On échangea de protocolaires saluts puis Doña Luisa, estimant sans doute qu’elle en avait assez fait pour sa visiteuse, retrouva son coin de feu sans prendre la peine de la raccompagner. Dans le vestibule, celle-ci retrouva Romuald qui, en l’aidant à remettre ses fourrures, réussit à glisser un petit papier plié dans son manchon. Puis il la précéda jusqu’à sa voiture dont il ouvrit la portière et l’aida à monter sans émettre autre chose qu’un « Bonsoir, Madame la marquise » respectueux, auquel elle répondit par un signe de tête et l’ombre d’un sourire. La voiture démarra et sortit de l’hôtel. À peine dans la rue, elle alluma le plafonnier, sortit le billet, prit son face-à-main et lut :

« Une voiture est venue cette nuit, vers une heure du matin. Les deux Guardi sont partis et aussi la table à trictrac du salon Vert… »

Seigneur ! pensa Tante Amélie qui se souvenait que la table en question provenait de l’appartement de la reine au château de Fontainebleau. Est-ce que ces gens sont vraiment réels ou est-ce que je deviens folle ?

Ce fut pour cette seconde hypothèse qu’Aldo opta quand, rentrée à la maison elle le trouva associé dans une commune fureur avec Adalbert et Plan-Crépin.

— Voulez-vous me dire ce que vous êtes allée faire là-bas et sans même m’avertir ?

— Et sans moi… fit la troisième en écho.

Ce qu’Adalbert compléta d’un :

— N’était-ce pas imprudent ?

La scène se passait dans le vestibule où ils s’étaient précipités d’un élan unanime en entendant rentrer la voiture. Sans s’émouvoir, Tante Amélie les regarda l’un après l’autre d’un œil singulièrement frondeur :

— Qu’est-ce que ce comité d’accueil ? Vous êtes quoi ? Minos, Eaque et Rhadamante, les trois juges des Enfers ?… Eh bien, je vous répondrai quand j’aurai bu un verre de champagne ! Et vous, Plan-Crépin, au lieu de bêler, venez m’ôter cette toque de sur la tête !

Suivie des trois autres, elle se mit en marche en direction de son jardin d’hiver, s’installa dans son fauteuil douillet et attendit qu’on la serve. Quand ce fut fait, elle but tranquillement et soupira :

— Ah, j’en avais besoin ! Où est passée la réputation d’hospitalité des hacienderos mexicains ? Cette femme ne m’a seulement pas offert un verre d’eau…

— Ne me faites pas rire, grogna son neveu. Vous n’en auriez pas voulu ! En outre, elle a dû se demander ce que vous veniez faire chez elle ?

— Essayer d’en savoir un peu plus ! J’espérais qu’un face-à-face, sans témoins, entre…

— Grandes dames ? suggéra Aldo, caustique.

— Justement ! Car c’en est une, figure-toi ! Et authentique, j’en ai la certitude… même si son style n’a rien à voir avec l’idée qu’en Europe nous nous faisons de l’espèce. D’ailleurs, si elle porte un grand nom espagnol, je jurerais qu’il y a en elle du sang de Montezuma ou je ne sais quel empereur aztèque. Elle m’a dit qu’elle et les siens descendaient du soleil et elle se réfère davantage « aux dieux » qu’à Notre-Seigneur Jésus-Christ ! À présent, prenez un verre, asseyez-vous et écoutez-moi. Tiens, débarrasse-moi de ça ! ajouta-t-elle en tendant à son neveu le billet déplié. Romuald vient de me le remettre. Tu peux dire adieu à tes Guardi !

— Une grande dame, hein ?

— Cela ne change rien. Je la vois mal jouer les déménageurs !

— Et vous n’avez vu qu’elle ?

— Elle seule. Et Romuald ! Vous m’écoutez, oui ou non ?

— Oui ! Excusez-moi.

Le récit fut bref, concis. À l’instar de Morosini, Mme de Sommières savait raconter sans fioritures inutiles. Pourtant, elle ne put s’empêcher de revenir sur la personnalité de Luisa de Vargas. Peut-être parce qu’elle ne doutait pas un seul instant qu’elle lui eût dit la vérité. Qu’elle fût brutale, cassante, aucun doute là-dessus mais, à cause de ce tempérament abrupt, elle devait juger indigne d’elle de déguiser si peu que ce soit sa façon de voir les choses… Aldo l’observait. Il lui en fit la remarque :

— Ma parole, elle vous a séduite ?

— Pas le moins du monde ! Ce qu’elle m’inspire, c’est un certain… respect. Je la crois à la poursuite d’un rêve et sans doute prête à tout pour le réaliser. À condition qu’il soit encore possible !

— Je crois, moi, fit Adalbert, que ces gens ont décidé de mettre la main sur la fortune de Vauxbrun dans le dessein, élémentairement simple, de rétablir des finances en voie de disparition. Sinon, pourquoi l’installation précipitée rue de Lille et les objets de valeur qui en sont prélevés ?

— D’accord, reprit Aldo, mais pourquoi Vauxbrun ? Ce que je voudrais savoir, c’est qui l’a fait entrer dans le jeu. Qui est le personnage – un ami, paraît-il ? – qui l’a envoyé à Biarritz pour y rencontrer les Mexicains ? Bailey m’a dit qu’il avait voulu assister à une vente de château où il y avait des pièces intéressantes. Or le XVIIIe siècle n’est pas l’époque préférée au Pays basque. D’autre part, Tante Amélie vient de nous apprendre qu’il s’agissait plutôt de le rendre sensible au sort des Vargas, afin de les guider en quelque sorte dans leur projet de racheter la maison en question. Alors, qui a servi d’intermédiaire entre les Américains de Miguel – donc la famille ! – et Vauxbrun ?

— Bailey ne le sait pas ?

— Il ne me l’a pas dit mais…

Aldo consulta sa montre :

— Je vais l’appeler au téléphone. Il doit être encore au magasin…

Quelques minutes plus tard, il remontait mais ne cacha pas que l’on en était toujours au même point et que Bailey n’en savait pas davantage. Un soir, après avoir suivi à l’hôtel Drouot une vacation de tapis de la Savonnerie et autres éléments décoratifs de grand style, Vauxbrun était passé au magasin prévenir son fondé de pouvoir qu’on lui avait signalé une vente intéressante aux environs de Biarritz, qu’il partirait le lendemain, afin d’avoir le temps de se faire une idée avant le jour fixé, et que, comme d’habitude, il s’en remettait à lui pour les affaires courantes. Ajoutant seulement qu’il comptait descendre à l’hôtel du Palais et tiendrait Bailey au courant de la suite !

— Voilà ! Il n’en sait pas plus que nous. Quant à Gilles, qui était au départ l’homme que nous connaissons tous, sûr de lui, positif et bien dans sa peau, il n’a commencé à donner des nouvelles qu’au bout de huit jours et lorsque, enfin, il s’est décidé à téléphoner, Bailey s’est demandé ce qui avait pu arriver à son patron. Plus encore quand il l’a revu. J’avoue que le pauvre homme n’arrive pas à s’en remettre et que son flegme britannique montre des fêlures évidentes…


Le lendemain, dans le courant de l’après-midi, la voiture de livraison d’un commissionnaire assermenté déposait rue Alfred-de-Vigny un paquet cacheté de cire à l’adresse de la marquise de Sommières. Il contenait la boîte à poudre à la miniature d’Isabey accompagnée d’une carte signée de Doña Luisa de Vargas la remerciant et la priant de reprendre un présent destiné à un couple heureux et que l’on ne se sentait pas le droit de garder… Au fil de la journée, quelques coups de téléphone venus d’amis invités comme lady Mendl, les Malden ou les Vernois annoncèrent qu’à eux aussi les cadeaux venaient d’être restitués. Adalbert en venant dîner apporta son propre présent, un vase chinois Kien-Long acheté chez un concurrent de Vauxbrun et dont il fit aussitôt cadeau à une Marie-Angéline rouge de joie.

— Oh, il ne fallait pas ! Pourquoi moi ?

— Ce n’est pas mon style, fit l’égyptologue. Seuls les vases canopes ont droit de cité chez moi et je parie qu’il ira à merveille chez vous. Et puis vous méritez bien un petit cadeau par-ci par-là. Depuis le temps que vous nous aidez ! Voilà qui est fait !

Il ajouta à sa confusion en lui plaquant un baiser sur chaque joue puis se tourna vers Aldo.

— On dirait que tu as droit à un régime spécial ? Ou bien tes Guardi sont-ils revenus ?

— Tu peux constater que non. Si Romuald a signalé qu’on les avait emportés, ce n’était pas pour me les rendre…

— C’est bizarre tout de même !

— Pas tant que ça, dit soudain Marie-Angéline qui, serrant son précieux vase sur son cœur, s’apprêtait à l’emporter dans sa chambre, surtout si l’on part du principe qu’en réalité c’est vous que l’on vise à travers votre amitié pour Gilles Vauxbrun.

— Moi ?

— Vous ! La mémoire universelle des joyaux, l’homme qui a su reconstituer le Pectoral du Grand Prêtre. S’il n’y avait ce collier d’émeraudes dont on ne sait plus trop s’il est bénéfique ou maléfique, je pencherais pour une simple escroquerie destinée à s’attribuer la belle fortune d’un pigeon particulièrement dodu, naïf et toujours à la recherche de l’amour absolu. Mais il y a les émeraudes et, comme par hasard, c’est vous le témoin du marié envolé !

— … avec le collier, ne l’oubliez pas. Qu’est-ce que j’y peux tant que l’on ne retrouve pas Vauxbrun ?

— Et si ce n’était pas le vrai ?

Le mot tomba tel un pavé, générant un soudain silence. Tante Amélie le rompit la première :

— Y aurait-il dans ce vase le génie de la lampe d’Aladin ? On dirait qu’il vous inspire de drôles d’idées ?

— Elle pourrait avoir raison, commenta Adalbert. Qu’en dis-tu, toi ?

Aldo prit le temps d’allumer une cigarette, d’en tirer une longue bouffée :

— Que tout est possible dès l’instant où il y a sur le tapis des pierres exceptionnelles. Tu le sais comme moi. Mais comment extirper une vérité de ce panier de crabes ?

Il n’allait pas tarder à en avoir un aperçu…


Le surlendemain, le dîner s’achevait rue Alfred-de-Vigny sur un soufflé au chocolat qu’Eulalie réussissait particulièrement et qu’elle avait jugé utile de mettre au menu afin de remonter un peu le moral de « sa » famille qui semblait en avoir le plus grand besoin. Ce n’était pas si mal pensé. Les convives, en effet, s’engourdissaient dans une suavité si délicieuse que la marquise avait décidé que l’on prendrait le café à table, contrairement à l’habitude…