— Auriez-vous des nouvelles, commissaire ?

— Oui… et je doute qu’elles vous plairont !

Une boule se noua dans la gorge d’Aldo qui se sentit pâlir :

— Vous n’essayez pas de me dire que…

Il fut incapable d’aller plus loin.

— Non, à cette heure on ne sait toujours pas où a pu passer M. Vauxbrun. Peut-être est-il déjà loin, si ce que j’ai appris se confirme.

— Et qu’avez-vous appris ?

— Cela tient en peu de mots. Don Pedro Olmedo porte plainte contre Gilles Vauxbrun. Pour vol !

Déjà Morosini était debout :

— J’ai mal entendu ?

— Non. Vous avez fort bien entendu. Il est accusé de s’être emparé d’un joyau inestimable qui est dans la famille Vargas y Villahermosa depuis des siècles.

Suffoqué, Aldo chercha sa respiration :

— Un… joyau ? Gilles Vauxbrun ? Mais les bijoux ne l’ont jamais intéressé ! Vous me diriez un clavecin ayant appartenu à la du Barry ou les boîtes à courrier du Cabinet noir de Louis XV, cela pourrait avoir une ombre de vérité, encore que Gilles soit d’une scrupuleuse honnêteté et ne se soit jamais rien approprié sans l’avoir d’abord payé ! Mais, sacrebleu, commissaire ! C’est un homme d’honneur et un expert du XVIIIe siècle ! Sa maison de la place Vendôme est connue du monde entier… et je croyais que vous le saviez ? C’est moi le spécialiste en joyaux, pas lui !

— Mais je ne l’oublie pas. Don Pedro non plus, d’ailleurs… Allons, calmez-vous ! ajouta-t-il en voyant son visiteur blanchir de colère. Et essayez de comprendre ! Dès l’instant où je reçois une plainte, contre qui que ce soit, fût-ce mon frère ou un mien cousin, je suis obligé d’enquêter ! Eh bien, où allez-vous ?

— Rue de Lille ! Pour demander des explications à ce rastaquouère et lui donner mon point de vue sur la question !

Il fonçait vers la porte. Langlois l’arrêta net :

— Vous ne l’y trouverez pas !

— Qu’en savez-vous ?

— Il est ici… Sachant comment vous réagiriez, j’ai choisi de vous mettre face à face devant moi…

— Si vous aimez la boxe, vous allez être servi !

— Pour l’amour de Dieu, essayez d’être un peu raisonnable ! Je veux pouvoir analyser les étincelles de cette rencontre mais il m’est nécessaire que vous gardiez votre sang-froid. C’est important pour moi. Me donnez-vous votre parole ?

Le ton s’était adouci jusqu’à la note amicale.

— Vous l’avez, répondit Aldo, avec un sourire contraint. J’ai cru un moment que vous aviez disparu pour faire place à votre ami Lemercier(3) !

— N’exagérons pas. Revenez vous asseoir !

— Non. Je suis plus grand que lui. C’est un avantage que je tiens à garder.

Il alla s’adosser à une bibliothèque vitrée proche de la table de travail, alluma une cigarette et attendit tandis que Langlois appuyait sur un timbre. Quelques secondes plus tard, Don Pedro Olmedo était introduit.

Il eut un haut-le-corps en découvrant, juste en face de lui, Morosini, mais ne dit rien et fit comme s’il ne l’avait pas vu. Langlois s’était levé pour l’accueillir et désigna l’un des chaises :

— Merci d’être venu, Don Pedro. Veuillez prendre place !

Quand ce fut fait, le commissaire reprit :

— Si je vous ai demandé de venir, c’est afin que vous puissiez répéter devant le prince Morosini ici présent (celui-ci salua d’une brève inclinaison du buste qu’on lui retourna !) le récit que vous m’avez fait au sujet de…

— Ne tournez pas autour du pot, Monsieur le commissaire ! J’accuse ce misérable Gilles Vauxbrun d’avoir volé notre trésor familial dans ma chambre de l’hôtel Ritz tandis que nous l’attendions à l’église Sainte-Clotilde.

Aldo haussa les épaules :

— Vous m’avez vraiment dérangé pour entendre pareille sottise, Monsieur le commissaire ? C’est bien chez vous pourtant que l’on m’a appris l’enlèvement de Vauxbrun tandis que sa voiture était engagée dans la rue de Poitiers ?

Langlois n’eut pas le loisir d’ouvrir la bouche. Le Mexicain, ses moustaches retroussées sur un rictus de dédain, lâchait :

— Enlèvement truqué ! Au lieu de se rendre à l’église, les complices de cet homme l’ont conduit au Ritz où, sous le prétexte d’un oubli de sa fiancée, il est monté à notre appartement. Il s’y est introduit, a volé le joyau et est reparti vers… on ne sait quelle destination inconnue…

Sans plus s’occuper de l’accusateur, Morosini regarda Langlois :

— C’est une histoire de fous ! Dites-moi que je rêve !

— Malheureusement non. On a vu M. Vauxbrun à l’heure indiquée.

— Qui on ? Il y est connu comme le loup blanc ; son magasin est à côté et il fréquente le Ritz, son bar et ses restaurants depuis des années.

— Je sais. Pourtant il a été reconnu par l’un des réceptionnistes à qui il a même fait un signe et par une femme de chambre. Il était en jaquette, un œillet blanc à la boutonnière, et portait son haut-de-forme…

— Je connais tout le personnel et vous ne vous étonnerez pas si je vais lui poser des questions. Encore une fois, rien n’a de sens dans cette histoire ! Follement épris de sa fiancée qu’il a épousée civilement à la mairie du VIIe arrondissement, voilà que le lendemain matin, au lieu d’aller faire sanctifier son mariage, il se fait « enlever » – par qui ? Je serais heureux de le savoir. Mon ami Vauxbrun, n’ayant rien d’un chef de bande, file au Ritz dans le but de dépouiller la famille de sa bien-aimée puis disparaît dans la nature, renonçant non seulement à la bénédiction nuptiale mais surtout à la nuit de noces…

— Vous devenez vulgaire, Monsieur, fit Olmedo.

Morosini darda sur lui un regard devenu vert de fureur contenue :

— Pas de cuistrerie, s’il vous plaît ! Quand un couple s’unit devant Dieu sans doute mais aussi devant deux cents personnes, il ne viendrait à l’idée d’aucune de ces personnes d’imaginer que, la nuit suivante, le couple en question a l’intention de s’en tenir là et de vivre comme frère et sœur. Ce n’est pas le style de Vauxbrun : il est fou de Doña Isabel ! Au point d’être en extase devant elle !

— Trop, peut-être ! laissa tomber le Mexicain. Il se peut qu’il ait craint de perdre ses moyens en face d’une telle beauté révélée. Il n’est plus jeune et pouvait redouter une défaillance. Le collier l’en mettrait à l’abri !

— Un collier magnifique, n’est-ce pas ? Et quand il l’a eu en poche, il n’a rien eu de plus pressé que de fuir le plus loin possible, abandonnant la dame de ses pensées et signant ainsi un larcin un peu trop spectaculaire ? Au fait, qu’est-ce que c’est que ce collier miraculeux qui ressuscite les vieillards ?

— Celui de Quetzalcóatl. Ce sont…

— Les cinq émeraudes porte-bonheur que Montezuma avait remises à sa fille quand elle a épousé Cuauhtémoc qui allait être le dernier empereur aztèque et qu’elle a données à Cortés pour faire cesser les tortures d’un époux adoré ?

En dépit de sa morgue, Olmedo ne cacha pas sa surprise :

— Vous savez cela, vous ?

Le policier intervint doucement :

— Le prince Morosini est un expert mondialement connu. Je crois qu’il n’existe personne sur terre qui en sache plus que lui sur les joyaux anciens, historiques, légendaires ou autres !

— Merci ! Ainsi c’est des émeraudes que nous parlons ?

— Exactement ! Elles sont inestimables et vous comprendrez… Qu’est-ce qui vous prend ! Qu’y a-t-il de drôle ?

Aldo, en effet, venait d’éclater de rire.

— Parce que j’avais raison en parlant d’une histoire de fous ! Voulez-vous que je vous dise où elles sont, vos émeraudes ?

— J’aimerais beaucoup, oui ! émit l’autre, pincé.

— Au fond de la Méditerranée, à l’endroit où a coulé pendant une nuit d’octobre 1541 la galère portant Cortés, ses deux fils et une partie de ses biens…

— Qu’est-ce qu’il faisait là ? demanda Langlois dont l’Histoire était l’une des passions. Le conquérant du Mexique en face d’Alger, ça ne va pas ensemble ?

— Oh, que si ! Vous demandez ce qu’il faisait là ? Je dirais, sa cour à Charles Quint. Celui-ci avait décidé de réduire Alger où, en l’absence de Barberousse, régnait un renégat italien surnommé Hassan Aga, devenu musulman et pirate. L’empereur avait réuni pour ce faire une immense flotte placée sous le commandement du Génois Andréa Doria et une forte armée confiée à Ferdinand de Gonzague. Cortés avait obtenu d’être du nombre des capitaines dans le but de retrouver la faveur du maître. Il était sur son déclin et le savait : trop d’ennemis de part et d’autre de l’Atlantique ! Aussi comptait-il sur sa vaillance pour le remettre en lumière mais une tempête dévastatrice s’est levée dans la nuit, a ravagé une partie de la flotte et envoyé son bateau par le fond. Lui et ses fils ont été sauvés mais ses coffres sont restés au fond de l’eau…

— Quelle idée d’avoir emporté ce collier ? fit Langlois. Ce genre de trésor s’enferme, se cache, s’enterre si nécessaire mais on ne lui fait pas courir les grands chemins. Surtout ceux de la mer qui n’étaient pas les plus sûrs !

— Il s’obstinait à le considérer comme un talisman en dépit de la malédiction dont Cuauhtémoc l’avait frappé. Au moment de son second mariage avec la belle Juana de Zuniga, il le lui avait offert mais il avait suscité la jalousie de l’impératrice et Juana l’avait prié de le reprendre en alléguant qu’il convenait mieux à un homme qu’à une femme. Depuis, il l’emportait partout avec lui en espérant avec une sorte d’entêtement le retour d’une faveur qu’il n’a jamais retrouvée. Quant aux émeraudes, vous savez à présent ce qu’il en est…

— À ce détail près qu’elles ne sont pas restées en baie d’Alger ! affirma Don Pedro qui ajouta : Je ne peux m’empêcher de rendre hommage à votre science, prince ! Je n’aurais jamais cru qu’un étranger pût en savoir si long sur notre histoire. Le collier, vous avez raison, était à bord de la galère de Cortés mais, tandis que la tempête la brisait, quelqu’un a sauvé le joyau.