousse plus, je peux t’assurer qu’au contraire il y a toujours quelque chose à glaner. Si Michel Berthier du Figaro n’était pas en voyage de noces, il pourrait t’en apprendre davantage : nous avons « couvert » ensemble les crimes de Versailles au printemps dernier !
— Ce qu’il est chic ! soupira l’apprentie reporter qui répondait au nom de Stéphanie Audoin. Il est marié ?
— Plutôt, oui ! Il a épousé Lisa Kledermann, la fille du banquier suisse. Une sacrée belle femme et une sacrée fortune ! Ils ont deux ou trois gosses, je crois !
Nouveau soupir :
— Il y en a qui ont vraiment tout et certains pas assez ! Mais elle n’a pas l’air d’être présente ? Qui sont les deux autres ? On dirait qu’elles se sont trompées de siècle !
— Hé ! Doucement ! Quand on prétend faire la rubrique des mondanités au journal, il vaut mieux savoir à qui l’on a affaire ! C’est le dessus du panier, cette vieille dame : la marquise de Sommières, la grand-tante de Morosini. Elle était à Versailles, elle aussi, et je peux t’assurer que c’est quelqu’un. Tu as vu son allure ? Elle pourrait s’habiller comme au temps d’Henri IV que personne ne s’aviserait de la trouver ridicule.
— Il faut dire qu’avec une pelisse, une toque et un manchon de chinchilla, ça friserait la mauvaise foi ! Tu as raison : elle est superbe ! Et l’autre ?
— Sa demoiselle de compagnie et aussi une cousine. Mlle du Plan… quelque chose. En tout cas, ce qui est sûr, c’est que ces trois-là ne semblent vraiment pas être à la noce, si j’ose dire !
En dépit des règles sévères du savoir-vivre, c’était évident pour qui savait discerner un sourire naturel d’un sourire de commande et cela tenait en peu de mots : aucun membre du trio ne voyait ce mariage d’un bon œil – trop rapide, trop mal assorti et pour tout dire vaguement inquiétant…
En recevant, un mois plus tôt à Venise, une lettre de son ami Gilles Vauxbrun lui annonçant son prochain mariage et lui demandant d’être son témoin, Aldo avait d’abord cru à une plaisanterie. D’un goût douteux d’ailleurs. Comment imaginer, en effet, qu’après avoir vu, six mois auparavant, les portes de la prison de la Petite-Roquette se refermer sur la dame de ses pensées, l’antiquaire de la place Vendôme ait pu s’enticher d’une nouvelle au point d’être prêt à la conduire à l’autel et à aliéner pour elle une fastueuse vie de garçon à laquelle il semblait tenir ? Exposé à Lisa, sa femme, le problème perdit beaucoup de son mystère. Elle avait commencé par en rire :
— Veux-tu me dire de combien d’affriolantes créatures ton ami Gilles Vauxbrun est tombé amoureux en seulement deux ans ?
— Eh bien, mais…
— On va compter ensemble. Au moment de l’affaire de la perle, il délirait pour Varvara Vassilievich, la danseuse tsigane du Schéhérazade. Cela fait une. Quand tu courais après les joyaux de Bianca Capello aux États-Unis, il a pris feu pour Pauline Belmont, Américaine, veuve d’un baron autrichien et sculpteur de talent. J’admets qu’il y avait de quoi, remarqua la jeune femme en évitant de regarder son mari, mais cela fait deux. L’an passé, il t’a embarqué dans l’exposition de Trianon qui s’est transformée en hécatombe parce qu’il était fou de lady Crawford, née Léonora Franchi, une pulpeuse Italienne mariée à un Écossais qu’il a fallu retirer de la circulation. Et de trois ! J’ouvre une parenthèse pour te faire remarquer qu’avant la Tsigane, le cœur inflammable du bon Gilles devait bien battre pour quelqu’un ?
— Pour autant que je m’en souvienne, il s’agissait d’une cliente… danoise dont j’ai oublié le nom…
— … ce qui est sans importance. Étant donné l’âge de notre Casanova, elle ne devait pas être la première. Ce qui est remarquable d’ailleurs, c’est le côté caméléon de ce cœur d’artichaut dont les feuilles prennent tour à tour les couleurs de nationalités différentes. C’est quoi, aujourd’hui ?
— Sang et or ! La brûlante Espagne ! Doña Isabel de Vargas y… quelque chose. La descendante de grands d’Espagne émigrés avec Cortés.
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